Édition du 12 mars 2024

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Europe

Débats : quel soutien à la lutte du peuple ukrainien ?

Denys Pilash, socialiste ukrainien : « { La Russie ne négociera que si elle subit des défaites »}

S’exprimant depuis Kiev, Denys Pilash s’est exprimé lors du colloque « Ukraine, impérialisme et gauche » organisée par le courant Green Left australien. Green Left a publié une transcription fortement abrégée et éditée – qui a été révisée par Denys Pilash – de sa présentation, ainsi que quelques réponses aux questions soulevées lors de la discussion. Denys Pilash est politologue, militant de l’organisation socialiste démocratique ukrainienne Mouvement social (Sotsialniy Rukh). Il est membre du comité de rédaction de Commons : Journal of Social Criticism.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Nous sommes au milieu de l’une des pires tragédies de l’histoire de notre pays. Depuis l’invasion nazie [en été 1941] lors de la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine n’a jamais vu l’ampleur de la dévastation et de la terreur qui nous ont été infligées par la décision unilatérale du [président russe Vladimir] Poutine d’envahir l’Ukraine de manière brutale.

Cette invasion a dévasté des villes et des villages entiers. De nombreux endroits dans l’est et le sud de l’Ukraine ont été presque entièrement détruits. Il y a aussi des endroits autour de Kiev et Kharkiv – où les Ukrainiens ont réussi à repousser les agresseurs – où d’innombrables corps de civils ont été retrouvés, comme à Irpin, Boutcha et Izioum.

Les villes du sud et de l’est sont constamment bombardées et les infrastructures et les habitations civiles sont visées. La ville de Kiev a été visée par des centaines de missiles et de drones.

Mais le peuple ukrainien a résisté à cette agression impérialiste – une agression qui marche dans les traces des agressions impérialistes occidentales comme en Irak. Et si la Russie réussit, elle créera un précédent pour toutes les autres puissances impérialistes qui envahiront encore plus de pays.

Résistance et solidarité

Les gens ont réussi à résister à ce cauchemar, principalement grâce à la résistance très spontanée et solidaire qui s’est manifestée dès les premières minutes de l’invasion.

L’armée russe s’est heurtée à tous les types de résistance, pas seulement des gens qui résistaient avec des armes mais aussi sans armes dans les régions occupées. Il y a eu d’énormes rassemblements à Kherson et dans d’autres villes occupées, impliquant des ukrainophones, des russophones et d’autres communautés ethniques, jusqu’à ce que ces protestations soient réprimées.

Les personnes travaillant derrière la ligne de front ont également été essentielles. Des millions de personnes ont participé à l’effort humanitaire visant à aider les personnes originaires de régions déchirées par la guerre. Cette résistance a impliqué un nombre incalculable de membres de la classe laborieuse ukrainienne.

Ces personnes sont la cible de l’impérialisme russe, car il est clair que Poutine veut effacer l’Ukraine en tant qu’entité séparée.

Dans le même temps, ces travailleurs et travailleuses de première ligne sont la cible de notre propre classe dirigeante. Vous pouvez voir le capitalisme du désastre à l’œuvre en Ukraine, car la classe dirigeante saisit cette occasion pour faire passer sa doctrine de choc d’austérité néolibérale, de législation anti-ouvrière et de réduction des droits sociaux. C’est le double défi auquel le peuple ukrainien s’affronte.

La gauche

Depuis le début de l’invasion, la majorité des membres de la gauche – syndicalistes, féministes, socialistes, anarchistes – ont participé d’une manière ou d’une autre aux différents efforts humanitaires et de guerre.

Certains ont rejoint les rangs des unités de défense territoriale et des forces armées ukrainiennes en général – y compris les anarchistes anti-autoritaires ont créé leurs propres unités au sein de l’armée. Le Mouvement social (Sotsialniy Rukh) a des camarades dans l’armée, aux côtés de nombreux syndicalistes qui se sont portés volontaires ou ont été enrôlés.

