Édition du 10 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Gaza après le cessez-le-feu

Ces semaines qui s’étirent depuis l’euphorie qui a suivi le cessez-le-feu entre Gaza et Israël, le 22 novembre 2012, sont lourdes de l’oppression quotidienne quand celle-ci reprend sa place au dessus des ruines et de la désolation [1]. Plus encore que le paroxysme de violence que constitue le bombardement d’une population captive, elles donnent à voir l’impasse dans laquelle s’engouffre la politique d’occupation israélienne, avec la complicité active des Etats-Unis — et celle plus ou moins larvée des gouvernements européens.

Tiré de la section Blogue du Monde diplomatique.

Sur les tas de gravats qui mouchètent le tissu urbain, de grands calicots rappellent le martyre des familles, et des drapeaux poussent jours après jours sur ce qui furent des bâtiments publics. Les cratères creusés dans les terres agricoles restent nus. Les maisons paysannes, dont les murs crevés ont laissé le passage aux engins de morts, rappellent sobrement par des posters le visage et le nom de leurs morts. Et la vie va son chemin chancelant.

Car le champ de bataille ultime est économique. Survivre, c’est la réponse obstinée de la population de Gaza.

La politique ? Elle est omniprésente. Dans les discussions, avec une certaine retenue, mais rien qui puisse dépayser un habitué des discussions politiques en France, chacun donnant facilement son appréciation, même mezzo voce. Et dans les célébrations. A deux jours d’intervalle (6 et 8 décembre 2012), le FPLP [2] et le Hamas [3] fêtaient leurs anniversaires. Manifestation centrale et rassemblements locaux pour le FPLP, avec la grande fierté d’accueillir Leila Khaled, icône de la résistance. Souriante, patiente devant l’empressement des militants tenant à être photographiés à son côté, portant fièrement sa tête nue. Unique parmi les siens de ce point de vue, à l’exception du Dr Mariam Abu Dakka, son amie de même génération et de parcours proche. L’affection des militants est palpable. L’héritage ? Si les choix idéologiques pourraient bien être générationels, à tout le moins la persistance dans la résistance est vivace.

Le Hamas donnait rendez-vous sur la grande place de la ville de Gaza, la Katiba. Manifestation populaire, des parfums de la place de la République pendant les beaux jours de luttes à Paris. Manifestation placide, beaucoup ayant amené ou trouvé une chaise pour participer confortablement. Une moitié de la place pour les hommes, l’autre pour les femmes. Ma profession d’athéisme, en réponse aux questions soulevées par ma tête sans foulard suscite protestations, kilomètres de discours, rires aux éclats, et finalement embrassades dans l’espoir commun d’une Palestine libre. Mais la manifestation profonde de la résistance de Gaza n’est pas là.

Elle est exactement dans la survie. Comme pour les bombes israéliennes et les roquettes palestiniennes, la disproportion des forces économiques entre Israël et Gaza est effarante. Mais il ne s’agit pas de marchés boursiers, ni de guerre des monnaies (la Palestine n’a pas de monnaie propre). Il s’agit de l’activité la plus quotidienne : pêcher, planter, récolter, construire et reconstruire. Et toute la force militaire et économique de l’occupant israélien peine à tuer cette obstination à exister.

L’accord de trêve du 21 novembre dernier stipulait, après l’acceptation de la fin de toute activité armée (y compris les assassinats ciblés menés par Israël) : « Les questions de l’ouverture des points de passage, de l’amélioration de la libre circulation des personnes et le transfert des biens, ainsi que de l’obligation de s’abstenir de restreindre la libre circulation des résidents des zones frontalières et de les prendre comme cible, ainsi que les procédures de mise en œuvre devront être traitées après une période de vingt quatre heures depuis le début de la trêve. » [4]. Jusqu’à aujourd’hui, aucun texte donnant un contenu à ce court paragraphe n’a été adopté ni même proposé. A la faveur de ce vide juridique, un bras de fer meurtrier oppose les professions directement concernées par les termes de l’ « accord » et l’armée israélienne.

