Édition du 3 juin 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Planète

La croisade automobile contre l’écologie

Une vaste offensive des droites est en cours, prétendant s’opposer à « guerre contre la voiture ». Le Zetkin Collective décrypte ce combat politico-culturel contre l’écologie, dans lequel l’extrême droite carbofasciste est hégémonique, mobilisant aussi bien des partis institutionnels que les mouvances conspirationniste et masculiniste, en alliance avec le capital fossile et des représentants plus classiques de la droite.

26 mai 2025 | tiré de la revue contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/croisade-automobile-capitalisme-fossile-ecologie-zetkin-collective/

L’apocalypse est dans l’air. Durant l’été, un groupe surnommé les «  Blade Runners [1] » a commencé à saboter les infrastructures des zones à très faibles émissions (ULEZ) autour de Londres. Vêtus de noir de la tête aux pieds, ils s’en prennent aux caméras qui scannent les plaques d’immatriculation des voitures pour déterminer si elles respectent les normes environnementales minimales ou doivent s’acquitter d’une taxe journalière de 12,50 livres sterling.

Certains Blade Runners démontent entièrement les installations, décrochent les caméras de leur support et les enferment dans des caisses. D’autres tranchent les poteaux, laissant la gravité précipiter l’appareil sur le trottoir. Les plus habiles arrivent sur place armés de longs sécateurs et coupent les câbles avant de repartir dans une mise en garde macabre. L’un d’eux s’est filmé en pleine action, s’adressant aux autorités contre lesquelles il lutte :

Vos gars mettent peut-être une demi-journée à en installer une. Il me faut moins d’une minute pour la démonter. Alors allez-vous faire foutre avec vos putains de zones à très faibles émissions, bande d’enculés. C’est notre pays et on est en train de le reprendre.

Qu’est-ce qui motive exactement le sabotage des Blade Runners ? Les discussions en ligne entre les partisans les plus actifs révèlent que leur mobilisation ne repose ni sur la qualité de l’air, ni véritablement sur le coût financier. Ce sont des espaces où toutes sortes d’angoisses culturelles et politiques contemporaines se mêlent. Hostiles aux vaccins, aux «  confinements climatiques  », aux sociétés sans argent liquide, à «  l’idéologie du genre  », aux réseaux 5G et aux identités numériques, les Blade Runners se considèrent comme des combattants de la liberté, résistants face à un État totalitaire animé par ce qu’ils perçoivent comme un programme mondial.[2]

Pourtant, il serait erroné de les considérer comme des marginaux farfelus. S’ils s’en prennent en partie à des dispositifs souvent dénoncés par la gauche — comme l’expansion des technologies de surveillance étatique et privée —, leur diagnostic et leurs remèdes plongent la politique dans les terrains conspirationnistes de l’extrême droite. Leur opposition aux politiques de décarbonation devient rapidement l’un des nouveaux fronts majeurs du déni organisé de la science climatique — un front structuré par l’extrême droite, qui diffuse ses discours, et qui synthétise le nationalisme fossile avec une forme radicale de libertarianisme.

Si les mobilisations de rue de droite étaient déjà en hausse avant 2020, la pandémie a accéléré et transformé des dynamiques préexistantes. Le tourbillon d’anxiété, de désinformation et de polarisation qu’elle a déclenché a attiré des pans inattendus de la population — notamment issus de la petite bourgeoisie — dont beaucoup ont participé pour la première fois à un mouvement social, en ligne ou dans la rue.

Elles y ont croisé des militants plus aguerris, des médias alternatifs et des théoriciens du complot, disposant de l’expérience organisationnelle et des cadres idéologiques pour interpréter la situation comme une crise d’ampleur apocalyptique — et y apporter des «  solutions  Parallèlement, la pandémie a mis un coup d’arrêt à la dynamique du mouvement mondial pour la justice climatique : les manifestations se sont muées en webinaires, les blocages en débats stratégiques, et l’élan brisé ne s’est pas encore reconstitué.

Si la xénophobie anti-migrants et l’islamophobie étaient les fondements incontournables de l’extrême droite avant la pandémie, l’hostilité grandissante envers les politiques de santé publique a reconfiguré et diversifié ses modes d’expression. La frontière est évidemment restée un point de crispation. Mais la suspension des flux migratoires et de l’accueil des réfugiés, imposée par les restrictions sanitaires, a temporairement déplacé le foyer de l’attention : il ne s’agissait plus tant de limiter la liberté de mouvement des Autres perçus comme menaçants, que de « libérer le peuple » de ses propres entraves internes.

Dans ce climat oppressant, les groupes dits de «  défense de la liberté  » ont proliféré. Des figures issues du monde de l’entreprise ont glissé vers une forme d’entrepreneuriat politique. Restaurateurs, prédicateurs, professionnels de santé en rupture, assistants juridiques, travailleurs indépendants, petits patrons et gestionnaires de tous horizons ont trouvé un terrain d’union.

Certains se sont reconvertis en influenceurs sur les réseaux sociaux, en animateurs de podcasts, en marchands de médecines alternatives et de produits de bien-être, en orateurs dans les rassemblements anti-confinement, voire en dirigeants de partis politiques émergents. Pour plusieurs d’entre eux, cela signifiait délaisser – ou combiner – leur activité professionnelle avec l’«  activité  » militante, estompant un peu plus encore la frontière, déjà floue, entre engagement politique et entreprise opportuniste à l’extrême droite.

À mesure que les effectifs de l’extrême droite ont augmenté, son influence dans le courant dominant s’est elle aussi intensifiée. Des concepts et théories du complot autrefois confinés à la marge fasciste – du prétendu contrôle malthusien de la population au fantasme du « Grand Remplacement » – se sont banalisés jusqu’à structurer le discours ordinaire. C’est par ces récits que la pandémie et la crise climatique s’articulent désormais.

Ainsi, les critiques des confinements sanitaires ont progressivement laissé place à des mises en garde contre une future dystopie de « confinements climatiques ». Les dispositifs de dénégation portés par les instituts privés de lobbying et les groupes de pression soutenus par les intérêts fossiles ont, quant à eux, joué un rôle clé dans la réorientation du mouvement dit de la « liberté » vers la bataille contre les politiques climatiques.

Pour les capitalistes fossiles — et leurs alliés souvent involontaires —, le monde se découpe selon une série d’oppositions binaires : vérité contre mensonge, nationalistes contre mondialistes, défenseurs de la liberté contre tyrans, banlieue contre ville, automobilistes ordinaires contre militants pour le climat. En nourrissant l’imaginaire conspirationniste de l’extrême droite, ces dichotomies alimentent ce que l’on peut qualifier de « crise inversée ».

Cette dernière reflète tout en dissimulant la réalité matérielle du dérèglement climatique, en diffusant des récits étroitement alignés sur les intérêts du capital fossile. Dans ce cadre, la véritable crise n’est pas celle du climat, mais ce que «  ils  » — les élites « mondialistes » et les foules « woke » — prétendent imposer pour y répondre. Les solutions écologiques deviennent ainsi perçues comme la crise elle-même. Au cœur de cette rhétorique se trouve la prétendue « guerre contre la voiture ».

