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Entretien avec Haud Guéguen, Pierre Sauvêtre et Christian Laval : le choix de la guerre civile

Haud Guéguen, Pierre Sauvêtre, Pierre Dardot et Christian Laval sont membres du laboratoire Sophiapol de l’Université Paris-Nanterre. Ils viennent de signer, chez Lux éditeur, un ouvrage qui, sous le titre Le choix de la guerre civile, propose « une autre histoire du néolibéralisme ». L’ouvrage est le reflet du travail qu’ils ont mené au sein du Groupe d’études du néolibéralisme et des alternatives. Le choix de la guerre civile complète ainsi des ouvrages que Dardot et Laval avaient publiés sur le même sujet : La nouvelle raison du monde (La Découverte 2009) et Ce cauchemar qui n’en finit pas (La Découverte, 2016).

Publié le 22 avril 2021 | site de Lux Éditeur
https://luxediteur.com/revue-de-presse/

L’écriture, à la fois précise et simple, des quatre auteurs propose une analyse qui suscite la réflexion des lectrices et lecteurs. Le choix de la guerre civile montre, en effet, qu’au-delà des variantes dans la manifestation politique du néolibéralisme, cette idéologie repose sur un certain nombre de constantes théoriques qui défont la démocratie. C’est pour mieux cerner celles-ci que Diacritik a posé quelques questions à trois des auteurs du livre, Haud Guégen, Pierre Sauvêtre et Christian Laval.

Pour commencer, il me semble nécessaire de préciser le sens de l’expression « guerre civile ».

Pierre Sauvêtre : Il faut en effet préciser d’emblée que nous n’employons pas le terme suivant ses usages les plus habituels. Le concept de guerre civile est très souvent structuré par deux couples d’opposition : la guerre civile intérieure s’oppose à la guerre interétatique extérieure parce qu’elle est l’affrontement armé entre des citoyens d’un même État, et la guerre civile s’oppose à la politique parce qu’elle est un déchaînement de violence sans règle tandis que la politique est la suspension de la violence par le règne de la loi. Hobbes voyait ainsi dans la guerre civile une « guerre de chacun contre chacun » propre à l’état de nature à laquelle l’ordre contractuel de l’État mettait un coup d’arrêt, mais dans lequel les individus retourneraient si jamais l’État venait à se dissoudre. La guerre civile et la politique étaient donc pour lui mutuellement exclusives.

Nous nous inspirons au contraire des développements de Foucault dans son cours La société punitive pour remettre en cause ces oppositions sur le cas du néolibéralisme. D’abord la guerre civile intérieure n’est pas distincte de la guerre interétatique extérieure, mais elle en est au contraire la continuité. Envisageant les efforts nécessaires pour mettre fin à la grande grève des mineurs britanniques, Thatcher établissait elle-même en juillet 1984 la continuité entre ces deux types de guerre : « Nous avons eu à combattre l’ennemi extérieur aux Malouines. Nous devons également être conscients de l’ennemi intérieur, qui est à la fois beaucoup plus difficile à combattre et beaucoup plus dangereux pour la liberté ». La guerre civile ensuite n’est pas une guerre entre individus, mais entre des collectifs qui sont constitués par sa propre mise en scène. Elle déplace ainsi sans cesse les termes de l’affrontement et la composition des groupes en lutte, ceux-ci comme ceux-là n’étant pas indépendants de la politique comme règne de la loi et du pouvoir d’État mais peuvent être au contraire constitués par lui, ou réactivés par lui s’ils sont déjà cristallisés. À cet égard, la guerre civile néolibérale, à la différence de ce que la stasis pouvait être pour les Grecs n’est pas non plus la menace permanente de dissolution du corps social qui motive la politique comme construction consensuelle de la Cité, mais elle est le produit des rapports de pouvoir et de l’exercice du gouvernement. En ce sens, nous identifions l’unité du néolibéralisme dans le mouvement pour imposer un ordre de marché par une « politique de la guerre civile » et sa variété historique comme les diverses « stratégies de guerre civile » associées à des ennemis toujours changeants (le socialisme, les syndicats, l’État social, les militants de la contre-culture, les femmes, les minorités, les précaires) par lesquelles il a tenté d’asseoir cet ordre dans des contextes historiques toujours spécifiques.

