Édition du 23 avril 2024

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Afrique

L’élection présidentielle de 2024 plombe déjà le Sénégal

Le président sortant, Macky Sall, entretient le doute sur une nouvelle candidature, tandis que le chef de l’opposition, Ousmane Sonko, pourrait être privé de sa participation au scrutin. Les tensions s’accroissent, et trois personnes ont été tuées lundi 15 mai dans des heurts entre opposants et forces de sécurité.

Tiré de Médiapart.

Un terrible bras de fer à l’issue incertaine s’est engagé au Sénégal entre le président Macky Sall, 61 ans, et le chef de l’opposition, Ousmane Sonko, 48 ans. Lundi, le duel a causé, selon un bilan officiel, la mort de trois personnes, dont un policier tué par accident par ses collègues, dans des affrontements entre forces de sécurité et manifestants.

Les heurts ont commencé lundi matin à Ziguinchor, ville dont Ousmane Sonko est le maire et où il se trouve actuellement. Les forces de sécurité ont attaqué sans raison apparente des militants de son parti qui s’étaient installés quelques jours plus tôt devant son domicile en guise de protection, alors que circulait une rumeur annonçant son arrestation prochaine. Dans les heures qui ont suivi, des troubles ont aussi éclaté dans plusieurs quartiers de Dakar et d’autres localités.

Depuis plusieurs jours, le pays sentait l’orage venir, au fur et à mesure que se rapprochait le mardi 16 mai, date de l’ouverture annoncée d’un procès, à Dakar, pour juger Ousmane Sonko, accusé de « viols et menaces de mort » par Adji Sarr, une employée d’un salon de massage. Finalement, les juges ont annoncé mardi matin, alors que l’opposant était toujours à Ziguinchor, qu’ils reportaient l’audience au 23 mai. D’ici là, l’atmosphère devrait rester électrique, en particulier dans la capitale de la Casamance.

Tout le monde l’a compris, avec ce dossier judiciaire, c’est la participation d’Ousmane Sonko à l’élection présidentielle de février 2024 qui est en jeu. Le 8 mai, cet ancien inspecteur des impôts, radié de la fonction publique pour avoir accusé des personnalités d’avoir bénéficié d’avantages fiscaux illégaux, a déjà été condamné en appel à six mois de prison avec sursis, pour diffamation et injures contre le ministre du tourisme, une peine qui l’empêcherait d’être inscrit sur les listes électorales si elle devenait définitive – il s’est pourvu depuis en cassation.

Depuis le dépôt de la plainte d’Adji Sarr, en 2021, le fondateur du parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) et ses avocats dénoncent une instrumentalisation de la justice, un « complot d’État », une « conspiration politique » pour l’empêcher de se présenter à la présidentielle. Le Mouvement des forces vives du Sénégal F24, une nouvelle coalition regroupant une centaine d’organisations politiques et de la société civile, parle également du risque d’un « procès à fort relent politique » et « exige un traitement juste et équitable » dans ce dossier. À l’inverse, les adversaires d’Ousmane Sonko, qui est placé sous contrôle judiciaire, l’accusent de se servir de la rue pour échapper à la justice.

Des incidents qui se succèdent

Ce qui est certain, c’est que cette affaire pourrit depuis deux ans le climat politique et social du pays. En mars 2021, l’interpellation de l’opposant, alors qu’il se rendait au tribunal pour être entendu pour la première fois, avait déclenché plusieurs jours de manifestations et d’émeutes d’une ampleur inédite et brutalement réprimées. Au moins quatorze personnes ont été tuées, dont douze par des tirs des forces de sécurité, des faits qui n’ont jusqu’à présent pas intéressé la justice.

Depuis, chaque convocation judiciaire d’Ousmane Sonko mobilise ses partisans et provoque des incidents impliquant les forces de sécurité. Le 16 mars, par exemple, la police l’a violemment fait sortir de son véhicule alors qu’il revenait du tribunal, pour l’installer dans un fourgon blindé et le conduire chez lui. Dans le quartier de Dakar où le leader du Pastef a une résidence, c’est le même spectacle depuis des mois : « Ça grouille d’hommes en tenue et armés. Surtout quand il doit se rendre au tribunal ou prendre part à des manifestations importantes », rapporte un témoin.

À l’évidence, la situation deviendrait explosive si le maire de Ziguinchor était déclaré inéligible, tant il est populaire auprès de la jeunesse – les moins de 20 ans représentent plus de la moitié des 18 millions d’habitant·es du pays.

La candidature en suspens de Macky Sall

Mais ce n’est pas la seule raison de la tension qui ne cesse de monter. Le 12 mai, plusieurs milliers de personnes se sont réunies à Dakar, à l’appel du F24, pour dire leur opposition à la perspective d’une candidature de Macky Sall pour un « troisième mandat ». Depuis plusieurs mois, le chef de l’État, élu en 2012 et 2019, donne l’impression qu’il veut se représenter en février 2024 en dépit de la Constitution qui limite à deux le nombre de mandats présidentiels consécutifs.

Entretenant l’ambiguïté puisqu’il refuse jusqu’à présent de clarifier ses intentions, Macky Sall prétend que la loi l’autoriserait à concourir à nouveau s’il voulait s’engager dans ce sens. Une réforme constitutionnelle opérée en 2016 aurait remis le compteur des mandats à zéro, d’après lui.

