Édition du 10 juin 2025

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Israël - Palestine

L’extermination comme moyen de négociation : comprendre la stratégie d’Israël à Gaza

Qu’il s’agisse d’une conquête totale ou d’un confinement contrôlé, Israël n’a pas de stratégie globale pour Gaza, mais utilise la possibilité des deux options pour prolonger la guerre.

Depuis le dévoilement de l’« opération Chars de Gédéon », la nouvelle offensive israélienne visant à « conquérir » définitivement toute la bande de Gaza, il est devenu de plus en plus évident que les décisions prises au sein du gouvernement israélien ne visent pas un objectif stratégique unique, mais plutôt une logique récurrente d’épuisement.

Tiré d’Agence médias Palestine.

Israël ne choisit pas entre la conquête totale et le confinement technocratique via un plan de cessez-le-feu négocié par les pays arabes. Il utilise ces options comme des moyens de prolonger la guerre et d’instrumentaliser sa durée plutôt que d’y mettre fin. Aucune n’est une véritable alternative à l’autre.

Ce n’est pas un paradoxe, mais une méthode. L’opération « Gideon’s Chariots », qui vise à concentrer plus de deux millions de Palestiniens à Rafah et à « nettoyer » le reste de Gaza, n’est pas seulement un plan de conquête. C’est un fantasme de stérilisation déguisé en rationalité logistique. Sa brutalité ne réside pas seulement dans ses intentions – militaires et démographiques – mais aussi dans son caractère illimité, car il s’agira d’une occupation sans gouvernance ni responsabilité.

Elle imagine Gaza comme un champ chirurgical : vide de densité sociale et de politique, un terrain aplati où l’armée israélienne peut opérer sans entrave et où les civils sont transformés en captifs ou en débris. Là où l’extermination peut se poursuivre derrière le voile de la logistique humanitaire. Mais voilà : si Israël annonce son planen divulguant une grande partie de ses contours, s’assurant que l’issue finale de l’extermination est connue de tous, il en retarde également la réalisation.

Le rejet de la proposition égyptienne pour la gouvernance d’après-guerre à Gaza, quant à lui, relève moins d’une réfutation stratégique que d’une manœuvre temporaire : il reporte la stabilisation de Gaza, suspend la possibilité d’une architecture d’après-guerre et garantit à Israël son rôle d’arbitre unique en matière de circulation, d’aide, de reconstruction et de survie. La proposition, qui avait obtenu le soutien de la Ligue arabe, prévoyait un cessez-le-feu, la libération des prisonniers et la création d’une administration technocratique palestinienne à Gaza sous l’égide régionale et internationale. L’autorité gouvernementale serait civile, non affiliée au Hamas et éventuellement liée à l’Autorité palestinienne. Les forces de sécurité arabes, principalement égyptiennes et émiraties, auraient maintenu l’ordre public. Israël aurait, en théorie, conservé la possibilité de frapper si le Hamas se réarmait, mais la logique fondamentale était celle d’une gouvernance pacifiée et d’une reconstruction supervisée de l’extérieur.

Mais cette alternative, présentée comme un endiguement pragmatique, révèle sa propre structure de contrôle. Elle n’offre ni libération ni souveraineté aux Palestiniens. Elle ne rétablit pas la vie politique palestinienne. Au contraire, elle imagine une Gaza dépolitisée, administrée par des technocrates étrangers, où la gouvernance est réduite à la gestion et où la résistance est métabolisée en menaces pour la sécurité.

Oui, cela met fin aux massacres, mais cela poursuit le processus de destruction par d’autres moyens. Oui, il met fin au nettoyage ethnique et au génocide, mais il n’offre qu’un répit minimal.

Dans ce scénario, le Palestinien devient administrable mais non représentable — visible dans les tableurs et les systèmes de surveillance, mais invisible en tant que sujet de l’histoire. Là où « Gideon’s Chariots » propose l’élimination de l’interlocuteur, le plan égyptien offre sa neutralisation. Là où le premier vise l’effacement, le second garantit le confinement.

De cette manière, Israël ne se contente pas de combattre le Hamas. Il gère le temps de l’effondrement des infrastructures de Gaza, de la diplomatie régionale et de ses propres contradictions internes. Les soi-disant « plans » qu’il fait circuler ne sont pas des plans d’action, mais des instruments de désorientation. En alternant escalade militaire et non-engagement diplomatique, Israël piège ses adversaires comme ses alliés dans un théâtre d’attente sans fin.