Il ne s’agit donc pas d’une véritable guerre ?

Pierre Sauvêtre : Si nous ne concevons pas la guerre civile comme l’affrontement armé entre deux fractions de la population, nous ne donnons pas pour autant au terme de « guerre » un sens métaphorique. Ce terme vise bien à mettre en évidence la violence physique ouverte à laquelle les gouvernements néolibéraux peuvent avoir recours pour neutraliser ceux qu’ils constituent comme leurs ennemis. Le cas du Chili de Pinochet est évident, celui de la répression des Gilets jaunes ne l’est pas moins. De manière générale, ce terme renvoie aussi à la militarisation croissante des appareils répressifs et des méthodes de répression intérieure des mouvements sociaux. Mais ces guerres sont inséparablement « civiles », et ce en deux sens distincts. D’une part, parce qu’elles ne mobilisent pas uniquement des moyens militaires, mais aussi politiques, juridiques ou culturels pour affaiblir leurs ennemis – songeons sur le plan juridique à la pratique de plus en plus répandue du lawfare ou sur le plan des valeurs culturelles aux récentes attaques sur l’« islamo-gauchisme » et la « non-mixité ». Et d’autre part, parce qu’en s’appuyant sur la logique de la constitution d’un ennemi intérieur, elles rassemblent autour d’elles des coalitions sociales dont les affects sont mobilisés par ces guerres sans qu’elles entretiennent pour autant aucun lien d’intérêt avec les objectifs de sécurisation du capitalisme propre au néolibéralisme.

Vous analysez avec précision les discours des principaux théoriciens du néolibéralisme. Je cite, parmi ceux-ci, Ludwig von Mises et, bien sûr, Friedrich Hayek. Vous montrez, pour ce dernier, son rôle auprès de Pinochet et Margaret Thatcher. En fait, on comprend que le néolibéralisme s’oppose d’abord et avant tout au peuple.Vous parlez même de démophobie. Que faut-il entendre exactement dans cette expression ?

Haud Guéguen  : Une certaine légende politique voudrait que le néolibéralisme soit cette doctrine qui, en s’opposant à toute forme d’interventionnisme étatique et en faisant droit à la liberté individuelle et au libre-marché, soit une défense de la démocratie contre les tendances totalitaires de l’Etat. Parler de « démophobie », c’est au contraire rappeler cette dimension centrale du néolibéralisme doctrinal aussi bien que gouvernemental qu’est sa profonde méfiance à l’endroit du peuple comme à toute forme de démocratie illimitée. Dans un ouvrage de 1929 significativement intitulé « La mystique démocratique », Louis Rougier posait ainsi une distinction entre deux formes de démocratie qui allait devenir cardinale pour l’ensemble des courants néolibéraux : la distinction entre une démocratie fondée sur la notion de « souveraineté populaire » ne pouvant selon lui que conduire au « totalitarisme », et une démocratie « libérale » qui, fondée sur la limitation des pouvoirs des gouvernements, vise au contraire à empêcher tout empiètement des masses sur l’ordre du marché. Des ordolibéraux à Hayek, Mises, Lippmann et aux partisans du Public choice, il s’agit là en effet d’un point d’accord fondamental pour l’ensemble des théoriciens néolibéraux, comme le révèle la façon dont l’ensemble de ces courants ont été amenés à saluer le coup d’État militaire de Pinochet en 1973. À savoir cette idée que l’ordre de libre-concurrence que requièrent l’existence et le fonctionnement du marché n’est possible qu’à la condition d’une neutralisation radicale du pouvoir des « masses » entendues, suivant un véritable lieu-commun de la mouvance conservatrice, comme incultes, avides et incapables par conséquent de se gouverner elles-mêmes. Lorsque, dans Droit, législation et liberté, Hayek explique que si la véritable valeur de la démocratie est de protéger « contre l’abus du pouvoir », cette dernière ne saurait toutefois en représenter « la plus haute valeur politique » et qu’« une démocratie sans limites pourrait bien être quelque chose de pire que des gouvernements limités autres que démocratiques », il ne fait ainsi qu’exprimer cette conviction néolibérale que la démocratie n’a de valeur que toute relative : la démocratie libérale n’est qu’une option parmi d’autres plus ouvertement autoritaires, comme la dictature, ce qui compte étant essentiellement de parvenir à interdire tout projet de régulation de l’ordre du marché au moyen de sa constitutionnalisation ou de ce que, dans cet ouvrage, nous avons proposé d’appeler un « constitutionnalisme de marché ».