Certains activistes, principalement des anarchistes, ont créé des réseaux tels que les Collectifs de solidarité pour aider leurs camarades de la résistance armée. D’autres s’impliquent dans le travail humanitaire quotidien pour fournir un logement, de la nourriture et une assistance à ceux et celles qui en ont besoin.

En tant que Mouvement social, nous avons cherché, parallèlement à ce travail humanitaire, à mettre en avant des revendications politiques qui reflètent les besoins de la population ukrainienne en temps de guerre, tout en les reliant à un programme plus large et global pour un monde plus égalitaire.

C’est pourquoi nous mettons en avant des revendications telles que l’annulation de la dette de l’Ukraine. La dette est un problème qui touche l’Ukraine, en tant que pays périphérique d’Europe de l’Est, tout comme elle frappe de nombreux pays du Sud.

Nous défendons également la nécessité d’une reconstruction de l’Ukraine plus orientée vers le social, l’égalité des sexes et la justice écologique, une reconstruction qui ne soit pas faite dans l’intérêt d’une poignée de capitalistes nationaux et transnationaux, mais au profit de la majorité des couches laborieuses. Cela inclut des revendications pour la protection des travailleurs et travailleuses et la création d’une économie renouvelable et durable.

L’extrême droite

L’extrême droite ukrainienne est très présente dans les médias pro-russes, mais aussi dans de nombreux médias pro-ukrainiens qui la glorifient. On parle beaucoup d’Azov, un régiment relevant du ministère de l’Intérieur. Le récit de la défense de Marioupol était centré sur Azov, bien que les fusiliers marins et d’autres unités ukrainiennes aient constitué une part non négligeable des défenseurs de la ville.

Mais si nous examinons le rôle du nationalisme d’extrême droite dans la résistance ukrainienne actuelle et que nous le comparons à celui joué il y a huit ans, en 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée et déclenché la guerre dans le Donbass, l’extrême droite n’est plus aussi importante qu’auparavant.

En effet, des personnes d’origines diverses ont rejoint la résistance, de sorte que l’extrême droite n’a pas la capacité exclusive de se présenter en premier défenseur de l’Ukraine. Vous avez des gens de tous horizons qui ont rejoint les rangs des forces armées : des habitants de toutes les régions ukrainiennes, des juifs, des musulmans, comme les Tatars de Crimée, des émigrés biélorusses, des Roms qui sont probablement les plus déshérités et exclus de la société ukrainienne.

Nous avons deux tendances : une qui penche davantage vers une vision ethno-nationaliste de l’Ukraine, et une autre qui embrasse une Ukraine pluraliste et multiculturaliste.

Cela a été évident lors des dernières élections présidentielles [1er tour 31 mars 2019, 2e tour 21 avril], lors desquelles [Petro] Porochenko s’est présenté sur une plateforme nationaliste conservatrice, tandis que [Volodymyr] Zelensky a promu une plateforme plus inclusive et anti-nationaliste. Zelensky a battu le président sortant, remportant 73,2% des voix au second tour. En général, les opinions d’extrême droite sont rejetées par la société ukrainienne.

Russophones

Des millions de russophones, y compris parmi ceux qui étaient autrefois pro-russes, ont perdu la confiance en tout ce qui est associé à la Russie.

De nombreux russophones ont voté pour Zelensky et se sont prononcés en faveur d’un processus de paix. Au cours de la première année de sa présidence, Zelensky a pris des mesures pour négocier une paix durable. Mais Poutine était très réticent, affirmant qu’il ne parlerait qu’avec Washington, comme si les Ukrainiens n’existaient pas.

Poutine a cherché à éviter toute forme de négociation directe et a ensuite opté pour l’invasion en février 2022. Evidemment, lorsque vous êtes la cible des bombes et des missiles russes, les sentiments pro-russes que vous pourriez avoir ont tendance à se dissiper.

Bon nombre des villes les plus dévastées avaient une population majoritairement russophone. Elles ont été rasées par l’armée russe qui prétendait protéger la population russophone.

La majorité des russophones dans les parties de l’Ukraine qui ont été récemment occupées rejettent clairement l’occupation. On peut le constater par la participation des russophones à l’effort de guerre.

