Édition du 16 avril 2024

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Syndicalisme

Front commun : Analyse de l’exécutif du Syndicat du Personnel Enseignant du Collège Ahuntsic des demandes soumises à la consultation

Au printemps dernier, un document de consultation sur nos demandes était officiellement lancé par le Front commun syndical 2015. Celui-ci réunit la Confédération des Syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé (APTS) et le Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ).

D’entrée de jeu, il faut saluer cet exercice de consultation par lequel chaque syndicat est invité à se prononcer sur nos demandes tout en disposant de plusieurs mois pour le faire. Il reste à espérer que ce processus mènera vraiment à des ajustements et à des amendements et que cette mise à contribution de la base sera aussi valorisée au fur et à mesure que les négociations avanceront.

On doit aussi souligner plusieurs éléments intéressants dans l’analyse présentée par le Front commun. Les effets de l’ouverture au privé, de la sous-traitance et des partenariats public-privé sont bien mis en évidence. De plus, la prolifération de mécanismes de contrôle minant notre autonomie professionnelle fait, à juste titre, partie de l’argumentaire et des demandes soumises à la consultation. Au collégial, nous avons déjà à lutter contre les mécanismes « d’assurance qualité » et nous pouvons constater localement l’augmentation du nombre de cadres, d’un côté, et le resserrement des budgets, de l’autre. Hélas, dans l’ensemble, le document comporte également des lacunes importantes.

Des arguments qui concèdent davantage qu’ils ne remettent en cause

L’inefficacité du néolibéralisme et des mesures d’austérité n’est plus à démontrer : trente ans de vaches maigres, à attendre que les crédits d’impôts aux entreprises et aux plus riches se traduisent en de meilleures conditions de vie pour les classes moyenne et populaire, trente ans à nous faire dire que nous vivons au-dessus de nos moyens et à voir nos acquis sociaux et démocratiques s’éroder... Or, à la lecture du document, on constate que les arguments ne s’attaquent généralement pas à la logique économique néolibérale.

On appelle plutôt à de meilleures conditions salariales et de travail sur la base de la « pénurie et [de la] rareté de main-d’oeuvre » (p. 5), des « coûts de l’absentéisme » (p. 6) et de notre « contribution, en tant que consommatrices et consommateurs, à la relance économique » (p. 7). De même, lorsqu’on appelle à un redressement supplémentaire de nos salaires si le produit intérieur brut (PIB) dépasse 1 % (p. 12), on invite nos membres à espérer la plus grande croissance économique possible, quitte à ce que celle-ci se fasse par l’inversement d’un pipeline, par la déforestation, voire même par une plus grande présence militaire canadienne à l’étranger...

Autrement dit, il semble qu’on tente de se soumettre au cadre économique dominant pour le tourner à notre avantage, probablement en se disant qu’il est plus facile de convaincre « l’opinion publique » - si une telle chose existe vraiment...- en ne sortant pas trop du cadre. Un des responsables du Comité de coordination des secteurs publics et parapublics (CCSPP) de la CSN a d’ailleurs affirmé dans un regroupement cégep que l’objectif était de rejoindre « les plus gênés » de nos membres.

Bâtir un rapport de force en étant timides ? Voilà une stratégie très étrange
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Nous croyons au contraire que des négociations combattives doivent d’abord et avant tout stimuler notre imagination politique et ouvrir le domaine des possibles. « Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies », disait Oscar Wilde. C’est en sortant du cadre qu’on peut faire des gains. Des mobilisations massives seront possibles si elles se font en défense d’une vision des services publics, soutenue par des valeurs d’égalité et de démocratie. Pourquoi sommes-nous fiers de travailler dans les services publics ? Parce que nous participons à la réalisation de droits fondamentaux tels que le droit à l’éducation et le droit à la santé. Parce que nos milieux de travail contribuent au quotidien à une plus grande justice sociale. Parce que des services publics peuvent être contrôlés démocratiquement par la population, non seulement afin d’éviter la corruption et le gaspillage, mais aussi afin de décider collectivement de leur orientation sur la base d’autres critères que ceux relevant de l’entreprise privée. C’est aussi et surtout pour cela que nos conditions de travail doivent être améliorées : pour permettre à nos services publics d’atteindre un standard de qualité digne d’une société juste et démocratique.