Il est, cependant, important de noter que cette opposition principielle à toute forme de souveraineté populaire s’est d’emblée accompagnée d’une importante réflexion stratégique sur les moyens de gagner l’adhésion du peuple de façon à pouvoir, pour ainsi dire, retourner le peuple contre lui-même. La principale caractéristique des masses étant, aux yeux des néolibéraux, d’être incapables de penser par elles-mêmes, tout l’enjeu est que des hommes d’élite parviennent à les diriger de façon à neutraliser ou à désactiver le danger démocratique. Toute la réflexion de Walter Lippmann sur le rôle des experts dans la construction de l’opinion publique à partir des années 1920 s’inscrit très précisément dans cette problématique stratégique dont on voit qu’elle n’a rien perdu en actualité.

Votre livre s’oppose donc à un certain nombre de lieux communs qui concernent le néolibéralisme. Parmi ceux-ci, on trouve celui du désengagement de l’État. Le néolibéralisme signifie-t-il un désengagement de l’État ou une redéfinition de son engagement par rapport à la société ?

Pierre Sauvêtre : Une des idées centrales qui se trouvaient déjà dans La nouvelle raison du monde, et qui est renforcée dans le présent livre, est que le néolibéralisme opère une rupture majeure sur la question de l’État avec le libéralisme et sa conception d’un État minimal non-interventionniste. L’idée que le monde actuel serait caractérisé par le désengagement de l’État et uniquement dominé par le marché mondial et le poids des multinationales – l’hypothèse de l’« ultralibéralisme » – est contredite par toutes les propositions intellectuelles des néolibéraux comme par l’intervention massive et permanente des États-nations dans les sociétés contemporaines, ce que la montée en puissance d’un néolibéralisme nationaliste et la crise de la covid-19 n’ont fait récemment que renforcer encore.

Dans La nouvelle raison du monde, il était déjà précisé en quoi la conception néolibérale de l’État reposait dans son rapport à l’économie sur un interventionnisme spécifiquement néolibéral diamétralement opposé à l’interventionnisme de type social et redéfinissant complètement la relation entre la société et l’État. Alors que l’interventionnisme social faisait de l’État un moyen de coordination des demandes sociales pour réguler le marché, l’interventionnisme néolibéral consiste au contraire à façonner les institutions et la société pour l’adapter au marché. Il se décline en un interventionnisme juridique qui vise à faciliter le fonctionnement du marché en se fondant sur la norme de la concurrence, un interventionnisme managérial qui transforme les services publics sur le modèle de l’entreprise et un interventionnisme sociétal qui entend faire de chaque individu un « entrepreneur de soi-même » pour reprendre la formule de Foucault. Dans cette conception, l’État n’est plus un outil démocratique pour la société, mais un souverain qui façonne une société de concurrence pour le marché.

Dans Le choix de la guerre civile, nous revenons sur l’envers négatif de cet interventionnisme constructif de l’État néolibéral, à savoir la conception d’un « État fort » d’abord théorisé par Carl Schmitt et repris par tous les fondateurs du néolibéralisme. Afin que l’interventionnisme néolibéral puisse agir pour réaliser l’intégration complète de la société au marché, il faut corrélativement une action pour protéger le marché des demandes démocratiques de justice sociale. C’est le rôle dévolu à l’État fort qui se conçoit comme un État au-dessus de la société et de la démocratie, et en aucun cas subordonné à elles, et qui doit par tous les moyens empêcher les masses d’avoir prise sur le sort de l’économie. Il est donc étroitement lié à la « démophobie » néolibérale et est fait pour combattre la « rage démocratique » comme le dit Röpke. Les tâches principales que les néolibéraux lui assignent sont le démantèlement de l’État social, le refus de céder sous la pression des intérêts sociaux, l’usage de la violence contre ceux qui portent atteinte au fonctionnement du marché et la mise en place de la dictature lorsque la survie de l’économie libre est menacée. La mise en place d’un ordre juridique et institutionnel de garantie du marché et la violence d’État contre la démocratie et la société sont les deux faces complémentaires qui dessinent les contours de l’État néolibéral.