Une guerre par procuration ?

Les victimes d’une agression ont le droit légitime d’obtenir les armes dont elles ont besoin pour se défendre, même si elles peuvent provenir de sources peu recommandables. Regardez les Kurdes, qui ont été soutenus par les Etats-Unis à un moment donné, puis abandonnés par eux.

Au vu de cet exemple, nous devons comprendre que les puissances impérialistes qui soutiennent les mouvements de libération le font pour des intérêts pratiques, et non parce qu’elles ressentent une sorte de solidarité. Nous ne devons pas nous faire d’illusions sur ces puissances impérialistes.

Nous ne devons pas oublier que l’Occident a été un co-responsable dans la consolidation de la nouvelle Russie capitaliste de [Boris] Eltsine et Poutine, comme il l’a été dans le cas de nombreuses autres dictatures. Tout comme l’Indonésie de Suharto, la Russie de Poutine était initialement un régime anticommuniste de droite qui a obtenu le consentement de l’Occident pour une campagne militaire brutale visant à conquérir une république périphérique [seconde guerre de Tchétchénie, 1999-2000, avec des opérations de « contre-insurrection » en avril 2009].

Mais les parallèles avec l’occupation du Timor oriental [en 1975 par l’Indonésie] ne se limitent pas au contexte des guerres de Tchétchénie. En 1999, des militants progressistes en Australie, au Portugal et aux Etats-Unis, tout en restant critiques à l’égard de l’histoire du colonialisme de leurs propres pays et de leur rôle antérieur dans le conflit, ont néanmoins exhorté leurs gouvernements et l’ONU à protéger la population et l’autodétermination du Timor-Oriental.

De même, toutes les autres victimes d’agression, y compris le peuple ukrainien, ont besoin du soutien international.

Le gouvernement ukrainien agit également dans son propre intérêt de classe [1]. A certains moments, cet intérêt coïncide avec celui de la population générale, par exemple l’intérêt partagé de préserver l’Ukraine. L’Ukraine bénéficie également d’un soutien important de la part de plusieurs pays de la région qui s’inquiètent de l’expansionnisme russe. A certains moments, cet intérêt coïncide avec les intentions des capitaux occidentaux qui veulent ouvrir le pays à leurs entreprises [voir les articles sur les rapports économiques entre la Suisse et l’Ukraine publiés sur ce site les 20, 21, 22 et 23 septembre 2022].

Et à certains moments, les intérêts du capital occidental et des puissances occidentales ne coïncident pas, car la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, etc. ont des intérêts différents.

Mais les Ukrainiens s’offusquent lorsqu’ils sont considérés comme des sortes de mandataires, car les Ukrainiens se battent seuls. Il n’y a pas d’assistance militaire directe impliquant des personnes d’autres pays qui se battent ici. Il n’y a que des millions d’Ukrainiens qui résistent.

Ce cliché de « se battre jusqu’au dernier Ukrainien » a des parallèles avec la propagande allemande pendant la Première Guerre mondiale, qui disait que les Britanniques se battaient jusqu’au dernier Français en France. Il est désobligeant envers ces millions de personnes qui résistent délibérément aux envahisseurs.

Les Ukrainiens sont très conscients de ce qu’ils font : ils comprennent qu’il s’agit d’une menace existentielle pour leurs familles, leurs amis, leur communauté et leur pays.

Négociations

Au cours des premiers mois de la guerre, la partie ukrainienne a présenté sa proposition de négociations : essentiellement, rétablir le statu quo d’avant le 24 février et engager des négociations à long terme sur le sort du Donbass et de la Crimée en échange de la neutralité de l’Ukraine, de sa non-adhésion à l’OTAN et de la garantie mutuelle des droits linguistiques avec la Russie.

Mais les négociations se sont enlisées et la Russie s’est retirée des pourparlers parce que sa stratégie consiste à s’emparer d’autant de terres qu’elle le peut en Ukraine.