La ville verrouillée

Le concept de «  ville du quart d’heure  » a été formulé en 2015 par Carlos Moreno (1959), professeur franco-colombien en sciences de gestion à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s’agit de concevoir des villes où les habitant·es peuvent accéder, à pied ou à vélo et en moins de quinze minutes depuis leur domicile, à tous les services essentiels — y compris leur lieu de travail.

Anne Hidalgo (1959), maire socialiste de Paris, a fait de ce concept un slogan de campagne lors de sa réélection en 2020, promettant notamment la création d’« une piste cyclable dans chaque rue » d’ici 2024, au prix de la suppression de 60 000 places de stationnement en surface. Ces propositions prolongeaient la politique urbaine engagée dès 2014. Résultat : entre 2019 et 2020, le nombre de cyclistes a doublé dans la capitale, et les émissions ont baissé de 20 % entre 2004 et 2018. Hidalgo entend désormais interdire les voitures diesel d’ici 2024, et tous les véhicules non électriques à l’horizon 2030.

Ces projets n’ont toutefois pas été mis en œuvre sans opposition. Un hashtag équivalant à #SaccageParis a rencontré un certain écho sur Twitter, où des internautes ont publié photos et vidéos illustrant la prétendue «  décadence  » urbaine — seringues, poubelles débordantes, campements de sans-abri —, accusant directement Hidalgo. Comme l’a rapporté Politico, une manifestation tenue en octobre 2021 a rassemblé plusieurs centaines de personnes dénonçant l’état de saleté de la ville et la «  promotion désordonnée des trottinettes électriques et des vélos au détriment des piétons  ».

Face aux critiques croissantes sur les trottinettes, Hidalgo a organisé un référendum en avril 2023 concernant leur usage. Les Parisien·nes ont alors voté en faveur de leur interdiction. Malgré l’audace de ses politiques, les protestations visant ses mesures de restriction de la voiture et de promotion de la marche et du vélo sont restées relativement marginales.

La situation se présente différemment au Royaume-Uni. À Oxford, les tentatives de mise en place de «  quartiers à faible trafic  » (Low Traffic Neighbourhoods, ou LTN), dispositifs consistant essentiellement à installer des bornes ou jardinières pour restreindre l’accès aux voitures et favoriser la piétonnisation — ont suscité une vague de vandalisme. En 2022, une seule borne, située dans l’est de la ville et qualifiée de «  la plus détestée de Grande-Bretagne  », a été vandalisée à vingt reprises : des voitures sont passées dessus, certains l’ont arrachée, d’autres l’ont incendiée. La municipalité a alors tenté de renforcer le dispositif en la remplaçant par une structure en bois plus robuste, avant d’installer des versions en acier dans d’autres secteurs. Ce type de sabotage s’est répété dans diverses régions du pays.

Sur le plan discursif, les villes du quart d’heure, les zones à très faibles émissions (comme celles de Londres) et les « quartiers à circulation réduite » (comme ceux expérimentés à Oxford) tendent à se confondre dans un ensemble confus d’obsessions conspirationnistes que Naomi Klein (1970) a qualifié de « cocktail complotiste du Great Reset ». Jordan Peterson (1962), l’un des principaux relais de cette rhétorique toxique, a largement contribué à viraliser la notion en partageant, le 31 décembre 2022, un message se moquant des « bureaucrates tyranniques idiots » à l’origine de ce projet, tout en avertissant : « ne vous y trompez pas, cela fait partie d’un plan bien documenté ».

Pour dissiper tout doute sur l’identité des responsables de ce plan dystopique, il relayait également un tweet de Don Keiller affirmant : « c’est déjà en marche… #GreatReset #JailSchwab », accompagné de photos des dispositifs de circulation à Canterbury et Oxford, ainsi que d’une infographie accusant l’ONU et le Forum économique mondial d’être les instigateurs de la ville du quart d’heure « parce qu’ils se soucient de vous et veulent que vous conduisiez moins ». Ce tweet a été vu plus de sept millions de fois.

Deux mois plus tard, une nouvelle manifestation contre les villes du quart d’heure a rassemblé 2 000 personnes à Oxford. Une fillette de douze ans, transformée pour l’occasion en anti-Greta, a pris le micro pour lancer à la foule :

« Comment osez-vous voler mon enfance et mon avenir, ainsi que celui de nos enfants, en nous réduisant en esclavage dans votre folle prison numérique de surveillance ! » Des tracts distribués sur place présentaient le projet comme un vaste complot visant à enfermer les habitants dans des prisons à ciel ouvert. Barbelés, surveillance permanente par caméras, régimes alimentaires à base d’insectes : telle serait, selon ces documents, la nouvelle norme imposée sous couvert d’écologie. Une pancarte, plus sobre mais tout aussi évocatrice, résumait l’ambiance paranoïaque : les villes du quart d’heure seraient « le coin d’une lame mondiale qui restreindra notre liberté de mouvement ».

Ces craintes ont trouvé un écho jusqu’à la Chambre des communes, où le député conservateur Lee Anderson (1967) a dénoncé les projets d’Oxford comme une « conspiration socialiste internationale ». Quant à Nigel Farage (1964), il a appuyé cette interprétation alarmiste en affirmant : « Les confinements climatiques arrivent. »

Portées par le marché mondial de la désinformation, les théories conspirationnistes sur les villes du quart d’heure ont rapidement gagné le Canada. En février 2023, à Edmonton (Alberta) — capitale de cette province pétrolière —, un rassemblement s’est ouvert par une prière chrétienne. Au cours de la réunion, une coorganisatrice a sorti une imposante Bible de son sac à dos pour la tendre à un urbaniste présent, l’interpellant ainsi : « Jurez-vous sur la Bible que nous ne serons pas verbalisés, que nous n’aurons pas à présenter nos papiers à des points de contrôle ou à faire scanner nos plaques d’immatriculation ? »

L’urbaniste a souri, visiblement amusé, et éludé la question. Mais lorsqu’elle lui fut posée de nouveau, cette fois sur la tribune et devant la foule, il a fini par accepter. Il posa d’abord sa main gauche sur la Bible, avant d’être interrompu par Chris « Sky » Saccoccia, militant anti-confinement, qui lui enjoignit d’utiliser la droite. « Mec, je ne jure pas tous les jours sur la Bible », plaisanta l’urbaniste, avant de déclarer : « Moi, Sean Bohle, urbaniste principal à la ville d’Edmonton, je jure solennellement » — puis, se tournant vers Saccoccia : « c’est bon ? » — et poursuivit : « que si la ville d’Edmonton tente un jour d’imposer un contrôle sur les déplacements des gens, je m’y opposerai fermement dans le cadre de mes fonctions. » La foule éclata en applaudissements.