Cela signifie donc un État fort, limité à ce qu’on pourrait nommer une sorte de police juridique générale. Accepteriez-vous cette expression ?

Pierre Sauvêtre : Comme on vient de le voir, l’État fort ne se limite pas à une dimension juridique, il s’agit d’une conception du maintien de l’ordre politique et social, et donc plutôt de l’État policier censé soutenir l’armature juridique du néolibéralisme qui place à son sommet le droit privé. Alexander Rüstow écrivait ainsi : « Dès le départ, nous assignons à l’État fort et indépendant la tâche fondamentale de la police du marché pour sécuriser la liberté économique et la concurrence totale ». Par conséquent, si l’on veut parler de « police juridique », ce serait au sens des fonctions de police nécessaires à la préservation de l’ordre juridique du marché. Cependant, on pourrait se demander si la situation contemporaine ne va pas au-delà d’une « police de marché » ou d’une « police juridique » entendue en ce sens, lorsque par exemple nous évoquons dans le chapitre 10 du livre la forme contre-insurrectionnelle qu’a prise ces dernières années la politique du maintien de l’ordre, comme l’a révélé notamment le traitement des Gilets jaunes. Ce à quoi on assiste, avec les dispositions sur l’interdiction de l’occupation des campus universitaires du projet de loi LPR ou la loi de Sécurité globale, c’est à la formation d’un droit contre-insurrectionnel qui se saisit des situations de guerre civile elles-mêmes activées par les gouvernements pour rendre illégale à l’avenir toute contestation. Plutôt que d’une « police juridique », on pourrait parler d’un « droit policier du marché » qui est en train de prendre forme.

La haine du peuple, que nous avons évoquée tout à l’heure, n’est-elle pas maquillée par le vocabulaire et par l’utilisation de la communication ?

Christian Laval  : Ce que montrent les textes théoriques que nous citons et dans lesquels les auteurs de référence font l’aveu de leur démophobie, c’est une peur panique des masses, c’est la terreur devant le danger qu’elles représenteraient si un jour elles s’avisaient de penser par elles-mêmes et de vouloir imposer des politiques et de fabriquer des institutions qui leur seraient plus favorables et sur lesquelles elles exerceraient un contrôle. Cette démophobie est maquillée par un discours de disqualification des masses. Il est assez évident qu’un responsable politique ne peut ouvertement dire ce que les théoriciens néolibéraux peuvent avouer dans leurs livres, il ne peut répéter dans les mêmes termes ce que Mises, Rougier ou Hayek pensent, d’ailleurs assez crûment, des masses, de leur incapacité à respecter les lois les plus fondamentales de la vie économique : la liberté d’entreprendre, la propriété, la concurrence. Aussi les gouvernants doivent-ils user d’un langage plus euphémisé qui est celui des experts, des technocrates, des scientifiques. La communication officielle des pouvoirs, et c’est sans doute Lippmann qui l’a le mieux expliqué, a évidemment une tâche bien complexe puisqu’elle doit convaincre « l’opinion publique », idéalisée dans un régime qui se veut démocratique, qu’elle ne doit pas prendre le pas sur l’expert qui sait mieux qu’elle ce qui est bon pour la société. L’art politique du néolibéralisme consiste donc à disqualifier les masses, et à discréditer tout ce qui irait dans le sens de l’intérêt du plus grand nombre, mais sans pouvoir le dire ouvertement, ou directement. On en a un bon exemple avec l’usage disqualifiant du terme de « populisme » aujourd’hui. En France, cela ne date pas d’aujourd’hui. L’un des premiers gouvernements à se revendiquer du néolibéralisme, au temps de Giscard d’Estaing, était celui de Raymond Barre, le « premier économiste de France ». Il s’agissait alors de gouverner selon les lois scientifiques de l’économie, et elles seules. Ce que nous montrons dans notre livre, c’est l’existence d’un autre aspect de la communication politique qui accompagne les stratégies néolibérales, ce que Stuart Hall avait analysé en Angleterre comme le « populisme autoritaire » de Thatcher. On le voit, il s’agit de comprendre la communication néolibérale comme une articulation entre un discours expertocratique et un discours aux relents populistes, mais un populisme très particulier, de type traditionnaliste, nationaliste, voire communautariste.

