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Asie/Proche-Orient

La bataille pour Mossoul se prépare en plein chaos politique irakien

14 octobre 2016 | tiré de mediapart.fr | Jérémy André est un envoyé spécial de mediapart.fr.

L’offensive militaire pour reprendre à l’État islamique la deuxième ville d’Irak, Mossoul, est sur le point d’être déclenchée. Mais la coalition doit auparavant démêler un écheveau politique d’affrontements et de rivalités entre Kurdes, Turcs, chiites et différents clans sunnites.

Erbil et Kurdistan irakien, de notre envoyé spécial.- Au bord d’une route toute droite entre le Tigre et une base militaire dévastée, le convoi de voitures 4×4 aux vitres teintées et son escorte de blindés légers se garent en désordre. Le gouverneur de Salâh ad-Dîn, la province à mi-chemin entre Mossoul et Bagdad, est venu voir les quelques centaines de tentes du camp de déplacés « Tina », dressées là au milieu de nulle part. Mossoul, la « capitale » de l’État islamique en Irak, est à soixante kilomètres au nord, derrière un rideau noir de fumée. Pour couvrir leur retraite, les djihadistes ont incendié les champs de pétrole et harcèlent les forces de sécurité qui ont repris cette zone début juillet. À cause des tirs de mortier de l’ennemi, des villageois ont été évacués à Tina par les soldats irakiens.

Les villageois accueillent triomphalement leurs visiteurs en agitant des bouteilles en plastique vides. Le gouverneur met pied à terre, ils se rassemblent autour de lui pour écouter la promesse d’un retour très prochain dans leurs foyers. Puis les visiteurs repartent, manquant d’écraser en démarrant les enfants qui leur courent après en réclamant à boire. Depuis deux mois, le camp Tina n’a pas bougé. D’après le médecin du village, les déplacés ont tous la diarrhée, l’eau potable est rare. La zone n’est toujours pas sécurisée, les humanitaires peinent à y accéder.

Trouver au préalable un accord politique entre sunnites, chiites, Kurdes…

Un diplomate occidental de passage à Erbil prévient : « S’il y a un massacre à Mossoul, ils ne parviendront pas à réconcilier le pays. Les dirigeants politiques sont donc très investis pour construire une stratégie qui préserve Mossoul. » Depuis début juillet, l’envoyé spécial des États-Unis auprès de la coalition, Brett McGurk, et son adjoint Terry Wolff, se sont donc activés en coulisses pour concevoir un plan de bataille, ou plutôt une « disposition politique des forces », selon l’expression employée par Brett McGurk lors d’un briefing, le 7 octobre.

Car la bataille de Mossoul est aussi une complexe opération politique, préalable à l’offensive militaire. Le premier défi est de mettre d’accord les Peshmergas, l’armée kurde d’Irak, et le gouvernement central. Sans les Kurdes, qui tiennent depuis deux ans leur front à une trentaine de kilomètres de Mossoul, au nord et à l’est, il est impossible d’attaquer la ville sur plusieurs axes.

Selon Reuters, après des semaines d’allers-retours de McGurk et Wolff entre Bagdad et Erbil, le premier ministre Abadi et le premier ministre du Kurdistan d’Irak (province autonome, de fait devenue indépendante), Netchirvan Barzani, ont signé le 29 août un accord sur le partage futur des revenus du pétrole. C’est le préalable indispensable à toute coopération militaire.

Un mois plus tard, Massoud Barzani, le président du Kurdistan d’Irak, se rendait pour la première fois à Bagdad depuis 2013. Oubliées les velléités d’indépendance, pourtant clamées haut et fort jusqu’au printemps dernier ! Un accord militaire aurait alors été acté, qui ouvrirait les portes des territoires sous contrôle des Peshmergas aux troupes irakiennes.

En cette mi-octobre, le contenu de cet accord n’est toujours pas connu, et paraît bien fragile. Il y a quelques jours, un familier des négociations le décrivait comme déjà caduque, quand certaines parties comptent toujours sur lui… Le problème principal est de savoir qui entrera dans Mossoul. À coup sûr, l’armée et les forces spéciales irakiennes – la fameuse Division d’or, unité d’élite qui s’était illustrée à Falloujah. La police locale, dirigée par le gouvernorat de Ninive, la province de Mossoul, assurerait la sécurité de certains quartiers, une fois libérés.

Mais bien d’autres forces réclament leur part de la victoire promise. Et elles ne sont pas toujours les bienvenues, au premier rang desquelles les Hachd al-Chaabi, les Forces de mobilisation populaire. À Falloujah, certaines de ces unités paramilitaires, issues de toutes les communautés du pays et réunies en 2014 dans une organisation sous commandement chiite, ont profité des check points qu’elles tenaient à l’extérieur de la ville pour exercer des représailles sur les civils sunnitesaccusés d’avoir soutenu les djihadistes.