Faire de la lutte à la précarité une véritable priorité

Dans le document de présentation, on affirme vouloir « exiger du gouvernement des mesures concrètes pour inverser le processus de précarisation des emplois » (p. 7). Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Difficile à dire. Alors que les demandes salariales sont chiffrées précisément, celle sur la précarité (« l’introduction de clauses de convention collective », p. 12) reste plutôt vague. Il faut nous assurer de faire de réelles avancées dans ce secteur. Le gouvernement annonce déjà que sa marge de manoeuvre financière est inexistante et parle de gel des embauches. Selon Philippe Hurteau, chercheur à l’IRIS, cela pourrait se traduire par la substitution d’emplois réguliers par des emplois précaires, lors de départs à la retraite.

Il est pourtant impératif de faire des gains permettant de garantir une sécurité d’emploi à nos collègues arrivés plus récemment. Cela aussi peut être attrayant pour les travailleurs et travailleuses, d’autant plus que la précarité et la flexibilité sont des réalités de plus en plus répandues dans l’ensemble du monde du travail. Si le secteur public peut inspirer le secteur privé, c’est bien là... Une forte sécurité d’emploi protège des aléas de l’économie, des inévitables variations dans la demande des services. Elle permet de fonder une famille sans trop d’inquiétude, de mener des projets à plus long terme, de bâtir une carrière. Elle répond aux aspirations des forces vives des mouvements percutants des dernières années : qui a lancé les Indignés en Espagne, Occupy aux États-Unis, la grève étudiante au Québec ? De manière générale, des diplômés sans emploi stable, qui craignent d’être une génération sacrifiée, des laissés pour compte. Notre demande principale doit les interpeller directement et fortement.

De la même manière, la demande en matière de conciliation famille-travail-études doit être plus concrète. Telle qu’elle est formulée, rien n’indique qu’elle nous permettrait d’obtenir davantage que ce que nous avons déjà, soit une annexe à notre convention collective qui invite les parties sectorielles, régionales ou locales à soutenir des mesures de conciliation de même qu’une clause qui suggère l’aménagement de l’horaire (mais seulement lorsque les ressources disponibles et l’organisation de l’enseignement le permettent). Il s’agit pourtant d’une préoccupation croissante pour nos membres, que ceux-ci soient jeunes parents ou proches aidants.

Une dénonciation de l’austérité... absente de nos revendications

Observons à nouveau les arguments mis de l’avant par la CSN et le Front commun pour défendre l’importance des services publics. Jusqu’à présent, ceux-ci relèvent de l’économie orthodoxe (compétitivité des salaires, par exemple), ou alors de l’humanitaire : c’est ainsi que la campagne Merci à vous de la CSN met d’abord l’accent sur notre dévouement, notre patience, notre compassion... À l’exécutif du SPECA, nous croyons qu’une mobilisation large peut être obtenue par une défense des services publics sur le terrain politique. Nous ne pourrons obtenir de gains sans nous attaquer directement au discours de l’austérité ; pour cela, il nous faut nous coaliser avec le plus grand nombre de mouvements possibles.

Dans le texte de présentation de nos demandes, on mentionne bien le « choix politique des gouvernements successifs […] de se priver de revenus » et on dénonce le fait de « privilégier la taxation à la consommation et la tarification » (p. 6) plutôt que l’impôt progressif. Mais cela ne se traduit nulle part dans les demandes soumises à la consultation. Pourtant, une demande axée sur la recherche de nouveaux revenus (par la restauration de la taxe sur le capital, par une plus forte imposition des très hauts revenus, ou par d’autres mesures telles que celles développées par la Coalition contre la tarification et la privatisation des services publics dans sa campagne 10 milliards de solutions) permettrait de déconstruire très concrètement les arguments sur la nécessité de se serrer la ceinture. Elle ouvrirait aussi la porte à la construction d’alliances plus larges avec des mouvements qui défendent des intérêts semblables aux nôtres. En effet, si le Front commun, qui représente plus de 400 000 travailleurs, n’émet aucune demande concrète à ce sujet, qui le fera ? Le rôle des syndicats n’est-il pas aussi de porter ces revendications qui bénéficieraient à tous ?