Avant 2020, Saccoccia, fils de trente-neuf ans d’un riche promoteur immobilier installé dans la banlieue de Toronto, ne semblait avoir aucune expérience politique si ce n’est un goût prononcé pour les provocations d’extrême droite en ligne. D’après le Canadian Anti-Hate Network, il a notamment affirmé que « les Noirs n’ont pas la sophistication nécessaire pour créer une civilisation avancée », que « les musulmans et le viol d’enfants vont ensemble comme les hamburgers et les frites » et que Mein Kampf était « parfaitement exact » à propos des efforts des Juifs pour contrôler le monde, « comme si Hitler avait une boule de cristal ».

Lorsque la pandémie a éclaté, Saccoccia a canalisé cette vision du monde dans un activisme virulent contre les vaccins et les confinements, fédérant un large public en ligne, accumulant inculpations pénales et milliers de dollars d’amendes, tout en devenant l’un des visages les plus visibles du mouvement pour la « liberté ». Il a aussi acquis une notoriété internationale comme invité régulier d’InfoWars[3] et, au moment où nous écrivons ces lignes, prévoit de se rendre à Oxford pour tourner un documentaire sur les villes du quart d’heure.

Lors de son discours à Edmonton, Saccoccia a recyclé le message qu’il diffusait pendant la pandémie pour l’adapter à son nouveau combat climatique :

« Ils ont utilisé le Covid pour vous habituer à l’idée de ne pas vous éloigner de plus de cinq kilomètres de chez vous… Maintenant, ils savent qu’une pandémie ne peut pas durer éternellement, mais qu’est-ce qui le peut ? Une crise climatique, oui ! Une crise climatique dure des générations. Le Covid a donc servi de cheval de Troie pour vous reconditionner, vous préparer à accepter un nouvel agenda de contrôle total imposé au nom du climat — un agenda qui passera par la suppression de la propriété privée de la voiture. »

Le discours, l’influence et la notoriété de Saccoccia sont ainsi remobilisés pour alimenter une guerre culturelle contre les automobilistes. L’idée que « la pandémie ne pouvait durer éternellement, mais qu’une crise climatique le peut » semble être, pour lui, moins un avertissement qu’une opportunité : la précédente crise lui a apporté une reconnaissance — pourquoi ne souhaiterait-il pas que la suivante dure encore plus longtemps ?

Le rassemblement d’Edmonton peut être vu comme une attaque préventive contre les politiques urbaines d’atténuation du changement climatique, visant à attiser une controverse paranoïaque alors même qu’aucune mesure concrète — comme celles en vigueur en Europe — n’était prévue. S’inspirant de l’exemple d’Oxford, Saccoccia a électrisé la foule : « Vous savez ce qu’ils font en ce moment ? Ils défoncent les bornes avec leurs voitures. Ils coulent du béton. Ils arrachent les caméras… Et c’est ce qu’on va faire ici ». Cela, alors même qu’aucune zone à très faibles émissions (ULEZ) n’était envisagée à Edmonton. Pourtant, la foule restait en état d’alerte, prête à s’opposer au moindre soupçon de restriction de la mobilité automobile individuelle.

Ces théories farfelues ne se limitent pas à des activistes de rue comme Sky Saccoccia. On assiste plutôt à une chorégraphie entre le mouvement « ascendant » venu de la rue et la guerre culturelle « descendante » menée par les élites médiatiques, dans laquelle des influenceurs d’extrême droite s’allient à des groupes climatosceptiques bien implantés pour propager la paranoïa. Selon une enquête de DeSmog, le groupe Not Our Future – l’un des principaux opposants aux villes du quart d’heure à Oxford – entretient de nombreux liens avec des réseaux organisés de négation du climat, dont des membres affiliés à la Global Warming Policy Foundation, principale organisation climatosceptique du Royaume-Uni.

Ces groupes bénéficient par ailleurs d’une audience croissante grâce à des figures comme Jordan Peterson, que le climatologue Michael Mann qualifie de « rouage central de la machine à nier », notamment par sa diffusion systématique de ces discours sur X/Twitter et YouTube. Au Canada, l’organisation climatosceptique de longue date, Friends of Science, relaie les mêmes récits conspirationnistes. Sa porte-parole, Michelle Stirling, est intervenue sur Rebel News et d’autres plateformes d’extrême droite pour affirmer que la pandémie aurait « conditionné le public à vivre en quinze minutes », en avertissant que les passeports vaccinaux seraient bientôt transformés en outils de rationnement du carbone à l’échelle individuelle.

Dans le discours de ces coalitions, la tyrannie prétendument imminente agit à toutes les échelles : des sommets « mondialistes » de Davos jusqu’à l’intimité de la chambre à coucher.

Le sexe dans la ville du quart d’heure

#JustSayNo to WEF. #JustSayNo to the fake climate crisis. #JustSayNo to Climate Change Lockdowns. #JustSayNo to fifteen-minute cities / Smart cities. #JustSayNo to the Alphabet Gang. (« Dites simplement non au Forum économique mondial. Dites non à la fausse crise climatique. Dites non aux confinements liés au climat. Dites non aux villes du quart d’heure et aux villes intelligentes. Dites non au gang de l’alphabet » – cette dernière formule étant un code insultant visant la communauté LGBTQ.)

Si cette étrange litanie publiée par Saccoccia sur Telegram – dont la dernière invective cible les personnes LGBTQ – peut sembler relever du pur délire démagogique, elle n’en pose pas moins une question essentielle : pourquoi les queerphobes s’acharnent-ils autant contre les villes du quart d’heure ? Est-ce un simple inventaire à la Prévert des obsessions réactionnaires du moment, ou bien une logique plus profonde les relie-t-elle ?

À l’occasion du mois des fiertés[4], – une figure en vue du mouvement pour la « liberté » et farouche opposante aux villes du quart d’heure – a lancé une campagne pour empêcher la peinture d’un passage piéton arc-en-ciel dans sa petite ville du nord de l’Alberta, près d’Edmonton. Plus au sud, à Leduc – site de la première grande découverte pétrolière de la province – quelqu’un a fait crisser ses pneus sur un passage arc-en-ciel fraîchement peint, le recouvrant de marques noires : une image saisissante de queerphobie fossilisée.

La politologue Cara Daggett a interprété de tels événements comme une «  convergence catastrophique  » entre la crise climatique, un système fondé sur les combustibles fossiles en déclin, et une hypermasculinité occidentale de plus en plus fragile. «  Les remises en question des systèmes fondés sur les énergies fossiles – et, plus largement, des modes de vie saturés de pétrole et de gaz – sont perçues comme des attaques directes contre le pouvoir patriarcal blanc », explique Daggett.

Dans cette convergence, des alliances aussi surprenantes qu’opportunistes se forment. Ainsi, des musulmans conservateurs se sont retrouvés aux côtés d’évangéliques et de figures illuminées de l’extrême droite, dont beaucoup affirmaient encore, quelques années plus tôt, que la crise migratoire n’était qu’un prétexte à une « invasion musulmane » de l’Occident. Ces coalitions cyniques et instables – car l’extrême droite rechigne à renoncer longtemps à l’islamophobie – détournent temporairement leur attention des frontières pour cibler un nouveau front : les conseils scolaires, où il s’agit de « reprendre le contrôle ».