Face à cette menace, les Turcs menacent désormais d’intervenir pour protéger leurs frères sunnites. Fin 2015, des soldats turcs se sont en effet installés à Bachika, au nord de Mossoul, à l’invitation des Kurdes d’Irak, grands amis d’Ankara. Mardi 11 octobre, le président turc continuait d’assurer que ses troupes participeraient à l’offensive, alors même que Bagdad les désignait comme des forces d’occupation et demande leur retrait. L’Irakien Abadi et le Turc Erdogan n’ont depuis cessé de s’invectiver par médias interposés, laissant craindre le pire pour le précieux plan militaire.

Pour participer quoi qu’il arrive à la prise de Mossoul, les Turcs ont entraîné à Bachika une milice concurrente aux Hachd al-Chaabi, Hachd al-Watani, les Forces de mobilisation nationale. Ces combattants, en majorité sunnites et tous originaires de Mossoul, sont en fait les fidèles de l’ancien gouverneur de la province de Ninive, Athil al-Nujaifi, qui a été écarté par le parlement irakien en mai 2015.

Les Nujaifi sont une des plus riches familles sunnites d’Irak. L’aîné, Oussama al-Nujaifi, est un ancien président du parlement irakien. Son cadet, l’ex-gouverneur de Mossoul, est quant à lui aussi omniprésent dans les médias internationaux qu’honni par l’opinion nationale. Il vit depuis 2014 « en exil » à Erbil où il reçoit les journalistes dans une villa cossue, gardée par d’imposantes sculptures de lions et transformée en quartier général pour ses équipes.

Mercredi 12 octobre, il explique en être certain : l’accord définitif inclut sa milice Hachd al-Watani, qui pourra donc occuper certains quartiers, et exclut les Hachd al-Chaabi, qui opéreront cependant dans d’autres villes de la province. Les Peshmergas, eux, avanceront jusqu’aux limites de la ville, en soutien aux forces gouvernementales, mais auraient ordre de se retirer après la bataille, pour revenir à leur ligne de front initiale.

« Si un point de cet accord n’était pas appliqué, toutes les forces deviendraient hors de contrôle », avertit-il. Il parle comme s’il était toujours en poste, projette de transformer la province en région autonome, à l’image du Kurdistan d’Irak, et s’apprête à renommer sa milice la garde de Ninive, comme si elle faisait partie d’une garde nationale officielle… À ses yeux, le projet des chiites serait clair : « Mossoul est la dernière grande ville sunnite d’Irak. S’ils détruisent Mossoul, tous les sunnites seront devenus des réfugiés. »

Une lutte entre sunnites se profile

« Nujaifi n’a aucune légitimité. Et sa milice Hachd al-Watani est une illusion », moque son successeur, l’actuel gouverneur de Ninive Nawfal Hamadi al-Sultan. Appuyé par l’ancien premier ministre Nouri al-Maliki et ses alliés sunnites du Parti islamique, les Frères musulmans irakiens, le gouverneur Nawfal est lui aussi à Erbil, à deux rues de la villa Nujaifi. Son administration y occupe un minuscule immeuble.
Dans ces bureaux étroits où ils s’entassent par trois, ses fonctionnaires dessinent déjà la carte des huit districts grâce auxquels le gouverneur organisera la reconstruction de Mossoul. Ces équipes ont l’appui des Américains. « Le projet politique [pour l’après-État islamique] reposera sur les institutions politiques existantes », a insisté Brett McGurk dans son briefing du 7 octobre.

Six districts de la province ont déjà été libérés. Mais cinq sont occupés par les Peshmergas, qui réclament ces territoires disputés au titre du sang versé et de l’article 142 de la constitution irakienne. L’article prévoit que ces zones puissent être rattachées à la région autonome du Kurdistan aux termes d’un référendum. Le sixième district est celui de Qayyarah, au sud, marqué encore par des combats sporadiques, sous la fumée noire des champs de pétrole en feu.

Pourtant, à écouter le gouverneur actuel Nawfal, « tout va revenir comme avant après la libération de Mossoul ». À peine concède-t-il quelques différends politiques à régler. « Les yézidis ont un problème avec deux tribus arabes » (c’est le moins que l’on puisse dire, après des massacres qualifiés par l’ONU de génocide). Les milices chiites ont eu le feu vert pour reprendre Tel Afar, un chef-lieu qui sert de quartier général à l’État islamique, et pourraient y commettre de nouvelles exactions contre les sunnites. Et « les tribus arabes sunnites ont elles-mêmes leurs dissensions » – il est bien placé pour le savoir, lui dont un frère a soutenu l’État islamique.

