Édition du 17 juin 2025

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Féminisme

Kimberlé Crenshaw en conférence : L’intersectionnalité pour éclairer nos sociétés

Le 30 mai 2025, dans le cadre du Forum social mondial des intersections (FSMI) à Tiohtià:ke / Montréal, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) a eu l’honneur d’assister à la conférence phare animée par Kimberlé Crenshaw, professeure de droit à l’Université de Californie à Los Angeles et à Columbia Law School, pionnière du concept d’intersectionnalité et figure emblématique des luttes féministes et antiracistes.

Cette rencontre a nourri des réflexions essentielles sur les outils, les luttes et les résistances collectives nécessaires pour construire un avenir féministe inclusif, ancré dans les réalités de toutes les femmes.

Aux origines du concept : des interventions inadaptées qui reproduisent les vulnérabilités

Lors de sa conférence intitulée « Entre intersectionnalité et intersections : théories vivantes, actions urgentes », la professeure Crenshaw a retracé l’origine de l’intersectionnalité, un concept né suite aux constats d’invisibilisation des femmes noires au sein même des mouvements féministes et antiracistes.

Elle a notamment évoqué le cas DeGraffenreid v. General Motors, dans lequel la justice a refusé de reconnaître une discrimination croisée fondée sur le sexe et la race. Ce refus a révélé une faille systémique dans les outils d’analyse juridique et sociale. D’où la nécessité, selon Crenshaw, de créer un cadre permettant de nommer les vulnérabilités structurelles vécues aux intersections des oppressions.

La professeure Crenshaw a également rappelé une réflexion qui l’a marquée dès les années 1980, au sujet des interventions en violence conjugale : « Qui a réellement besoin d’intervention ? ». À cette époque, elle rappelle que les politiques d’aide aux femmes victimes aux États-Unis avaient été conçues en fonction des besoins des femmes blanches, anglophones et relativement privilégiées. Les femmes non-anglophones, immigrantes ou racisées étaient, quant à elles, exclues par manque de traduction, d’accompagnement adapté ou en raison de barrières institutionnelles et culturelles. Crenshaw dénonçait une structure d’intervention qui reproduisait ainsi les inégalités structurelles qu’elle prétendait combattre, échouant à inclure celles qui en avaient le plus besoin.

Ces constats l’ont amenée à interroger les lois et les mouvements féministes : qui est placé·e au centre des politiques ? Qui est relégué·e en périphérie ? Et pourquoi ? L’intersectionnalité est née de cette urgence à rendre visibles ces angles morts dans les interventions sociales, juridiques et militantes, autant dans les mouvements féministes qu’antiracistes.

L’internationalisation de l’intersectionnalité : entre voyage des idées et perte de sens

Kimberlé Crenshaw a partagé une réflexion importante sur le cheminement international du concept d’intersectionnalité. Elle a rappelé que son intention première, dans les années 1980, n’était pas de créer un outil universel ni d’en faire un mot d’ordre mondial. L’internationalisation de l’intersectionnalité s’est faite hors de tout agenda promotionnel, et parfois sans attention au contexte militant ou historique qui l’a vu naître.

Comme elle l’explique, les idées peuvent voyager sans leurs intentions initiales. Lorsque l’intersectionnalité est reprise sans son ancrage antiraciste et féministe, elle risque d’être instrumentalisée dans des cadres dominants, notamment blancs, qui en neutralisent le potentiel transformateur. L’absence de référence aux luttes spécifiques des femmes racisées, ou à l’histoire du colonialisme, devient alors une forme de reproduction silencieuse des rapports de pouvoir.

Crenshaw insiste sur un point souvent ignoré : l’absence de littérature ou de données sur une réalité sociale ne signifie pas l’absence du problème, mais peut au contraire être un symptôme du problème lui-même — celui de ne pas reconnaître certaines existences, certaines douleurs, certaines urgences.