Où seront les citoyens lors de nos négociations ? Laisserons-nous l’État et les grands médias les définir comme des contribuables que l’on saigne à blanc pour répondre à nos demandes ou ferons-nous le choix de les interpeller comme partenaires dans notre lutte ? Allons-nous, comme le suggère le document du Front commun, « rallier » la population « à notre cause » (comme si ce n’était pas aussi la leur...) ou travaillerons-nous à élargir cette négociation à une lutte plus globale contre l’austérité et pour des services publics accessibles à tous et à toutes ? Pour cela, il nous faut ouvrir des discussions le plus tôt possible avec ce que le Québec compte d’organisations progressistes, afin de réfléchir à des manières d’articuler des revendications syndicales et sociales. La Coalition contre la tarification et la privatisation des services publics et le mouvement étudiant ont déjà fait du travail exemplaire à cet égard : c’est au tour du Front commun de faire sa contribution en ce sens.

Au-delà du défaitisme : contrer le recours aux lois spéciales

La fin du texte de réflexion du Front commun souligne que « certains, parfois amers des dernières rondes de négociation, risquent de nous rappeler que peu importe l’ampleur de nos actions, le résultat risque d’être décevant face à un employeur législateur. Nous aurons à combattre cette forme de défaitisme » (p. 8). Mais d’où vient ce défaitisme ? Une telle question est complexe et les réponses sont multiples ; notre époque, dans son ensemble, n’est pas rose. Néanmoins, dans le cas du mouvement syndical, un phénomène est particulièrement démobilisateur : le recours aux lois spéciales. En 2005, les négociations se sont terminées par un décret établissant de force nos conditions de travail. Plusieurs membres ayant vécu cette période se demandent donc, à juste titre :« À quoi bon se mobiliser si tout se termine par un décret ? »

Nous croyons qu’une réflexion sérieuse sur cet obstacle de taille est de mise depuis longtemps. Tout le mouvement syndical est confronté à une judiciarisation croissante. Ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire est de plus en plus encadré par des juges et des avocats. Rendons-nous à l’évidence : notre droit de grève est pratiquement inexistant. Il nous faut désormais nous battre pour améliorer les conditions dans lesquelles nous exerçons nos droits syndicaux, et cette bataille ne peut pas être seulement juridique.

La grève étudiante de 2012 est ici riche en enseignements. Lors du Printemps érable, les étudiants en grève et la population en général ont été confrontés à une loi spéciale, d’une ampleur sans précédent, qui restreignait le droit de manifester sans itinéraire préalablement annoncé aux autorités. Bien que des démarches juridiques aient été rapidement initiées, c’est une résistance politique – le mouvement des casseroles – qui a su affaiblir cette loi et sa légitimité. On a pu constater qu’une loi spéciale n’était pas un Act of God et, qu’au contraire, elle pouvait nuire au gouvernement qui l’avait fait adopter. À ce moment, le mouvement syndical a montré qu’il accusait un retard face à la partie mobilisée de la population : alors que la manifestation du 22 mai 2012 se transformait en la plus grande opération de désobéissance civile de l’histoire du pays, les centrales syndicales enjoignaient en vain les manifestants à suivre le trajet dévoilé aux autorités.

Le Front commun doit s’inspirer de ces événements et réfléchir dès maintenant aux manières de faire monter le coût politique du recours à une loi spéciale. Pour se mobiliser, les membres doivent sentir qu’il est possible d’agir pour prévenir l’adoption de ces lois et pour y résister activement advenant une adoption. Pour cela, ils doivent savoir dès le départ ce que leur centrale entend faire advenant une loi spéciale, au-delà des communiqués de presse de circonstance dénonçant un décret « inique » et « odieux ».

Le Front commun nous invite à combattre le défaitisme « en rappelant que l’histoire du mouvement syndical est marquée de grandes victoires ». À notre tour de rappeler à nos représentants syndicaux que les plus grandes victoires ont presque toujours été obtenues en défiant la loi en vigueur. Rappelons-le à nouveau : on ne fera pas de gains en étant timides.

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