Derrière le conflit entre sunnites et chiites, c’est aussi une lutte entre sunnites qui se profile. La garde rapprochée du gouverneur limogé Nujaifi, de « vrais Mossouliotes », affiche ainsi son mépris pour les hommes du nouveau gouvernorat, recrutés parmi les tribus du reste de la province. Un diplomate en poste en Irak euphémise : « Il aurait été préférable qu’un accord sur l’avenir de Mossoul et du gouvernorat de Mossoul ait pu être atteint. » Surtout en Irak, où la politique est la poursuite de la guerre par d’autres moyens.

Au bout de la route, la base aérienne de Qayyarah,réhabilitée depuis qu’elle a été reprise à l’État islamique en juillet, accueille désormais 600 soldats américains et environ 150 artilleurs français. Ces soldats de la « coalition » sont là pour appuyer les forces irakiennes qui s’apprêtent à lancer leur offensive pour reprendre Mossoul, la deuxième ville du pays.

Le 4 octobre, sur une radio créée ce jour-là spécialement pour communiquer avec les Mossouliotes, le premier ministre irakien, Haider al-Abadi, a promis une « grande victoire ». Depuis, les forces spéciales et les divisions irakiennes s’amassent autour de la ville, les entourages des généraux se soûlent dans les hôtels de luxe, l’assaut paraît imminent.

Une rumeur persistante veut qu’Abadi exauce là un souhait de Barack Obama, qui quittera la Maison Blanche en janvier prochain, et veut donner un coup de boost à Hillary Clinton, la candidate démocrate, pour l’élection du 8 novembre.
Ces spéculations de stratège en chambre font rire les initiés, comme ce diplomate occidental rencontré à Erbil, la capitale du Kurdistan d’Irak : « Étant moi-même dans le cercle fermé de toutes les discussions [où se décide cette offensive], ce n’est pas ce qu’on entend. Ce qu’on y entend, c’est qu’il faut prendre Mossoul maintenant parce que l’État islamique est faible. “Attrapons-les, et éliminons-les d’Irak tout de suite ! Ne les laissons pas se regrouper !” »

L’élection américaine est peut-être un bonus. Mais la vraie raison de cette précipitation est militaire. Falloujah, le bastion djihadiste de la province d’Anbar, à l’ouest de Bagdad, est tombée au printemps en quelques semaines, beaucoup plus vite qu’espéré par les forces gouvernementales. L’État islamique est affaibli, il faut lui donner le coup de grâce, avant que Mossoul ne devienne imprenable sauf à provoquer un bain de sang.

La fenêtre de tir est étroite. Selon le Pentagone américain, l’organisation terroriste n’aurait actuellement plus que 3 000 à 4 500 hommes pour tenir la ville. Les militaires et les humanitaires travaillent donc sur deux scénarios.

Le scénario idéal est le suivant : les forces irakiennes prennent d’assaut la ville depuis plusieurs axes, principalement depuis Qayyarah au sud, Khazer à l’est et le barrage de Mossoul au nord. L’Est, sur la rive gauche du Tigre, est repris très rapidement, car largement dépeuplé depuis l’exode des minorités kurdes, chrétiennes et chiites qui l’habitaient avant 2014. Lâchés par les combattants locaux, les djihadistes se replient sur la rive ouest, le centre historique sunnite, s’enfuient ou sont écrasés en quelques jours. La très grande majorité des 1,2 à 1,5 millions de civils que compterait encore la ville se terre, évite les balles et les bombes perdues. L’afflux de déplacés reste soutenable, 150 000 personnes, ce qui constitue un seuil au-delà duquel la crise deviendrait ingérable.

Qu’un grain de sable vienne gripper cette belle mécanique, et la grande victoire tournera alors au scénario catastrophe. Les djihadistes n’auront qu’à dynamiter les ponts pour ralentir l’armée, qu’à pousser d’un coup plusieurs centaines de milliers de civils, qu’à prendre en otages ceux qui resteront sur la rive ouest… 

Les humanitaires tentent de garder leur sang-froid, malgré des prévisions apocalyptiques. Selon Lise Grande, coordinatrice des affaires humanitaires de l’ONU en Irak, « dans le pire des scénarios, nous pourrions avoir affaire à un million de personnes déplacées dans un court laps de temps. Chaque fois que nous voyons une population supérieure à 150 000 personnes qui fuit d’un coup, il n’y a pas une seule institution dans le monde qui peut faire face en temps réel. Ni le gouvernement irakien, ni les forces de sécurité, ni les partenaires humanitaires ne pourront gérer un scénario catastrophe, même si nous ferons tout pour y faire face ». Le chaos d’une telle crise humanitaire s’accompagnerait inévitablement de dommages collatéraux, voire d’exactions (lire également ici l’avertissement d’Amnesty International, dès août dernier).

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