« Si votre liberté vous autorise à interférer avec ma vie privée, avec la manière dont j’élève mon enfant, alors ce n’est pas de la liberté », déclare Mahmoud Mourra, figure de proue d’un rassemblement anti-LGBTQ à Calgary. Dans un entretien accordé au Toronto Star, il déclare sans détour : « Si mon fils décidait d’être gay demain, j’en serais blessé pour le reste de ma vie. »

Il ressort de ces propos que la « liberté » est envisagée ici comme le droit absolu d’exercer un contrôle sur sa « propriété » — qu’il s’agisse de ses voitures ou de ses enfants. Il existe un parallèle révélateur entre le slogan « Laissez nos enfants tranquilles », devenu central dans la croisade anti-LGBTQ, et un tweet de Jordan Peterson enjoignant les élites à « laisser nos voitures tranquilles ».

Cette logique libertarienne – version dévoyée du célèbre Don’t tread on me (« Ne me marche pas dessus »), – conçoit l’État comme une force oppressive, et érige le droit à polluer ou à imposer des normes hétéronormatives en principes sacrés. « Change de vitesse, pas de sexe » : tel est le slogan d’un mème devenu autocollant de pare-chocs. Dans ce cadre, le contrecoup anti-trans se déploie à l’échelle de la société : des transitions de genre aux transitions énergétiques, l’enjeu, pour détourner la formule de Marx[5], devient d’empêcher tout changement.

La famille fossilisée

Si, comme l’affirme Michelle Esther O’Brien, la famille constitue «  l’un des lieux de la reproduction élargie du capitalisme  », que dire alors de la voiture familiale ? Lorsqu’il a annoncé une révision des « mesures anti-automobiles à l’échelle nationale », le Premier ministre britannique, Rishi Sunak (1980) a choisi de se faire photographier assis sur le siège avant de l’ancienne Rover de Margaret Thatcher. « Parlons de liberté », pouvait-on lire en légende.

Dans une tribune publiée dans le Telegraph, Sunak exprimait son inquiétude quant aux jardinières et aux bornes, comme celles installées à Oxford, qui empêcheraient selon lui « tout véhicule plus large qu’un vélo de passer », entravant ainsi le quotidien des voitures familiales. Il déclarait savoir « à quel point les voitures sont importantes pour les familles ».

Dans le numéro précédent de Salvage, Alva Gotby s’appuyait sur les campagnes Wages for Housework ( Des salaires pour le travail ménager) et Wages Due Lesbians (WDL, Salaires dus aux lesbiennes) des années 1970 pour formuler une critique matérialiste de l’hétérosexualité, conçue comme un « mode de vie institutionnalisé fondé sur le désir social d’un certain type d’existence et sur les infrastructures matérielles qui le rendent possible ». Cela transparaît dans l’analyse de la division sexuelle du travail formulée par WDL : « la femme aide l’homme à travailler davantage, à acheter une maison plus grande, une voiture, etc., et à subordonner ses propres besoins aux siens, qui sont ceux du capital ».

De la même manière que le capitalisme a besoin de produire des voitures, il a besoin de produire des « femmes » et des « épouses » disciplinées, chargées de soutenir le salaire masculin, de constituer des « familles » capables d’absorber, par leur surconsommation, la production excédentaire de biens à forte intensité matérielle et destructeurs sur le plan écologique. L’effet combiné du discours pro-voiture, pro-famille et anti-LGBTQ — amalgame que l’on pourrait nommer « panique sexuelle du quart d’heure » — est de diaboliser et d’ostraciser celles et ceux qui échappent à l’hétéropatriarcat, et qui osent construire d’autres formes de désirs sociaux et de supports matériels. Refuser la voiture individuelle, c’est donc aussi, d’une certaine manière, refuser le modèle familial dominant.

Les liens entre natalisme d’extrême droite et déni climatique foisonnent dans les tweets de Jordan Peterson, qui semble s’être reconverti en poète, avec le sérieux affecté d’un adolescent en pleine crise mystique. Dans l’un de ses poèmes, il prête sa voix aux « élites mondialistes alarmistes », bien décidées à nous faire la leçon depuis leurs hauteurs :

Crève de faim dans le noir,

paysan,

toi et ta horde grouillante

d’enfants émetteurs de carbone

qui encombrent la planète.

Le Forum économique mondial (WEF – World Economic Forum) et l’Organisation des Nations unies (ONU), explicitement nommés dans ses publications, sont dépeints comme des fanatiques génocidaires, obsédés par la réduction des émissions de gaz à effet de serre au point d’envisager le meurtre de masse. L’expression forgée par Peterson — « enfants émetteurs de carbone » — sert à instiller un sentiment d’attaque existentielle contre la famille fossilisée : « ils » ne veulent pas que nous ayons d’enfants ; « ils » veulent nous exterminer en nous privant de combustibles fossiles.

Cette construction discursive est également mobilisée par David Parker, fondateur de Take Back Alberta («  Reprendre Alberta  »), l’un des groupes d’extrême droite les plus influents au Canada. À un public presque exclusivement blanc et majoritairement rural, Parker ne cesse de marteler qu’ils sont confrontés à un programme « anti-humain ».

La plupart des femmes de mon âge pensent que la pire chose qui pourrait leur arriver, c’est de tomber enceintes. Très bien, leur carrière passe avant. Plus importante que la survie de l’espèce humaine… Que vous soyez pour ou contre l’avortement, nous sommes en train de massacrer nos enfants dans l’utérus. Nous vivons dans une société anti-humaine qui enseigne littéralement à nos enfants qu’ils sont une maladie pour cette planète. Que la meilleure chose à faire, c’est de dépeupler. Vous êtes le carbone qu’ils essaient de réduire.

La survie de l’espèce humaine serait menacée – non par le changement climatique, mais par les féministes et les écologistes, dont les idéologies jugées dévoyées contribueraient à la chute des taux de natalité. Cette perception du monde est également centrale dans l’idéologie long-termiste, prisée par certaines figures ultra-riches de la Silicon Valley, comme Elon Musk — régulièrement encensé par Parker et d’autres figures de l’extrême droite. « Une espèce qui refuse même de se reproduire ne survivra pas », déclare-t-il à la foule, ajoutant que « le taux de natalité en Amérique du Nord n’assure même pas le renouvellement des générations ».

Entre Peterson et Parker — qui ont partagé une scène en mai 2023 — émerge une forme de natalisme fasciste fossile, où les obsessions traditionnelles du fascisme pour la reproduction nationale et la place des femmes se doublent désormais d’un déni climatique actif.

C’est à travers cette chaîne d’équivalence — une identification complète du « peuple » au carbone — que l’anti-écologisme se fond dans l’ultra-nationalisme, et réciproquement. Dans cette logique, brûler des énergies fossiles, rejeter les politiques et technologies de transition énergétique, ou encore défendre la famille nucléaire deviennent autant d’actes de loyauté nationale. Le slogan « Vous ne nous remplacerez pas » cède ainsi la place à une version fossile : « Vous ne remplacerez pas les combustibles fossiles ».