Ces plans ne deviennent pas des résolutions, mais des pièges littéraux : ils enhardissent certains, humilient d’autres et érodent la cohérence de toute vision alternative. Mais Israël reste dans le terrain suspendu des deux plans. D’un côté, il cherche à récupérer ses prisonniers avant d’anéantir complètement Gaza. D’autre part, il vise à apaiser les gouvernements arabes qui sont restés silencieux, n’ont pas rompu leurs liens avec Israël et ont progressivement – mais sûrement – proposé une alternative au génocide par une politique de stérilisation. Sans oublier que la perspective de détruire complètement la population de Gaza reste d’actualité, ce qui sert la gestion de la coalition par Netanyahou et son désir d’émerger comme un leader historique ayant mis fin de manière décisive à la question palestinienne.

Cela n’est nulle part plus évident que dans les relations d’Israël avec les États du Golfe. En signalant son ouverture à la normalisation et à des accords de sécurité régionale – tout en aggravant la catastrophe humanitaire –, Israël évite de se voir imposer des ultimatums clairs. La perspective d’une Gaza reconfigurée sous contrôle arabe est présentée comme une hypothèse, une possibilité lointaine, tandis que des faits irréversibles sont fabriqués sur le terrain : des quartiers entiers sont rayés de la carte, des populations déplacées, des infrastructures réduites en poussière.

Derrière le langage de la planification se cache une campagne de stérilisation et de concentration, une vision de Gaza non pas comme un foyer, mais comme un lieu de détention. Des rapports divulgués font état de transferts forcés, de Palestiniens envoyés en Libye ou ailleurs en Afrique, esquissant un avenir marqué par l’expulsion sous le couvert du pragmatisme. En d’autres termes, Israël manœuvre, cajole, accepte, revient sur sa parole, recommence à verser le sang et, en fin de compte, hésite à mettre en œuvre ses propres plans.

Mais même cette stratégie montre des signes de fatigue. L’armée est à bout. Les réservistes sont épuisés. Le soutien public, autrefois monolithique, est désormais fracturé, en particulier autour de l’incapacité du gouvernement à récupérer les prisonniers israéliens et de son mépris pour leur vie. L’élite politique peut afficher son unité, mais la cohésion sociale s’effrite. La confiance même qui liait autrefois la nécessité militaire à la légitimité civile s’érode.

Ces signes d’érosion ne sont pas seulement internes. Plus la guerre se prolonge, plus Israël perd sa légitimité internationale. Les mandats de la CPI, les décisions de la CIJ, les accusations de génocide qui s’intensifient ne sont pas seulement des condamnations morales, mais les signes d’un début d’isolement institutionnel.

Et pourtant, plutôt que de changer de cap, Israël redouble d’efforts, s’appuyant sur l’ambiguïté et l’usure, espérant épuiser l’indignation mondiale comme il espère épuiser la résistance palestinienne : par le retard, la confusion, la normalisation de l’effondrement et, bien sûr, par la coercition via l’instrumentalisation de l’antisémitisme.

À l’heure actuelle, ce qu’Israël recherche, c’est une « instabilité stable » dans laquelle Gaza est rendue inhabitable mais gouvernée, massacrée mais silencieuse, présente mais politiquement annulée. Les deux plans – celui qu’il met en œuvre et celui qu’il rejette – servent cette logique. Que ce soit par une guerre totale ou un confinement contrôlé, l’objectif reste le même : effacer la Palestine en tant que sujet de l’histoire et la remplacer par une population qui peut être contrôlée, administrée ou éliminée. La réussite de cette entreprise reste incertaine. Mais les fissures sont visibles dans la désillusion des soldats et dans la rage des familles des prisonniers israéliens.

Les négociations de cessez-le-feu comme forme d’interrogatoire

La manière dont Israël a mené les négociations de cessez-le-feu, pris dans un cycle perpétuel de propositions, de rejets, de reprise des hostilités et d’insistance sur des positions inacceptables, ressemble beaucoup à la dynamique entre les interrogateurs israéliens du Shin Bet et les prisonniers palestiniens soumis à leurs tactiques de pression.

Dans les salles du Shin Bet, la manipulation du temps devient une arme et le langage un outil de désorientation. La vérité n’est pas révélée par la clarté ou le dialogue, mais extraite par l’épuisement : torture physique, jeux psychologiques, faux-semblants d’amitié et promesses facilement trahies. Le but n’est pas de comprendre le sujet, mais de le détruire – pas seulement d’obtenir des aveux, mais de le faire s’effondrer.

« Si tu parles, je te donnerai une cigarette. Si tu donnes un nom, tu pourras te reposer. Si tu nous donnes une personne, une seule, nous t’apporterons peut-être de la nourriture, une couverture ou quelque chose pour te réchauffer. » Chaque geste se fait passer pour de la miséricorde, chaque acte est lié à la logique de l’accord. C’est une gouvernance par l’épuisement.

