Édition du 26 mars 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Kurde, Juive et féministe avant la lettre : Asenath Barzani

Et si le féminisme caractéristique de la gestion kurde de la région du Rojava en Syrie du nord avait des origines culturelles bien ancrées dans l’histoire locale ? L’exemple remarquable de la spécialiste rabbinique Asenath Barzani (1590-1670) qui défia les stéréotypes de genre avec l’assentiment de sa communauté est-il encore imaginable dans un Moyen-Orient dominé par Erdogan et ses sbires ?

Tiré de Entre les lignes et les mots

Depuis 2013, le Kurdistan de l’Ouest, connu sous le nom de Rojava , situé au nord et nord-est de la Syrie dont l’appellation officielle est Fédération démocratique du nord de la Syrie vit selon un régime égalitaire unique au monde et plus encore au Moyen Orient . L’auteure de ces lignes a eu le privilège d’y voyager et a publié quelques articles dans Médiapart.

Pour rappel, cette constitution est basée sur un mode de gouvernance de confédéralisme démocratique où pour toute décision est prise par deux représentants, un homme et une femme, le/la maire et le /la co-maire- et ceux-ci peuvent être kurdes, arabes ou assyriens.

Ce contrat social remarquable a été pensé par Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – toujours emprisonné sur l’Île d’Imrali depuis 2002 qui s’est inspiré des théories libertaires de Murray Bookchin. Néanmoins, cette approche féministe fait partie intégrante de l’idéologie du PKK depuis sa fondation en 1978 et le confédéralisme en est l’aboutissement logique.

Cet engagement réellement démocratique (puisque féministe) est enseigné à l’école, renforcé par la culture, les médias et s’exprime – guerre oblige, contre les agressions incessantes de l’Etat islamique et surtout de l’État turc par une remarquable organisation égalitaire même dans le domaine le plus hyper-masculiniste de tous, l’armée.

Des relais de l’idéologie du PKK organisent partout au monde des ateliers de formation au féminisme, la « Jineolojî » selon les préceptes d’Öcalan, soit « la science de la femme »

Il faut se demander quelles sont les raisons de la réussite d’un mode de gouvernance aussi révolutionnaire dans un contexte aussi profondément patriarcal et inégalitaire. Il y avait-il une toile de fond historique, un terreau en Mésopotamie prouvant un antique respect des femmes et du féminin avant que l’Islam conquérant n’évince ces acquis ? Pendant trois millénaires, le panthéon sumérien puis mésopotamien fut dominé par la figure féroce d’Ishtar. Non pas une déesse-mère uniquement validée par sa fertilité et sa progéniture, mais celle de l’amour, de la guerre et d’une certaine façon de la liberté et de l’indépendance féminine non soumise au pouvoir masculin. Son animal est le lion et son emblème l’étoile du matin. On est très loin de la douce et chaste Vierge Marie ensemencée par un dieu invisible machiste auquel elle est soumise en attendant l’arrivée de son fils tout-puissant. On ne s’étonne pas que les « Unités de la femme libre », soit la branche militaire féminine du PKK portent l’emblème céleste d’Ishtar, l’étoile qui se dit « ster » en kurde d’où le nom officiel – STAR (YJA-STAR – Yekîteneyên Jinen Azad ên Star).

Comment cette vision alternative s’est-elle incarnée dans cette société moyen-orientale progressivement plus répressive avec la domination monothéiste, en particulier l’Islam sunnite ?

Il existe un exemple d’une carrière féminine remarquable : celui d’Asenath Barzani la première femme juive à atteindre un statut équivalent à celui d’un rabbin. Tout compte fait, le fait qu’elle soit kurde aussi bien que juive n’a rien de très étonnant vu le terreau : ce qui l’est plus, c’est l’époque à laquelle elle a vécu, soit le XVIIe siècle et surtout le mode de vie particulier qu’elle a su imposer à son entourage. Pour rappel, il faudra attendre 1935 pour qu’une la première femme soit officiellement consacrée rabbin, Regina Jonas à Berlin.

Asenath Barzani est née en 1590 dans la région de Mosul dans une famille de mystiques et de rabbins. Son père, Shmuel fonda un nombre de yeshivas dans divers lieux du Kurdistan irakien actuel où la communauté juive était florissante – et cela jusqu’aux années 1940-50 quand les Juifs furent expulsés partout des pays musulmans

Comme dans la fameuse nouvelle d’Isaac Bashevis Singer intitulée Yentl, le rabbin Shmuel n’a pas eu de fils mais voulut absolument transmettre son savoir à sa fille unique, Asenath qui ne fit rien d’autre qu’étudier et enseigner la Torah (l’Ancien Testament) et le Talmud (les exégèses rabbiniques qui actualisent constamment les codes de loi juive) sans oublier la Kabbale. À tel point que quand elle fut mariée à son cousin, son père fit promettre par écrit à son gendre que sa fille n’aurait jamais à travailler à l’extérieur, ce qui était la norme pour les femmes juives soutenant financièrement la famille. Plus encore, elle était exemptée de tout corvée domestique, ne faisant ni le ménage ni la cuisine.