Cette construction discursive n’a rien d’anecdotique : elle s’ancre dans des mutations historiques et matérielles profondément liées au capital fossile, cristallisées autour de l’un de ses emblèmes marchands les plus puissants : l’automobile.

Le moteur de l’histoire

On dit parfois que l’histoire du capitalisme au XXe siècle peut se lire à travers celle de la voiture. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les excédents de production militaire ont été reconvertis à des fins civiles. Les programmes de reconstruction nationale, conçus pour relancer des économies dévastées, ont mis l’accent sur les industries automobiles publiques ou sur des « champions nationaux ». Les constructeurs étaient associés à une identité nationale : Volkswagen en Allemagne, Leyland au Royaume-Uni, Renault en France, Fiat en Italie.

Mais cette apparence de souveraineté industrielle masquait une forte dépendance. Les États-Unis fournissaient les équipements pour les usines et les capitaux nécessaires pour « amorcer les pistons ». Les ressources coloniales assuraient l’approvisionnement en caoutchouc, métaux et pétrole jusqu’aux chaînes de montage, et les voitures produites — parfois par une main-d’œuvre immigrée — étaient principalement destinées à l’export. C’est cette dynamique, moteur du « miracle économique » de l’après-guerre, que la voiture fétichisée a contribué à dissimuler.

Mais dans les années 1970 et 1980, les marchés automobiles se sont progressivement saturés. Cette surcapacité a comprimé les marges et contraint les constructeurs à abandonner les modèles standardisés, en multipliant les variantes pour répondre aux goûts supposément plus raffinés des consommateurs. Grâce à une palette quasi infinie de laques, cuirs, tissus, toits ouvrants, jantes ou systèmes audio, aucune voiture identique ne sortait de la chaîne de production de Volkswagen un même jour. Et à mesure que les options de personnalisation se multipliaient, la taille des véhicules augmentait elle aussi.

Face aux nouvelles réglementations sur l’efficacité énergétique adoptées par le Congrès à la suite des chocs pétroliers des années 1970, les lobbyistes de l’industrie automobile ont obtenu des exemptions pour les « camionnettes légères » et les « véhicules utilitaires ». Ce qui deviendra plus tard la « faille des SUV » a poussé les constructeurs à produire des véhicules plus lourds, plus hauts et moins économes en énergie, tout en les reclassant comme camions. Ces véhicules massifs ont ensuite été commercialisés de manière agressive auprès du grand public, à travers des images de machines escaladant des montagnes — alors même qu’ils étaient principalement utilisés pour les trajets domicile-école en banlieue.

Au-delà des incitations initiales créées par cette faille juridique, le prix plus élevé des SUV promettait des profits bien supérieurs à ceux des voitures particulières classiques, ce qui explique en partie pourquoi un phénomène d’abord limité aux États-Unis est devenu mondial. Aux États-Unis, SUV et camions légers représentent désormais près des trois quarts des ventes de voitures neuves. Et à l’échelle mondiale, leur part est passée de 20 % à plus de 50 % des ventes en seulement dix ans.

Dans le même temps, les SUV sont devenus le deuxième facteur d’augmentation des émissions mondiales de CO₂, derrière le secteur de l’électricité, mais devant le transport maritime, l’aviation et l’industrie lourde. Si les SUV formaient un pays, ils seraient aujourd’hui le sixième plus gros émetteur de gaz à effet de serre au monde.

Par ailleurs, leur gigantisme a des conséquences dramatiques non seulement sur le climat, mais aussi sur les autres usagers de la route. Les chaînes de production actuelles fabriquent des voitures de la taille de chars d’assaut de la Seconde Guerre mondiale. Sans surprise, le nombre de piétons tués a atteint un sommet de quarante ans aux États-Unis. De manière perverse, ce risque accru est parfois invoqué pour justifier l’achat de véhicules encore plus massifs, censés protéger leurs occupants — une logique de « course aux armements » semblable à celle des amateurs d’armes à feu. Si l’on produit des chars, il faut s’attendre à des morts.

Il n’est pas anodin que le XXe siècle soit couramment divisé en deux grandes périodes : le fordisme et le post-fordisme. La voiture en est le symbole par excellence — la marchandise suprême. Chargée de qualités fétichisées et présente aux quatre coins du globe, elle incarne la valeur en expansion perpétuelle, activant des circuits d’accumulation avant, pendant et bien après sa sortie d’usine : pièces détachées, construction de routes, commerces en bordure de chaussée, compagnies d’assurance, stations de lavage, etc.

Les pays en périphérie du système mondial ne sont pas seulement des réservoirs de ressources nécessaires à la production des voitures destinées aux pays du centre : ils deviennent aussi les dépotoirs de ces cages métalliques une fois qu’elles ne répondent plus aux normes réglementaires ou aux goûts esthétiques du Nord global. Qu’elles continuent à rouler ou qu’elles finissent à la casse, ces voitures prolongent leur pouvoir de nuisance bien au-delà de leur première vie, en dépossédant les territoires exploités de leurs ressources naturelles et en perpétuant la pollution. La voiture — et sa défense — cristallise ainsi l’expression la plus achevée du mode de vie impérial.

Alors que les ouvriers des usines automobiles ont été soumis aux cadences imposées par la machine, la nature et l’espace ont eux aussi été subordonnés à la logique de l’automobile, bouleversant au passage les relations sociales. Les rues résidentielles ont cédé la place aux rocades et aux parkings ; les paysages ont été éventrés sur des kilomètres pour construire des autoroutes ; les réseaux de trains et de tramways ont été systématiquement démantelés ; et les zones pavillonnaires ont été repoussées toujours plus loin, aux marges des villes, où la dépendance à la voiture ne fait que s’accentuer. S’il existait un large consensus social sur la direction générale à suivre — de nouvelles subjectivités se formant en phase avec ces transformations — la dépendance totale à l’automobile s’est néanmoins imposée sans véritable participation démocratique.

Cela ne veut pas dire que la suprématie de la voiture n’a jamais été contestée. Tout au long de son histoire — plus longue encore que celle du capitalisme contemporain — des vagues de résistance ont dénoncé l’engorgement des rues, la mise en danger des vies humaines, et la destruction des campagnes, tous effets du système d’automobilité. Mais avec l’effondrement écologique désormais en ligne de mire — et le transport représentant souvent la première source d’émissions dans un pays donné — la voiture, ainsi que le carburant qui l’alimente, font aujourd’hui l’objet de leur contestation la plus déterminée.

Le capital répond à ce défi par une solution technologique relativement simple : remplacer le moteur à combustion interne par une batterie au lithium. Les États soutiennent cette électrification en interdisant progressivement les moteurs thermiques et les véhicules diesel. Mais cette transition vers une mobilité individuelle électrifiée traverse aussi un champ de mines géopolitiques, économiques et subjectifs.

Il faut d’abord composer avec des intérêts économiques profondément enracinés. Les industries pétrolière et automobile restent imbriquées dans une relation symbiotique : la moitié de la consommation mondiale de pétrole sert à alimenter les véhicules routiers. Une électrification totale de la mobilité personnelle représenterait donc une menace existentielle pour le capital fossile.