L’hypocrisie de l’« identité politique » : une critique nécessaire

Kimberlé Crenshaw a aussi vivement interpellé l’usage péjoratif du terme « politique identitaire », souvent brandi pour délégitimer les luttes féministes, antiracistes, queer ou décoloniales. Ce terme est généralement utilisé pour critiquer les mouvements qui mettent en avant les expériences spécifiques de groupes marginalisés. Pour ses détracteurs, revendiquer des droits à partir de son identité — qu’elle soit de genre, de race, de classe ou de sexualité — reviendrait à diviser la société. Crenshaw déconstruit cette idée en soulignant que toutes les identités, même celles considérées comme « neutres » ou dominantes (comme être un homme blanc, cisgenre et hétérosexuel), sont aussi politiques. L’enjeu, selon elle, n’est pas de nier les identités, mais de reconnaître les rapports de pouvoir qui les traversent. Elle a retourné la critique en posant une question plus que lucide :

« Quand un homme blanc, cisgenre, riche, accusé de dizaines de crimes, peut toujours se présenter à la présidence… Qu’est-ce qui est plus identitaire que ça ? »

Elle soulignait ainsi la complaisance sociale et médiatique à l’encontre des figures comme Donald Trump, qui incarne une forme d’identité politique dominante — blanche, masculine, nationaliste, chrétienne — tout en prétendant ne pas faire d’idéologie. Crenshaw a rappelé qu’une femme noire dans une situation comparable aurait été instantanément disqualifiée, médiatiquement et politiquement.

Cette invisibilisation des privilèges est au cœur de la critique intersectionnelle : ce ne sont pas seulement les identités minorisées qui sont politiques. Toute identité, même (et surtout) celle qui est dominante, produit du pouvoir et du récit collectif. Ce que les conservateurs qualifient de « politique identitaire » est en réalité un refus de laisser les « marges » entrer dans l’espace public. Pour Crenshaw, l’enjeu est clair : il faut dévoiler l’identité blanche, masculine et hétérosexuelle comme une construction politique, et non comme une norme universelle. Sans cela, toute revendication d’égalité par les groupes marginalisés sera perçue comme une menace, et non comme une légitime demande de justice.

Le blanchiment de l’intersectionnalité : une récupération préoccupante

La professeure Crenshaw a offert un exposé lucide sur les déformations, résistances et récupérations dont fait l’objet l’intersectionnalité, en particulier dans les sphères politiques et médiatiques aux États-Unis. Si l’intersectionnalité fait l’objet d’attaques, c’est parce qu’elle détient un pouvoir transformateur réel — à condition d’être mise en pratique pour amplifier les voix marginalisées et déstabiliser les structures de pouvoir. Elle a également souligné que l’intersectionnalité n’est pas un « concept abstrait » ou un slogan, mais bien un outil concret pour intervenir efficacement. Ainsi, les outils critiques comme l’intersectionnalité n’ont de force que dans les mains de celleux qui les utilisent pour visibiliser l’injustice. Leur puissance dépend des valeurs, des intentions et des histoires qui les accompagnent. Utilisés hors de tout ancrage, ils peuvent — paradoxalement — renforcer les logiques d’exclusion qu’ils étaient censés contester.

Crenshaw a alerté sur ce qu’elle appelle le blanchiment de l’intersectionnalité, soit l’utilisation du terme dans des contextes où les enjeux de race, de colonialisme ou de pouvoir sont ignorés ou édulcorés. Elle a évoqué des milieux qui adoptent le vocabulaire de l’intersectionnalité sans en respecter les fondements politiques ni les ancrages militants.

Ce phénomène crée un glissement préoccupant : on fait de l’intersectionnalité une étiquette à la mode plutôt qu’un levier critique. Cela permet à certaines institutions ou organisations de se donner une image inclusive, sans remettre en cause leurs structures ni leurs pratiques.

Résister aux nostalgies autoritaires

En réponse à une question du public sur les enjeux à venir pour les mouvements féministes et sociaux, Kimberlé Crenshaw a mis en garde contre un phénomène de plus en plus visible : la montée des mouvements autoritaires et réactionnaires, comme ceux liés au slogan Make America Great Again (MAGA) aux États-Unis. Selon elle, ces courants politiques s’appuient sur une nostalgie d’un passé mythifié, où les privilèges blancs, masculins, cisgenres et chrétiens étaient largement incontestés.

« Les choses vont mieux quand tu n’as pas à te questionner », a-t-elle résumé. Ce confort illusoire est précisément ce que plusieurs politiciens promettent de restaurer — au détriment des avancées en matière de justice sociale, d’égalité raciale ou de droits des femmes.

Crenshaw invite ainsi les mouvements féministes à déconstruire ces récits, et à poser une question centrale : qui perd, et qui gagne, dans cette vision du « retour en arrière » ? La promesse de « grandeur » passée s’accompagne presque toujours d’un effacement des luttes minorisées, d’une peur de l’égalité, et d’une résistance à la complexité des identités contemporaines.