Dans ce scénario, fournir des armes à l’Ukraine, c’est – pour faire image – comme organiser un syndicat afin de forcer les patrons à négocier. Pour cela, il faut disposer d’un certain pouvoir. L’Ukraine a besoin d’une certaine force militaire pour contrer la force militaire russe et forcer la Russie à une véritable négociation.

Nous devrions ajouter que l’aide militaire et financière à l’Ukraine ne représente qu’une infime partie des budgets occidentaux et qu’il n’est vraiment pas nécessaire d’augmenter les budgets militaires pour soutenir l’Ukraine.

Nous pouvons faire la distinction entre ces deux questions : la question de la défense de l’Ukraine ne justifie en aucun cas les appétits du complexe militaro-industriel.

Il semble que le Kremlin ne sera poussé à négocier qu’après avoir subi quelques défaites. Peut-être qu’après la prise de Kherson par les forces ukrainiennes – espérons-le – cela pourra influencer la position russe.

La majorité des Ukrainiens considèrent qu’il est nécessaire de continuer à se battre pour mettre fin à la terreur et aux annexions – au moins jusqu’à ce que nous soyons en mesure de parvenir à une conclusion diplomatique raisonnable.

Car si l’Ukraine se rend, elle ne cède pas seulement ses territoires, mais aussi des millions de personnes qui se retrouveront sous occupation russe, où les massacres, les viols et autres types de violence sont monnaie courante.

[1] Dans un entretien publié par Transform Europe ! – sous la rubrique Cross-Border Talks – le 28 octobre, Vladyslav Starodubtsev de Sotsialnyi Rukh déclare : « Le gouvernement ukrainien utilise la guerre comme une occasion de promouvoir et de faire avancer son programme. Alors que toute l’attention est concentrée sur le front militaire, que le prestige du gouvernement est plus élevé que jamais (et pour cause), et que la majorité des militants et des syndicalistes se battent sur le front, ils promeuvent des mesures néolibérales extrêmes concernant la syndicalisation, le droit du travail, le pouvoir de négociation, etc. Ils font pratiquement tout pour rendre les syndicats impuissants et les travailleurs aussi précaires et faibles que possible. »
Il poursuit à propos de la place actuelle des syndicats en Ukraine : « Les syndicats sont la plus grande partie de la société civile. En même temps, ils en sont la partie la plus sous-représentée. Les travailleurs combattent au front, produisent des armes, travaillent dans la logistique et évacuent les gens. Mais ils n’ont pas de pouvoir réel ni d’institution politique. Cela crée une situation de domination antidémocratique par une minorité absolue sur une majorité absolue. Malheureusement, bien que les masses laborieuses soient au cœur de la résistance ukrainienne à l’impérialisme russe, les autorités continuent de faire passer des initiatives législatives visant à limiter leur participation au processus décisionnel, provoquant ainsi de nouveaux conflits sociaux, affaiblissant les capacités de défense et violant les droits démocratiques de la majorité afin de protéger la minorité au pouvoir. Le renforcement du pouvoir des syndicats est le seul moyen de garantir une véritable démocratie et de renforcer la défense de notre pays. Car le peuple, qui donne aujourd’hui tout ce qu’il a pour défendre sa terre, ses amis et parents, sa nation, n’a aucun pouvoir et aucune voix dans la lutte contre l’impérialisme, dont il est un acteur majeur. »
C’est ici que ressort la nécessité de la convergence d’une mobilisation pour l’autodétermination nationale contre une invasion impérialiste russe avec une bataille socio-politique pour une expression institutionnelle indépendante des intérêts de classe de la majorité populaire, ce qui implique dans le même mouvement une résistance face à une hétéro-détermination de l’avenir de l’Ukraine par les puissances impérialistes qui articulent leur projet avec l’oligarchie dominante ukrainienne. (Réd. A l’Encontre)

Denys Pilash
Article publié sur le site Greenleft, le 3 novembre 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre
http://alencontre.org/europe/russie/denys-pilash-socialiste-ukrainien-la-russie-ne-negociera-que-si-elle-subit-des-defaites.html

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