Le paysage de la production automobile, quant à lui, a été profondément transformé. Alors qu’il était historiquement centré sur l’Europe et les États-Unis, il s’est déplacé vers l’Asie de l’Est, la Chine dominant désormais le marché mondial des voitures neuves. Même la production de ce qui était autrefois le fleuron de l’industrie allemande — l’automobile — a été délocalisée dans des pays à main-d’œuvre bon marché et à réglementation plus souple : la majorité des véhicules de marques allemandes ne sont plus fabriqués en Allemagne.

Le plan actuel d’électrification offre toutefois au capital fossile de nombreuses occasions de piloter la transition à son avantage. Aux États-Unis comme dans l’Union européenne, en raison d’un mode de calcul propre aux normes d’efficacité énergétique, la montée en puissance des véhicules électriques profite en réalité aux segments les plus polluants de l’industrie automobile.

Adoptées par le Congrès des États-Unis dans les années 1970 après le premier choc pétrolier, les normes CAFE (Corporate Average Fuel Economy) exigent que la conformité ne soit pas mesurée à l’échelle d’un modèle de véhicule, mais en fonction de la moyenne des émissions sur l’ensemble de la flotte produite par un constructeur. Ainsi, plutôt que d’évaluer la consommation d’un véhicule spécifique – comme un Chevrolet Suburban de trois tonnes –, les autorités calculent une moyenne pondérée de tous les modèles commercialisés par la marque.

Cela signifie qu’en vendant davantage de véhicules économes en carburant, une entreprise peut compenser la production de véhicules beaucoup plus polluants. Le même système de calcul par flotte est appliqué dans l’Union européenne, bien que les normes y soient plus strictes. Dans ce cadre réglementaire, les constructeurs mettent en avant leurs modèles « verts » pour gagner en flexibilité, tout en maintenant leur accès aux segments les plus polluants – et les plus rentables – du marché.

Et ce n’est pas tout : dans un autre détour de la réglementation, les moyennes d’émissions ne correspondent pas forcément à celles d’un constructeur pris isolément. Une entreprise qui dépasse son plafond peut compenser ses excès en achetant des crédits à des fabricants plus sobres. En exploitant ces failles réglementaires croisées, Tesla génère souvent plus de revenus en vendant ces crédits aux fabricants de voitures façon blindés qu’en commercialisant ses propres modèles électriques. En somme, plus il y a de voitures électriques sur les routes, plus il est possible de vendre des 4×4.

Mais d’autres fractions du capital ont également des intérêts dans cette transition. La majeure partie de la valeur ajoutée des véhicules électriques réside désormais dans leurs batteries, dont l’écrasante majorité est produite en Asie de l’Est. À mesure que les logiciels deviennent un élément central des voitures de nouvelle génération, les alliances entre les constructeurs automobiles et les géants de la tech se multiplient. De cette convergence émergent de nouvelles sources de revenus : les conducteurs deviennent des gisements de données, tandis que des constructeurs comme Volkswagen, Toyota ou Tesla proposent des abonnements payants pour accéder à certaines fonctionnalités, des sièges chauffants à l’accélération améliorée.

On retrouve des traces discursives de ces dynamiques changeantes et de ces tensions dans la rhétorique autour de la « guerre contre l’automobiliste ». En résistant à l’interdiction des moteurs à combustion interne, au Royaume-Uni comme ailleurs en Europe, les responsables politiques reprennent l’idée selon laquelle leur industrie automobile, perçue comme exceptionnelle, serait injustement sacrifiée sur l’autel d’une politique écologique dévoyée. Nourris par la nostalgie, des imaginaires nationalistes sont mobilisés pour défendre la voiture.

Mais une autre bataille symbolique s’engage, cette fois contre « l’Orient ». Selon la presse britannique conservatrice, les constructeurs chinois auraient déclaré une « guerre à leurs rivaux occidentaux » ; leurs véhicules seraient sur le point « d’envahir » l’Europe, permettant au Parti communiste de surveiller les populations. Cette menace serait inévitable si les dirigeants s’obstinaient dans leur trahison écologique.

Une telle rhétorique est constamment recyclée par l’extrême droite, qui décrit les voitures électriques comme des machines castratrices, placées sous le contrôle de régimes autoritaires. Une crainte souvent exprimée est que ces véhicules puissent être désactivés à distance dès qu’un conducteur ou une conductrice oserait franchir les limites de sa « prison de quinze minutes ». Ainsi, si la guerre contre l’automobiliste est perçue comme une guerre contre la nation fossile, elle serait menée à la fois par des ennemis extérieurs et des traîtres de l’intérieur.

Les rues de qui ?

La couverture de Der Spiegel, principal magazine d’information allemand classé au centre-droit, publiée à la mi-août 2023, montre une militante de La Dernière Génération [Letzte Generation] coiffée d’un bob délavé, portant un foulard turquoise et un gilet orange haute visibilité. Assise sur la chaussée face à une Porsche, encadrée par un policier, elle incarnait la figure centrale d’un dossier titré : « Les nouveaux ennemis de l’État – Au cœur d’une organisation radicale ».

Qualifier La Dernière Génération d’« organisation radicale » est, pour être franc, une description pour le moins inadaptée. Formé en Allemagne à l’été 2021, ce collectif est aujourd’hui l’un des plus visibles du mouvement climat dans le pays — après Fridays for Future, qui occupait cette position avant la pandémie. Fort d’environ 900 membres, La Dernière Génération recourt principalement à des blocages de la circulation, souvent en se collant au sol, pour faire pression sur les pouvoirs publics afin qu’ils prennent enfin des mesures face à la crise climatique.

Dans une volonté affichée de pragmatisme, le mouvement s’est limité à trois revendications officielles : instaurer une limitation de vitesse sur les autoroutes allemandes, rétablir le ticket national à 9 euros pour les trajets en train, et mettre en place un « conseil de la société » (Gesellschaftsrat) composé de quelques centaines de citoyen·nes issu·es d’horizons divers, qui, s’appuyant sur l’expertise scientifique, débattraient des propositions d’atténuation à soumettre ensuite au parlement. Au vu de l’accélération visible de l’effondrement climatique rien qu’au cours de cet été, qualifier ces revendications de timides et insuffisantes serait encore en dessous de la réalité. Ce qui ne fait que rendre plus révoltants encore l’hostilité et les mesures répressives auxquelles La Dernière Génération est confrontée.

À l’exception de quelques blocages d’aérodromes et de jets de peinture occasionnels sur des jets privés, le groupe s’est refusé à toute escalade de ses actions, restant fidèle à son engagement de non-violence et à sa stratégie initiale. Cela ne l’a pas empêché de devenir une cible privilégiée des récits réactionnaires dans les médias, ainsi que de certaines critiques provenant de la gauche. Ces dernières lui reprochent l’absence de cadrage anticapitaliste, une sous-estimation du pouvoir des lobbies et un choix tactique qui pénalise de façon disproportionnée les travailleur·ses ordinaires.

