Édition du 23 avril 2024

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Le Monde

Le grand environnementaliste est décédé à l’âge de 95 ans

Hommage à Barry Commoner, précurseur de l’écosocialisme

Barry Commoner s’est éteint le 30 septembre à l’âge de 95 ans. Biologiste de formation, professeur de physiologie végétale, il était surtout intéressé par le fonctionnement global des écosystèmes, autrement dit l’écologie. A l’Université de Washington, où il enseignait, il fonda dès 1966 le Centre pour la Biologie des Systèmes naturels. Auparavant, dès la fin des années ’50, Commoner s’était fait connaître pour son opposition au nucléaire, en particulier aux essais nucléaires dans l’atmosphère, dont il s’attacha à démontrer les effets négatifs sur la santé humaine, notamment celles des enfants.

En 1971, Barry Commoner signa « The Closing Circle », qui devint un best-seller. Le titre en français (« L’encerclement. Problèmes de survie en milieu terrestre ») ne rend pas bien compte de l’intention de l’auteur. La volonté de Commoner est de montrer que, dans la nature, tout vient de quelque part et va quelque part, ce qui implique de penser global, de penser cycles, donc de sortir d’une vision utilitariste considérant l’environnement comme réservoir de ressources, d’une part, et décharge pour les déchets, d’autre part.

Cet ouvrage était fortement marqué par la polémique qui opposait Commoner aux époux Ehrilch, auteurs de « Population Bomb », un autre best-seller. Disciples de Malthus, les Ehrlich prétendaient que la dégradation de l’environnement était due principalement à la croissance démographique. Au terme d’une démonstration rigoureuse portant sur la pollution aux Etats-Unis, Commoner conclut au contraire que le facteur technologique (les erreurs commises dans le choix des techniques) était cinq fois plus responsable de la dégradation de l’environnement que le facteur démographique.

Sur base de cette démonstration, Commoner posait clairement le choix politique fondamental : « Nous nous trouvons en face d’une sorte de jeu politique où deux moyens divergents peuvent permettre d’atteindre au même résultat : dans la mesure où nous pourrions parvenir à réduire le total de la population, il nous serait sans doute possible de supporter les conséquences de certaines des erreurs technologiques qui nous accablent sur un plan social et économique ; et dans la mesure où nous pourrions effacer ou compenser ces erreurs, un accroissement des chiffres de la population pourrait sans doute être tolérable pour la communauté nationale ». Commoner n’eut de cesse de dénoncer celles et ceux qui, sous couvert de science, voulaient escamoter cette discussion pour « imposer au public un choix entre ces deux routes ». Il croyait la collectivité capable de « maîtriser à nouveau (son) destin, de mettre les moyens dont (elle) dispose au service de (son) existence ».

« The Closing Circle » révèle que Commoner avait une solide formation marxiste. A la fin de l’ouvrage, et sans avoir l’air d’y toucher, l’auteur montre en effet qu’il a lu Le Capital bien plus attentivement que certains auteurs qui prétendent pourtant maîtriser la pensée de Marx. On épinglera quatre élements :

* Commoner met en évidence l’antagonisme entre l’accumulation capitaliste et les limites naturelles : « Si nous devons conclure que le système de la libre entreprise est contraint de se développer sans limites, tandis que sa base écologique ne saurait supporter une exploitation illimitée, on s’aperçoit qu’il existe, entre l’un et l’autre, une incompatibilité très grave. »

* Il en déduit le caractère systémique de la crise capitaliste à venir : « Dans ce sens, l’apparition d’une crise dans le système écologique devrait être envisagée comme le premier signe d’une crise prochaine dans le système économique ».

* Il fait la différence entre les écrits de Marx et la réalité soviétique, et nie que le socialisme soit par essence productiviste : « Un régime socialiste pourrait finalement offrir plus d’avantages qu’un régime de libre entreprise en ce qui concerne une indispensable harmonisation entre les processus économiques et les impératifs de l’écologie. La théorie (souligné) économique du socialisme ne semble nullement exiger une croissance illimitée ».

* Enfin, tout en plaidant pour une « profonde modification » des systèmes économiques en général, du socialisme notamment, Commoner rend un bel hommage à l’auteur du Capital pour son concept de « gestion rationnelle des échanges de matière entre l’humanité et la nature », et pour avoir saisi la manière dont la grande agriculture capitaliste et l’industrie se donneraient toujours plus la main pour épuiser les deux seules sources de toute richesse : la terre et le travailleur.

En 1976, Commoner signe un deuxième best-seller : « The Poverty of Power » (trad. française : la pauvreté du pouvoir). Cet ouvrage est au moins aussi remarquable que le précédent. Commoner y montre le lien indéfectible entre la crise environnementale, la crise énergétique et la crise économique. De même qu’il plaidait dans « The closing circle » pour une approche globale de l’environnement et de ses cycles, de même plaide-t-il ici pour une approche intégrée du système énergétique, en particulier pour que le second principe de la thermodynamique soit appliqué à l’échelle des filières énergétiques, et pas seulement à l’échelle des installations. Cette approche a inspiré de nombreux autres auteurs, notamment en France JC Deléage et ses amis, coauteurs d’un autre livre remarquable - « Les servitudes de la puissance »- construit autour de la notion décisive de « système énergétique ».

Certes, Commoner s’est trompé en pronostiquant une pénurie croissante de capitaux. C’est le contraire qui s’est produit : une crise de surproduction et de suraccumulation d’une ampleur telle qu’elle dure depuis plus de trente ans. Mais il avait pointé correctement l’épuisement du système et la tendance à la chute du taux de profit résultant de l’énormité des investissements en capital fixe, en particulier dans le secteur énergétique.

« The poverty of power » est une dénonciation en règle des monopoles du pétrole et de la pétrochimie. De façon encore plus claire que dans « The closing circle », Commoner plaide ici pour une solution de type socialiste ou écosocialiste : « Il y a quelques années seulement, l’idée de nationalisation provoquait des réactions embarrassées. Aujourd’hui, la nécessité oblige à la considérer – bien entendu avec prudence – comme une solution possible des difficultés des compagnies ferroviaires et même de l’industrie énergétique ».

La conclusion de l’ouvrage n’a fait que gagner en actualité : « Un enchaînement aveugle et irraisonné d’évènements a transformé la technologie agricole et industrielle, modifié les transports et augmenté le rendement du système productif, mais au prix d’une augmentation supérieure de ses besoins en capital, d’énergie et d’autres ressources. Il a supprimé des emplois et détérioré l’environnement, a concentré la force physique de l’énergie et le pouvoir social découlant de la richesse qu’elle procure entre un petit nombre de sociétés énormes, et il a nourri cette force et ce pouvoir de chômage et de pauvreté. Voilà le vice foncier qui a engendré la crise de l’environnement et de l’énergie et qui menace de nous engloutir sous les débris d’un système économique chancelant ».

En dépit de toutes les précautions prises – à juste titre- pour ne pas choquer le public américain, Commoner ne cachait pas la réalité : « le vice foncier qui menace de nous engloutir sous les débris d’un système économique chancelant » est la course au profit capitaliste. Faisons lire et relire Barry Commoner. Ce sera le plus grand hommage que nous puissions rendre à ce scientifique engagé et rigoureux, à l’esprit libre et audacieux, ce précurseur de l’écosocialisme.

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