Faut-il comprendre que Trump et Biden sont deux faces finalement assez proches d’une même monnaie ?

Haud Guéguen : Que Trump et Biden soient comme les deux faces d’une même monnaie néolibérale – ce qui est en effet l’une des thèses que nous développons dans cet ouvrage – n’implique pas pour autant qu’il faille voir entre eux une proximité entendue en ce sens précis que les différences qui les séparent ne seraient en réalité qu’illusoires. Cela suppose à nos yeux de reconnaître au contraire comme une caractéristique majeure du néolibéralisme contemporain sa plasticité : soit, donc, sa capacité à épouser des formes politiques aussi bien que des styles, rhétoriques et manières de gouverner extrêmement diverses. Or, ce que nous avons de ce point de vue cherché à analyser dans l’ouvrage, c’est la façon dont l’entreprise de démantèlement de l’Etat social au moyen d’un Etat fort garant de l’ordre du marché pouvait tout autant s’accommoder d’une rhétorique réactionnaire et « populiste » fondée sur les valeurs conservatrices de la famille, de la religion et de la communauté nationaliste (comme c’est le cas avec des figures comme Trump, Bolsonaro ou Orban) que d’une rhétorique progressiste et globaliste axée sur la méritocratie et l’émancipation individuelle (comme c’est le cas avec des figures comme Macron, Merkel ou Biden). Il s’agit là, si l’on veut, de deux options stratégiques dont l’un des effets principaux est d’être ainsi parvenues à saturer l’espace politique des possibles, tout se passant comme si l’alternative se réduisait aujourd’hui au choix entre ces deux versions du néolibéralisme que sont sa version conservatrice et sa version moderniste. Or si cela implique de refuser de raisonner dans les termes de l’opposition entre un libéralisme attaché aux valeurs de la démocratie et des droits individuels et un illibéralisme populiste, cela implique simultanément de refuser l’idée selon laquelle il conviendrait de voir dans les gouvernements d’un Trump ou d’un Bolsonaro quelque chose comme une sortie du néolibéralisme (un « Frankenstein » du néolibéralisme suivant l’hypothèse de Wendy Brown) ou la résurgence d’un « libéralisme autoritaire ». En mettant l’accent sur l’accord fondamental de ces deux options concernant le projet de réaliser une pure société de marché, une telle lecture suppose bien plutôt de comprendre ce qui nous apparaît comme l’un des phénomènes politiques majeurs des dernières décennies. A savoir ce dédoublement du néolibéralisme gouvernemental en une version réactionnaire de droite et une version moderniste de gauche et la façon dont, à partir des années 1990, celui-ci a permis de déplacer l’opposition politique sur le seul terrain des valeurs – ce que les Anglo-saxons désignent sous la catégorie des « guerres culturelles » (culture wars) et qu’on propose ici de rattacher à une guerre des valeurs.

Si la version réactionnaire se réapproprie ce faisant des thématiques conservatrices qui ont joué un rôle central dès l’élaboration du projet de rénovation du libéralisme tout en en exploitant le ressentiment de classes populaires abandonnées par les gauches de gouvernement, la version moderniste présente pour sa part cette spécificité d’être parvenue à capter les revendications de la culture-culture des années 1960 en les séparant de la critique du capitalisme dont elles étaient initialement solidaires. Construire ou imaginer une alternative réelle au néolibéralisme, cela suppose donc aujourd’hui de réfléchir aux liens étroits que le projet émancipateur se doit d’entretenir à un projet d’égalité radicale.

Même si certains théoriciens sont compromis avec le fascisme italien ou avec le Chili, vous faites bien attention de ne pas assimiler fascisme et néolibéralisme. Vous affirmez notamment que la principale différence concerne la stratégie pour conserver le pouvoir. C’est bien cela ?