Quant aux médias dominants — à l’image de la couverture de Der Spiegel —, ils le présentent désormais comme un groupe « extrémiste de gauche » ou un « mouvement écoterroriste », en légitimant au passage une conception libertarienne de la liberté et un usage autoritaire du pouvoir d’État. Ainsi, le gouvernement, les grands médias et l’extrême droite convergent de plus en plus autour d’un même cadrage : celui des militant·es climatiques comme « ennemis de l’État ».

Le fait de faire des mouvements militants des boucs émissaires joue un rôle central dans la formation politique du nationalisme fossile contemporain. En 2019, alors qu’Extinction Rebellion (XR) occupait le devant de la scène avec ses blocages de rues et de ponts, le déni climatique pur commençait à perdre en crédibilité — sans pour autant que les intérêts qu’il défendait faiblissent.

La machine du déni a donc adopté un nouveau cadrage : l’opposition binaire entre « acceptation » et « déni » a été remplacée par celle entre « alarmistes » et « réalistes ». Être « réaliste » sur le climat, c’est reconnaître la validité de la science… pour mieux conclure qu’aucune mesure radicale n’est nécessaire. Être « alarmiste », en revanche, c’est exiger l’action — preuve d’une hystérie supposée, d’un excès d’émotion et d’un manque de rationalité. Ce glissement s’accorde parfaitement avec les fondements exclusifs du nationalisme.

Aujourd’hui, lorsque des groupes d’activistes organisent des sit-in ou des « marches lentes » dans les centres-villes, ils déclenchent la fureur de conducteurs immobilisés, qui klaxonnent sans relâche, font rugir leur moteur ou percutent les corps assis. Souvent, la colère déborde de l’habitacle : des automobilistes furieux traînent, bousculent ou frappent parfois les manifestant·es. Des passants filment la scène, et ce spectacle de violence se diffuse en ligne, accumulant des millions de vues. Les commentaires débordent d’indignation, parfois dirigée contre les activistes eux-mêmes, mais plus souvent contre les policiers accusés de les protéger.

Cette défense acharnée de « l’automobiliste ordinaire » se trouve encore renforcée lorsque l’on voit un conducteur violent maîtrisé par la police. « Comment peuvent-ils arrêter ce type qui veut juste aller bosser, et laisser ces abrutis gâcher la vie du reste d’entre nous ? » Dès lors, cette « éco-tyrannie » qui entraverait la vie quotidienne des gens semble soutenue par l’État — une association que l’extrême droite exploite avec empressement.

Toute illusion d’une alliance entre l’État et les militants pour le climat est bien sûr trahie par le durcissement de l’appareil répressif dans les États capitalistes avancés. Au Royaume-Uni, une série de lois a restreint le droit de réunion et élargi les pouvoirs policiers, notamment à l’encontre des militants écologistes. Pour favoriser les automobilistes, l’« obstruction délibérée de la voie publique » est désormais un délit pénal ; il en va de même pour le fait de « s’attacher » à une personne ou à un objet. Lors d’un événement estival, Rishi Sunak a remercié un groupe de réflexion lié au secteur des énergies fossiles pour son rôle dans la rédaction de cette législation.

Aux États-Unis, la répression étatique et la législation locale sanctionnent et encouragent le vigilantisme motorisé contre les manifestants pour la justice raciale. En 2017, le meurtre de la militante antifasciste Heather Heyer, percutée par une voiture lors du rassemblement «  Unite the Right » à Charlottesville, a été puni d’une peine de prison à perpétuité. Toutefois, les homicides par automobile sont en hausse, et de tels verdicts deviennent de plus en plus improbables.

En Floride, le gouverneur Ron DeSantis a promulgué une loi « anti-émeute » qui permet d’inculper pour crime au troisième degré tout rassemblement public de trois personnes ou plus. En réaction directe aux manifestations « Defund the Police » (Couper les fonds à la police) et Black Lives Matter, cette loi accorde également l’immunité aux automobilistes ayant blessé ou tué des manifestants — pourvu qu’ils prétendent avoir craint pour leur vie. Ce raisonnement tordu fait écho à la loi « Stand Your Ground  » de Floride, qui protège les porteurs d’armes à feu contre les poursuites pour homicide s’ils affirment avoir été en danger imminent, comme ce fut tristement le cas pour Trayvon Martin.

Une approche similaire a été adoptée dans l’Oklahoma, où les législateurs républicains ont adopté une loi criminalisant l’obstruction de la voie publique et protégeant les automobilistes responsables de blessures ou de décès — à condition qu’ils prétendent avoir voulu fuir ou avoir eu peur. Ce projet de loi a été présenté après qu’un pick-up a foncé dans un groupe de manifestants à Tulsa en mai 2020, lors d’un rassemblement contre le meurtre de George Floyd, paralysant l’un d’eux à partir de la taille. Le bureau du procureur du comté de Tulsa a refusé de poursuivre le conducteur, estimant que les manifestants étaient les véritables fauteurs de troubles et que le conducteur était la victime.

Le Verfassungsschutz allemand – — l’agence chargée de la « protection de la Constitution » et adepte notoire de la théorie du fer à cheval — a envisagé de classer La Dernière Génération comme organisation « criminelle » et « anticonstitutionnelle ». La répression policière, déjà intense, s’est étendue des arrestations sur la voie publique à des perquisitions domiciliaires préventives, accompagnées d’une surveillance des courriels, discussions et appels téléphoniques du groupe. En France, le collectif écologiste Les Soulèvements de la Terre, déjà cible de violences policières, a fait l’objet d’un décret de dissolution, finalement annulé par les tribunaux pour inconstitutionnalité. Cela n’a pas empêché l’État d’interpeller à la frontière des militant·es climatiques venu·es d’Italie, au nom des lois dites « antiterroristes ».

En Espagne, sous un gouvernement de coalition de centre-gauche, le procureur général a qualifié les groupes Extinction Rebellion et Futuro Vegetal comme étant des organisations « terroristes ». Aux États-Unis, soixante et un membres du mouvement Stop Cop City (aussi connu sous le nom de Defend the Atlanta Forest) ont été inculpés en vertu de la loi RICO – habituellement utilisée contre les mafias – afin de permettre la destruction de la forêt et la construction du centre d’entraînement militarisé de la police, d’une valeur de 90 millions de dollars, comme prévu.

En réalité, en présentant les militants écologistes comme des alarmistes et des terroristes menaçant la cohésion sociale de la nation, c’est une alliance sous-jacente entre l’extrême droite et la droite classique qui se forme. Tandis que la « crise inversée » laisse croire qu’un État totalitaire se prépare à restreindre la mobilité automobile alimentée aux énergies fossiles — et donc les libertés individuelles —, c’est en fait l’État lui-même qui comprime les libertés civiles pour protéger le capital fossile. La violence exercée par l’automobiliste furieux à l’encontre du militant écologiste reflète celle de l’État ; d’une certaine manière, le premier devient supplétif du second. Les militant·es pour le climat se retrouvent ainsi pris·es en étau, exposé·es à la fois à une répression venue d’en haut et à une hostilité surgie d’en bas.