Pour les villages que le tracé de la ligne-frontière coupe depuis si longtemps d’une grande partie de leurs terres historiques, l’établissement progressif, depuis une douzaine d’années, d’une zone d’exclusion supplémentaire de plusieurs centaines de mètres longeant cette ligne à l’intérieur même de la bande de Gaza (en flagrante violation des accords d’Oslo définissant une zone d’exclusion de cinquantes mètres de part et d’autre de la ligne), a maintenu en jachère forcée une part précieuse des cultures — cette zone d’exclusion unilatérale dite « zone tampon » correspond à 25 % des terres agricoles de la bande de Gaza. Les termes du cessez-le-feu ont été salués dans la joie, et le premier réflexe a été de se précipiter pour arpenter ces terres enfin accessibles, et pour préparer les semailles (la saison de culture est l’hiver ici, quand les températures sont douces et surtout les pluies suffisamment abondantes). Au mépris total du cessez-le-feu, ce sont des tirs israéliens qui ont accueilli les villageois, et le premier mort de l’après-bombardement a ainsi été déploré le lendemain même de la trêve. Beaucoup de fermiers ont néanmoins refusé de plier, et ont remis en culture les jachères de la zone tampon. Refluant sous les tirs nourris, revenant dès que les jeeps militaires s’éloignent, réparant les tracteurs prioritairement pris pour cible, ils ont ensemencé en blé quelque quatre-vingt-dix hectares [5]. La jachère se couvre d’un fin duvet vert.

La violence déclenchée contre les pêcheurs au cours de cette même période est tout aussi incohérente, et encore plus destructive. La profession a payé un lourd tribut à la guerre, les bombardements s’acharnant sur les barques de pêche tirées sur le sable — bel objectif militaire ! Le port bruissait du chiffre « six » au lendemain du cessez-le-feu : l’armée israélienne proposait de repousser la limite de pêche imposée aux Gazaouis de trois miles marins [6] à six miles. Les pêcheurs protestaient, dénonçant le caractère arbitraire de cette restriction, la ressource en poisson se situant largement vers les fonds plus accidentés des douze miles. C’est une véritable « chasse » aux pêcheurs qu’ont menée les Israéliens : arrestation, confiscations, tirs directs sur les hommes à très petite distance lorsque les barques les mieux motorisées tentent d’échapper aux vedettes de guerre. Une trentaine de ces petites embarcations sont actuellement détenues dans le port israélien d’Ashdod. Chacune faisait vivre de trois à cinq familles, soit vingt à trente personnes. Ces familles sont désormais privées de ressources. Obstinément, la flottille encore libre retourne en mer.

Terroriser, déstructurer, réduire à la dépendance : l’image se dessine clairement. Et donne tout son poids à la rage de cette toute jeune femme, assise devant les ruines de ce qui fut sa maison, s’adressant à notre petit groupe de volontaires internationaux : « Et maintenant ? Vos pays vont nous envoyer de l’argent ? Des fleurs peut-être ? Nous ne voulons pas de votre argent, nous voulons nos droits ».

Claude Sarah Katz est démographe, retraitée du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialiste en analyse de données à l’université Al-Azhar de Gaza. Elle est actuellement envoyée spéciale du mensuel CQFD à Gaza.

Notes

[1] Le bilan des huit jours de bombardements (14-21 novembre 2012), publié le 24 décembre dernier par le ministère de l’information à Gaza, s’élève à 184 morts (87 % d’hommes ; plus de la moitié des victimes avaient moins de 18 ans ou plus de 50 ans) et 1399 blessés (dont environ 30 % de femmes).

[2] Front populaire de libération de la Palestine, d’inspiration marxiste, fondé en 1967 par George Habache.

[3] Créé en 1987 par Cheikh Ahmed Yassine, Abdel Aziz Al-Rantissi et Mohammed Taha, tous trois issus des Frères musulmans.

[4] « Opening the crossings and facilitating the movement of people and transfer of goods and refraining from restricting residents’ free movements and targeting residents in border areas. Procedures of implementation shall be dealt with after 24 hours from the start of the ceasefire. »

[5] L’unité de surface en vigueur est le dunum (1 000 m2). Le ministère de l’agriculture à Gaza fait état de neuf cents dunums de blé remis en culture (entretien du 26 décembre 2012).

[6] Les accords d’Oslo fixent cette limite à vingt miles marins. La marine de guerre israélienne l’a réduit à trois miles. Le secteur de la pêche est depuis en lambeaux.

Claude Sarah Katz

Blogue Monde diplomatique

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