Christian Laval : Ce n’est pas tout à fait cela. Nous faisons confiance aux gouvernements néolibéraux pour utiliser toutes les méthodes à leur disposition pour rester au pouvoir afin de défendre l’ordre de marché et même l’étendre à toutes les relations sociales, à toutes les institutions. Y compris donc la violence ouverte, la répression contre les opposants, les lois les plus liberticides. On ne comprendrait pas le recul quasi universel des libertés dans le monde si on ne comprenait pas le lien qu’il a avec la nécessité pour les gouvernants de soumettre les populations à la grande loi du monde, et ceci par tous les moyens. Mais s’agit-il du « fascisme » historique tel qu’on l’a connu entre les deux guerres ? N’y a-t-il pas une confusion trop vite faite entre des « méthodes fascistes », des logiques fascistes, des bandes fascistes, disons même un style fasciste de manipuler les foules, comme on a pu les voir à l’œuvre aux Etats-Unis, au Brésil ou ailleurs, et le fascisme historique ? Certains auteurs que nous discutons dans le livre parlent de « fascisme néolibéral », ou de « néolibéralisme fasciste ». Nous insistons, de notre côté, sur un point : le néolibéralisme est porteur d’une violence contre la société du fait même qu’il est un projet politique de transformation de cette société qui ne suppose pas, c’est le moins qu’on puisse dire, le consentement éclairé, lucide, réfléchi de cette société quant aux buts et aux conséquences de cette transformation. Mais ce projet politique n’est pas celui du fascisme historique, même s’il peut utiliser les méthodes « autoritaires » qui lui ressemblent. La tâche n’est pas de jouer sur des ressemblances et des analogies, mais de cerner la singularité historique du néolibéralisme en tant qu’ensemble de stratégies visant à instaurer l’ordre de marché, à le protéger et à l’étendre. Sous cet angle, on doit convenir qu’on est assez loin du projet fasciste de contrôle total de la population dans des organisations de masse, de soumission de toutes les institutions à l’État-parti, de conquêtes territoriales du peuple supérieur pour élargir son espace vital, et surtout de l’absorption de l’économie dans l’État total. Nous n’excluons pas, cependant, qu’une forme nouvelle de fascisme puisse pointer à l’horizon par l’exacerbation des tensions et des frustrations engendrées par la logique du néolibéralisme. La fin du projet néolibéral ne sera pas forcément ce qu’on en espère.

Quelle place occupent Macron et son équipe dans cette stratégie ?

Christian Laval  : Il y a incontestablement un « cas Macron » qui est en lui-même très intéressant d’ailleurs. La grande question pour les gouvernants aujourd’hui est de savoir comment continuer à gouverner selon la même logique de transformation de la société et même de savoir comment la pousser plus loin, alors même qu’on voit de plus en plus clairement que les conséquences du néolibéralisme sont supportées par les fractions les plus pauvres et les plus vulnérables de la population, comme par de larges fractions de ce qu’on appelle les classes moyennes, notamment celles qui ont besoin des services publics et des mécanismes de redistribution sociale pour se maintenir à flot. Le style bonapartiste de Macron, qui a su parfaitement utiliser les leviers les moins démocratiques des institutions françaises et exploiter à son profit les occasions offertes par la crise de la représentation politique, a permis de constituer en France un « bloc néolibéral » composé d’élus de droite et de gauche que plus rien n’opposait à vrai dire depuis longtemps. Macron est allé jusqu’au bout de l’adaptation de la social-démocratie, dont il est issu, à la domination néolibérale. Sa réussite tient d’abord à sa volonté de dissoudre entièrement la gauche « socialiste » dans le bain d’acide du néolibéralisme. Mais ce n’est pas tout. Son cynisme l’a convaincu de jouer tous les jeux à la fois : le jeu du populisme dégagiste, celui du verticalisme jupitérien et de la République casquée, celui de l’expertise scientifique économique et même épidémiologique, celui du globalisme anti-nationaliste, et maintenant celui de l’extrême droite xénophobe et anti-intellectuelle. C’est un peu comme si toutes les figures possibles du néolibéralisme se retrouvaient chez le même homme. « Je suis Oiseau : voyez mes ailes (…) Je suis Souris : vivent les Rats ». La « chauve-souris » macronienne illustre bien la plasticité du néolibéralisme dont nous parlions à l’instant. L’essentiel est de ne pas s’y laisser prendre comme les belettes de la fable. La « révolution » qu’il annonçait vouloir mener dans son livre-programme en 2017 est peut-être entravée et retardée par la pandémie de la Covid, elle n’est pas abandonnée, et elle est d’une inspiration néolibérale pur jus.