Mais il ne s’agit pas seulement d’une scène d’interrogatoire. C’est une relation dans laquelle le massacre, la négociation et la mesure s’alimentent mutuellement : le massacre produit la crise qui rend la négociation lisible ; et la négociation devient l’espace où l’impact de la violence est mesuré. Chaque bombardement israélien n’est pas suivi d’un silence, mais d’une évaluation : la résistance s’est-elle adoucie ? La communauté s’est-elle brisée ? Sont-ils prêts à céder ?

La négociation n’est pas une déviation de la violence ; c’est l’une de ses modalités — stratégique, affective, diagnostique. Parler de négociation ici, c’est parler d’un calibrage de la ruine et d’un test de l’esprit et de la fatigue. Tout comme l’interrogateur teste les limites de l’endurance du prisonnier.

Et pourtant, dans son cachot, le prisonnier palestinien aspire parfois à revoir son interrogateur, car dans un monde aux portes closes et à la famine lente, celui-ci devient le seul à confirmer son existence, la seule socialité possible.

L’ironie est que plus vous montrez de faiblesse, plus ils vous privent. Plus vous vous soumettez, plus ils serrent la vis. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’une négociation de besoins, mais d’une architecture de l’humiliation calibrée pour que même votre volonté de parler devienne une marque supplémentaire de dépossession, ou un moment pour soutirer tout ce que vous pouvez à votre interlocuteur et vous assurer qu’il ne cache rien.

Lorsque les analystes, les diplomates et les commentateurs invoquent le terme « négociations », il s’agit en réalité d’un interrogatoire, car sa structure est conçue pour épuiser l’autre jusqu’à ce qu’il s’effondre. Et lorsque l’effondrement ne suffit pas, l’élimination suit. Dans ce paradigme, Israël ne recherche pas d’interlocuteurs, mais cherche à démanteler ceux qu’il convoque à la table des négociations.

Au-delà du binaire

Si les négociations israéliennes fonctionnent comme une forme d’interrogatoire, il est tout aussi important de rappeler que les Palestiniens ont non seulement reconnu cette structure, mais qu’ils ont également saboté à plusieurs reprises son fonctionnement. En effet, l’histoire de la lutte palestinienne est celle du refus des conditions imposées par l’occupant : celle de parler sans permission, de refuser de s’exprimer lorsqu’on y est contraint, de survivre sans chercher à être reconnu. Il ne s’agit pas d’une rébellion romantique, mais d’une lucidité forgée sous la pression. Une ruse politique forgée dans les cellules de prison, les salles d’interrogatoire, les maisons en ruines et les tables de négociation.

On demande depuis longtemps aux Palestiniens de jouer leur défaite, d’incarner la retenue tout en faisant preuve de modération et en dénonçant la violence de manière sélective. Mais à chaque fois, ils refusent ce rôle. Le prisonnier qui choisit le silence plutôt que les aveux ; le gréviste de la faim qui déplace la temporalité de la domination en soumettant son corps au temps lui-même ; la mère qui insiste pour nommer son enfant mort non pas victime, mais martyr ; le camp qui refuse de se dissoudre dans la poussière de l’humanitarisme — ce ne sont pas seulement des actes de résistance, mais des refus de capture.

C’est précisément ce refus qui brise le faux dilemme que l’Israël offre aujourd’hui au monde : extermination ou confinement, « chars de Gédéon » ou plan égyptien.

Il ne s’agit pas d’alternatives, mais plutôt de complicités structurelles. L’une éliminerait les Palestiniens en tant que sujets par la stérilisation militaire, l’autre les désarmerait et les contrôlerait par le biais d’une bureaucratie internationale. L’une est un génocide déclaré, l’autre une disparition contrôlée.

Cette dichotomie elle-même devient instable, car les fractures traversent désormais l’architecture morale de l’ordre international, dont la complicité et le deuil sélectif sont quotidiennement démasqués. Elles traversent les fondements mêmes d’Israël : une armée à bout de souffle, un leadership politique incohérent et une société qui se fracture sous le poids d’une guerre sans fin et de l’attente du retour du messie. Ces fractures traversent tous les lieux où le choix entre extermination et confinement est refusé, et où une troisième possibilité, fugitive, commence à poindre.

Cette troisième voie, bien que difficile à nommer, est déjà en train de se concrétiser. Elle bat au cœur des réseaux de solidarité mondiale qui ne demandent plus la permission, mais exigent des comptes. Elle grandit dans toutes les salles d’audience où le mot « génocide » est prononcé, non pas comme une métaphore, mais comme une accusation juridique. Elle vit dans la reconnaissance que la Palestine n’est pas une crise humanitaire à gérer, mais une cause politique à revendiquer.

Elle vit dans la conscience que la Palestine a vidé de leur sens les revendications de l’ordre libéral, mis à nu ses fondements et saturé son vocabulaire, tout en continuant d’affirmer sa présence.


Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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