Pour elle, le prochain grand enjeu féministe ne peut être dissocié de la défense active de la démocratie, du pluralisme et des droits humains face aux dérives autoritaires. Cela exige de maintenir des espaces de réflexion critique, de cultiver la mémoire des luttes, et de ne pas céder à la tentation d’un féminisme confortable ou dépolitisé.

Intelligence artificielle et algorithmes : les nouvelles frontières de l’inégalité

En réfléchissant à ce que pourraient être les « prochains grands enjeux » pour les mouvements féministes, Kimberlé Crenshaw a désigné un domaine en pleine expansion : l’intelligence artificielle et les algorithmes. Selon elle, ces technologies, de plus en plus omniprésentes dans nos vies — que ce soit dans la justice, la santé, l’éducation ou l’accès à l’emploi — deviennent des acteurs silencieux, mais puissants dans la reproduction des inégalités sociales, en automatisant des biais préexistants. Par exemple, des algorithmes de recrutement peuvent écarter des candidatures issues de quartiers marginalisés ou sous-estimer les compétences de femmes ou de personnes racisées sur la base de données biaisées.

Crenshaw a rappelé que les données ne sont jamais neutres. Elles sont produites dans un contexte social, culturel, politique. Ainsi, si les données reflètent des biais racistes, sexistes, classistes ou colonialistes, les algorithmes qui en découlent renforcent ces biais de manière systémique et souvent invisible. Les inégalités sous-jacentes dans nos sociétés sont alors exacerbées par des outils technologiques qui se présentent pourtant comme objectifs ou « intelligents ».

Ce que Crenshaw met en lumière, c’est que l’IA peut apparaître comme une avancée neutre ou progressiste, alors qu’en réalité, elle automatise des structures d’exclusion déjà existantes. Dans ce contexte, le féminisme intersectionnel a un rôle crucial à jouer : dénoncer les angles morts technologiques, interroger les sources de données, et exiger une gouvernance éthique de ces outils.

En somme, la lutte contre l’injustice ne peut se permettre de négliger le numérique. Les algorithmes sont devenus des champs de bataille politiques, et le féminisme du 21ᵉ siècle devra aussi se déployer là où se produisent les décisions automatisées qui affectent la vie des personnes les plus marginalisées.

La FFQ demeure réflexive sur ses propres pratiques

Depuis plusieurs années, la FFQ souhaite intégrer l’intersectionnalité comme outil central d’analyse des oppressions systémiques. La FFQ a progressivement affirmé son engagement à appliquer ce cadre dans ses actions, prises de position, formations et alliances, dans une volonté de refléter la diversité des expériences des femmes. Une série de décisions stratégiques et de projets spécifiques portent ces intentions.

Toutefois, pour véritablement incarner le potentiel transformateur de l’intersectionnalité, la FFQ doit poursuivre une démarche critique rigoureuse, qui interroge ses propres hiérarchies internes, la représentation réelle des voix marginalisées au sein de ses instances, et la manière dont ses pratiques reflètent ou reproduisent les rapports de pouvoir qu’elle cherche à déconstruire. Ce positionnement est essentiel pour garantir que l’intersectionnalité reste un levier de justice sociale, et non un outil neutre ou dépolitisé.

Pour approfondir cet enjeu, la FFQ propose une sélection de ressources critiques essentielles, afin de prolonger le travail amorcé :

🎙️ Podcast Intersectionality Matters ! – animé par Kimberlé Crenshaw

📚 Livre On Intersectionality : Essential Writings – Kimberlé Crenshaw

📘 Ouvrage collectif Penser l’intersectionnalité au Québec – dirigé par Nengeh Mensah et collaborateurs

📕 Essai Le blanchiment de l’intersectionnalité – Sirma Bilge

📗 Étude comparative Praxis de l’intersectionnalité : répertoires des pratiques féministes en France et au Canada

Une conversation à poursuivre… jusqu’en 2026

Le Forum social mondial des intersections a démontré l’importance des espaces partagés, où les luttes se rencontrent, les récits s’enrichissent, et les solidarités prennent racine dans le vécu. Ce forum n’est pas un point d’arrivée, mais un tremplin vers la suite.

Le prochain Forum social mondial se tiendra du 4 au 8 août 2026, et la FFQ y sera à nouveau présente.

La FFQ remercie chaleureusement Katalizo pour l’organisation de ce moment fort, ainsi que Carminda Muren pour l’animation et pour l’invitation d’Océane Leroux-Maurais.

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