Le dernier chapitre de votre ouvrage est, disons, plus lyrique. Il montre qu’on peut opposer à cette guerre civile « une stratégie d’égalité et de démocratie ». Il y a donc autre chose que l’angoisse au monde, aujourd’hui… ?

Haud Guéguen : Après nous être efforcés d’analyser de manière pour ainsi dire clinique ou chirurgicale les diverses stratégies déployées par le néolibéralisme doctrinal aussi bien que gouvernemental, il nous paraissait en effet décisif que la conclusion de l’ouvrage ne se contente pas d’en opérer la critique mais s’attache, de façon plus positive ou propositionnelle, à esquisser les grands traits de ce que pourrait signifier une alternative réelle au néolibéralisme aujourd’hui. En nous tournant du côté des expérimentations qui, comme ce fut le cas lors de la Commune, se sont données pour ambition d’opposer la « révolution » à la « guerre civile » – et de ne donc pas jouer le jeu de la division du peuple contre lui-même -, il s’agissait en ce sens de faire pleinement droit à cet exercice d’imagination consistant à sonder les luttes et pratiques contemporaines au point de vue des possibles et utopies réelles qui s’y élaborent, permettant ce faisant d’entrevoir les contours d’un ordre social alternatif à celui du marché. A l’utopie néolibérale d’une pure société de marché, désormais en passe de devenir pleinement réelle, opposer donc une utopie alternative assumant la promesse d’émancipation politique, sociale et individuelle que le néolibéralisme s’est précisément donné pour projet de désactiver en réduisant le signifiant de la « liberté » à sa signification strictement économique.

Or s’il convient à cet égard de revivifier le sens plénier de la liberté entendue au sens de l’autonomie ou de l’autogouvernement, ce qu’il convient d’opposer à la stratégie anti-égalitaire et antidémocratique qui est constitutive du néolibéralisme, c’est conséquemment ce que nous avons en effet proposé de définir comme une stratégie d’égalité et de démocratie radicale. En utilisant une telle expression, il ne s’agit toutefois pas de réhabiliter de façon purement abstraite les idéaux normatifs contre lesquels s’est construit le projet néolibéral, en ce que ce dernier se fonde sur ce qu’on pourrait, en s’inspirant de Rancière, appeler une « présupposition d’inégalité ». Il s’agit plus radicalement de se rendre attentif à la façon dont, sur le plan écologique, social et sanitaire comme sur le plan des mouvements féministes, l’ensemble des luttes contemporaines nous invite à ne pas séparer l’exigence de liberté d’une exigence d’égalité, que ce soit en termes de participation aux processus de délibération et de décision politiques ou que ce soit en termes d’accès aux ressources et aux services collectifs. Si la conjoncture actuelle ne peut indéniablement qu’apparaître effroyable à maints égards, l’unique façon de ne pas s’enfermer dans la « mélancolie de gauche » est en effet de prendre au sérieux la façon dont, loin d’être uniquement réactives, les luttes contemporaines sont aussi des espaces où s’invente une autre logique stratégique ou rationalité que celle du néolibéralisme – rationalité que, comme nombre d’acteurs sociaux et de théoriciens, nous proposons de rattacher à celle du commun et que le présent livre invite ainsi à lire simultanément comme une stratégie anti-guerre civile.

Alexis Pelletier, Diacritik, 22 avril 2021

Christian Laval

Chrsistian Laval est docteur en sociologie, est membre du GÉODE (Groupe d’étude et d’observation de la démocratie, Paris X Nanterre/CNRS)[1] et du Centre Bentham[2]. Il est aussi chercheur à l’Institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire et membre du Conseil scientifique d’Attac. Il figure également parmi les auteurs d’ouvrage comme "La nouvelle école capitaliste" (La Découverte), "La nouvelle raison du monde" (La Découverte) et de "Marx, prénom Karl" (Gallimard).

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