L’argumentaire est d’autant plus osé que c’est celui qu’a utilisé son prédécesseur, Abdoulaye Wade, pour briguer un troisième mandat en 2012. Or Macky Sall, qui appartient à la même famille politique libérale qu’Abdoulaye Wade, dont il a été le premier ministre, a été de ceux qui ont animé à l’époque « la résistance populaire » face à « l’inacceptable », selon ses propres mots. Les autorités avaient employé les grands moyens pour briser le mouvement de contestation. Au moins six personnes avaient été tuées en l’espace de quelques semaines. Le Conseil constitutionnel avait finalement validé la candidature d’Abdoulaye Wade, mais c’est Macky Sall qui avait remporté le scrutin.

La colère qui s’exprime aujourd’hui est aussi liée au fait que de nombreux sympathisants, membres et responsables du Pastef ainsi que des journalistes ont été arrêtés et placés en détention pour divers motifs au cours des derniers mois. L’opposition et des organisations de la société civile les considèrent comme des prisonniers politiques, estimant qu’ils seraient plus de 300 dans cette situation. « Il n’existe pas de détenus politiques au Sénégal », a affirmé pour sa part Macky Sall, le 22 avril.

Les accusations « d’instrumentalisation de la justice » portées contre Macky Sall ne sont pas nouvelles. Avant la présidentielle de 2019, plusieurs de ses concurrents, dont Karim Wade, le fils de l’ancien président, et Khalifa Sall, ex-maire de Dakar, ont fait l’objet de condamnations à des peines de prison qui les ont écartés de la course à la présidence, ce qui était manifestement le but recherché. L’actuelle loi électorale adoptée en 2018 a par ailleurs été conçue comme un outil permettant au pouvoir de choisir « ses » candidats.

Comme en 2012, Amnesty International multiplie les communiqués pour dire son inquiétude : « En amont de l’élection présidentielle de 2024, les autorités sénégalaises sont en train d’affaiblir la protection des droits humains dans le pays en réprimant la liberté de la presse et la liberté d’expression et de réunion pacifique, en interdisant des manifestations organisées par des partis d’opposition et en ne respectant pas les droits à la justice, à la transparence et à la vérité des victimes de l’usage d’une force meurtrière », a écrit l’organisation le 20 mars.

« On se croirait en situation d’état d’urgence », s’alarme de son côté un habitant de Yoff, un quartier populaire du nord de la capitale, faisant allusion aux nombreux gendarmes et policiers déployés ces derniers temps dans plusieurs points de la capitale.

Dans un tel contexte, on voit mal comment Macky Sall pourrait espérer mener à terme un éventuel projet de candidature pour un « troisième mandat », même s’il a réussi ces derniers jours à créer des fissures au sein de l’opposition avec une proposition de « dialogue ».

  • Sans doute la popularité dont jouit Ousmane Sonko laisse-t-elle penser aux autorités françaises qu’elles pourraient être un jour obligées de composer avec lui.

La situation est d’autant plus compliquée pour le président que son grand allié, le pouvoir français, avec lequel il a entretenu des liens étroits jusqu’à il y a peu, semble avoir pris ses distances, conscient des risques qui pèsent sur les intérêts français dans le pays. Le souvenir des événements de mars 2021 est vivace : des entreprises tricolores avaient été visées par les manifestants. Dix-huit magasins Auchan avaient été saccagés et pillés.

Sans doute la popularité dont jouit Ousmane Sonko laisse-t-elle penser aux autorités françaises qu’elles pourraient être un jour obligées de composer avec lui, malgré les critiques qu’il formule régulièrement à propos de la politique française vis-à-vis du Sénégal et d’un système politique construit pour satisfaire l’étranger et une minorité de Sénégalais. « Il est temps que la France nous foute la paix », a-t-il déclaré en juillet 2021. Au cours des derniers mois, des émissaires envoyés par Paris l’auraient rencontré à plusieurs reprises, d’après le quotidien Le Monde.

Assiste-t-on à la fin d’une forme de gouvernance héritée de la colonisation et à bout de souffle ? Une partie de la jeunesse l’espère. L’activiste Guy Marius Sagna, député de la coalition de l’opposition Yewwi Askan Wi, n’a pas manqué l’occasion d’établir un parallèle entre l’actualité et la mort d’Omar Blondin Diop, il y a tout juste cinquante ans, le 11 mai 1973. Cet intellectuel et militant de gauche a perdu la vie en prison dans des circonstances troubles : un « suicide » selon la version officielle, un assassinat d’après sa famille. « En 1973, le néocolonialisme assassine Omar Blondin Diop. Cinquante ans après, le régime de Macky Sall assassine, emprisonne, veut liquider Ousmane Sonko pour un troisième mandat néocolonial. Ça ne passera pas », a lancé Guy Marius Sagna sur Twitter.

De fait, le cinquantenaire de cette mort vient rappeler à ceux qui l’avaient oublié ou ont voulu l’occulter que le premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor (1960-1980), dont les qualités de « démocrate » ne cessent d’être louées à l’étranger, a en réalité mené une répression féroce contre les forces de gauche militant pour une véritable indépendance du pays, et que la « démocratie » au Sénégal est restée depuis une chimère.

Fanny Pigeaud

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