C’était pour le moins révolutionnaire mais le gendre et d’ailleurs toute la communauté juive, y compris les rabbins les plus réputés, acquiescèrent et ne tarirent point en éloges pour cette femme remarquable – tout le contraire de la pauvre Yentl en Lituanie au tout début du XXe siècle, contrainte à se travestir en homme pour continuer ses études.

C’est que la société juive kurde était bien plus libérale que celles des pays arabes ou Ashkénazes, puisque la mixité n’était nullement prohibée, y compris pour les danses traditionnelles, reflétant sans doute la tradition locale. Autre miracle, Asenath ne mit au monde que deux enfants, prodige qui fut inscrit dans diverses amulettes, ainsi qu’une formule magique pour empêcher le viol. En gros, on peut décrire sa vie, du choix de carrière jusqu’à la limitation des naissances comme se rapprochant singulièrement d’une trajectoire proto-féministe tant elle s’écarte des stéréotypes de genre.

Tout comme aujourd’hui au Rojava, les diverses communautés vivaient harmonieusement ensemble dans le Kurdistan ancien. Les coutumes, les façons de faire étaient imbriquées, désignant ainsi des origines partagées. Voir par exemple les coutumes qui signalaient l’arrivée du nouvel an, à l’équinoxe du printemps pour les deux communautés (ce qui devait changer chez les Juifs quand cette fête fut déplacée au mois de Tishri en automne selon le rituel dominant). Au rituel de Samanak que l’on retrouve pour toute la région dont l’Iran et l’Afghanistan répond celui de la Bsissa [1] qui avait lieu à la même période, le Ier du mois de Nissan. Des deux côtés, les femmes préparaient longuement un plat composé surtout de céréales blé, d’orge, d’huile – appelé Bsissa du côté juif (pratiqué aujourd’hui par les communautés libyennes et tunisiennes) comme une sorte d’incantation à la fertilité à venir à partir des semences du printemps. Notez que cette harmonie inter-communautaire provient de façons de faire des femmes.

Aujourd’hui, au Moyen-Orient globalement, les différents gouvernements s’écartent de plus en plus d’une culture qui mettrait en valeur les femmes et respecterait les droits humains. Théoriquement l’État Islamique a été vaincu par l’armée féminine et masculine kurde du Rojava soutenue par une coalition internationale menée dès 2014 par les États-Unis. Mais en réalité son idéologie est toujours vivace et reparaît sous d’autres noms, soutenue et financée par ce despote tout-puissant qui règne sur la Turquie, Recep Erdogan- qui a fait semblant d’adhérer à cette coalition tout en favorisant, voire en finançant les excès de l’État Islamique et cela jusqu’aujourd’hui.

Le 14 mai 2023 se tiendront les élections en Turquie dont les résultats auront une influence bien au-delà des frontières turques. En dépit de la réglementation qui devrait limiter son mandat, Erdogan, déjà chef de l’État et chef de gouvernement, les fonctions de Premier ministre ayant été supprimées, tient à asseoir sa domination. Il a fait emprisonner des milliers d’opposants, exerce une répression féroce contre toute manifestation des droits humains et a même retiré la Turquie en juillet 2021 de la bien mal nommée Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Ce en quoi il rejoint la législation de son copain de cœur, Vladimir Poutine qui a dépénalisé les violences domestiques en Russie depuis 2017. Le record en matière de droits de celui qui est peut-être le modèle d’Erdogan ne cesse de se détériorer depuis la guerre contre l’Ukraine – la preuve en est le mandat d’arrêt contre le président russe pour crimes contre l’humanité émis par le CPI.

En attendant, on a vu Erdogan voleter d’Ukraine en Russie dans la posture de faiseur de paix ! tout en poursuivant, loin du regard public, ses guerres impitoyables, celles contre l’Arménie par l’intermédiaire de son allié azerbaïdjanais Ilham Aliyev et celle contre le Rojava, le peuple kurde et la dissidence turque. L’OTAN lui a même laissé imposer ses conditions en ce qui concernait l’adhésion de la Finlande et de la Suède. Faut-il s’étonner de la montée vertigineuse de la droite de plus en plus extrême dans ces pays du nord à la réputation autrefois humaniste ? Accepter les conditions édictées par Erdogan signifie aussi à moyen terme l’adhésion à ses politiques ultra-nationalistes, discriminatoires, sexistes, racistes, avec une réécriture de l’histoire qui a terme écrasera le souvenir d’un passé plus clément, plus égalitaire, celui qui permit un jour à un personnage alternatif tel qu’Asenath Barzani de voir le jour et de vivre pleinement, respectée de tous.

[1] Coutume qui perdure en Libye et en Tunisie

Carol Mann
https://blogs.mediapart.fr/carol-mann/blog/060423/kurde-juive-et-feministe-avant-la-lettre-asenath-barzani

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