Si les militant·es pour le climat doivent affronter cette alliance, il en va de même pour les politiques climatiques et les technologies d’atténuation, même les plus timides. À la veille de l’extension de la zone à faibles émissions (ULEZ) au Grand Londres, quelques centaines de manifestant·es se sont rassemblé·es devant Downing Street avec de fausses plaques d’immatriculation où l’on pouvait lire « NO 2 ULEZ ». De leur côté, les Blade Runners ont marqué l’événement en désactivant plusieurs dizaines de caméras, dans ce que certains ont qualifié de « Nuit des longs couteaux » — une référence à leurs sécateurs emblématiques, sans égard pour la charge historique du terme.

Ils ont été acclamés par des influenceurs d’extrême droite, des députés conservateurs et des médias de la droite dure. Une carte Google recensant les caméras ULEZ de Londres a circulé sur les chaînes Telegram d’extrême droite : les icônes rouges indiquaient les caméras fonctionnelles, les noires celles qui avaient été sectionnées ou mises hors service. « Le sud de Londres » – entièrement couvert de noir – « se porte bien », a écrit Tommy Robinson. « Je suis content qu’ils le fassent », a approuvé l’ancien chef du Parti conservateur Iain Duncan-Smith, en référence aux exploits des Blade Runners. De nombreux autres députés conservateurs ont également été associés à des groupes Facebook encourageant les actions de justiciers autoproclamés des Blade Runners – des espaces en ligne où Sadiq Khan, le maire de Londres, était régulièrement la cible d’insultes racistes et islamophobes.

Pendant ce temps, la manifestation devant Downing Street — malgré une faible participation — a été relayée en une du Telegraph et du Daily Mail. Peu importe que les sondages indiquent que la majorité des Londoniens, y compris dans le Grand Londres, soutiennent l’ULEZ : cette boucle de rétroaction médiatique contribue à légitimer, amplifier et nourrir un mouvement populaire dont les ancrages dans l’extrême droite sont de plus en plus visibles. Ce mouvement prépare le terrain à des politiques anti-écologiques.

À la fin d’un été marqué par les protestations et les actes de sabotage, les dirigeants conservateurs ont adressé un clin d’œil complice au mouvement de rue lors de leur conférence annuelle. Le ministre des Transports, Mark Harper, a profité de la tribune pour dénoncer le concept des villes du quart d’heure, affirmant que ces dernières permettraient aux municipalités de « décider de la fréquence de vos courses, de rationner l’usage des routes et de tout surveiller par vidéosurveillance ».

Après avoir déjà reporté l’interdiction des voitures essence et diesel prévue pour 2030, Rishi Sunak a annoncé vouloir « freiner les mesures anti-voitures dans toute l’Angleterre ». Le gouvernement a publié son « plan pour les automobilistes », qui vise à limiter les pouvoirs des collectivités locales en matière de réduction des limitations de vitesse, de sanction des infractions routières (conduite et stationnement), de mise en place de quartiers à trafic limité(LTNs, ou Low Traffic Neighbourhoods) ou encore de réserves de voies de bus aux seuls bus.

Une autre mesure vise à empêcher les autorités locales d’utiliser les villes du quart d’heure comme outil de contrôle sur la vie quotidienne des gens. Le dernier jour de la conférence, Sunak a également annoncé l’annulation de la portion nord de la ligne à grande vitesse censée relier Birmingham à Manchester. Que faire des 36 milliards de livres ainsi « économisés » ? Près d’un quart de cette somme sera réaffectée à l’entretien et à l’élargissement du réseau routier. C’est « la bonne décision pour faciliter la vie des familles qui travaillent dur », a déclaré le Premier ministre. « Nous sommes du côté des automobilistes », a renchéri Mark Harper. En signe de mépris envers les ambitions de réduction des inégalités territoriales, il a également été annoncé que 250 millions de livres seraient alloués… au rebouchage des nids-de-poule sur les routes de Londres.

Il est difficile de prendre au sérieux l’idée que les conservateurs britanniques croient réellement que les zones à faibles émissions ou les plans de réduction du trafic — pourtant largement mis en place sous leurs propres mandats — annoncent l’avènement d’une future dystopie de « confinement climatique ». Le véritable enjeu, derrière l’activation de l’imaginaire autoritaire, est d’ordre électoral : il s’agit d’instrumentaliser la voiture comme levier de polarisation entre centres urbains et périphéries suburbaines.

Pour les Blade Runners (saboteurs de caméras anti-pollution) et les manifestants de rue, l’ombre d’un État mondial de surveillance piloté par le Forum économique mondial (WEF) et l’ONU ne fait guère de doute : un régime dans lequel chaque activité ou consommation serait scrutée et restreinte selon ses émissions. Le programme politique — ou plutôt la vision du monde — qui découle d’un tel fantasme est bien plus radical que celui de la majorité des conservateurs, et tend vers une forme de renaissance ultra-nationaliste. Pourtant, malgré leurs divergences idéologiques et stratégiques, l’alliance fonctionne — et elle fonctionne efficacement pour chacun.

Alors que le capital fossile exerçait jusqu’ici son pouvoir politique par des moyens plus classiques — lobbying, capture réglementaire, financement de médias climatosceptiques ou de groupes d’experts dociles — il s’appuie désormais sur de nouvelles formes de levier. Non plus seulement dans les conseils d’administration, mais aussi dans la rue, se développe une stratégie délibérée visant à cultiver une avant-garde prête à agir comme « la pointe de la lance » — ou du sécateur, en l’occurrence — pour défendre la nation fossilisée.

L’apocalypse automobile

La plupart des analyses du fascisme s’accordent à dire qu’une forme de « crise » est nécessaire à son émergence. Les crises écologiques et climatiques interconnectées, en s’intensifiant, offrent un terreau particulièrement fertile au développement de politiques fascistes. Dans un monde marqué par la pénurie, les déplacements forcés de population et la démagogie, on conçoit aisément comment l’ultra-nationalisme peut servir d’outil pour préserver et accaparer les ressources, en opérant une sélection entre les vies à protéger et celles à sacrifier.

Mais la crise climatique constitue aussi, bien sûr, une crise pour le capital fossile — d’une nature différente. La transition des énergies fossiles vers les renouvelables met en péril certains des secteurs les plus puissants de l’économie. Dès lors, quelles stratégies ces acteurs peuvent-ils mobiliser pour prolonger l’accumulation capitaliste ? Quels récits, quelles figures ou quels imaginaires peuvent-ils déployer pour faire partager à d’autres cette angoisse existentielle ?

L’une des réponses explorées dans cet essai est celle de la «  crise inversée  ».

La stratégie de l’inversion est aujourd’hui omniprésente. En Allemagne, par exemple, Naomi Seibt— sponsorisée par l’AfD (Alternative für Deutschland) et le Heartland Institute, un groupe de réflexion climatosceptique — s’est présentée comme l’« anti-Greta ». Parallèlement, des slogans antifascistes et pro-réfugiés sont détournés pour défendre l’automobile : sur une affiche de l’AfD, on pouvait lire « Kein SUV ist illegal » (« Aucun SUV n’est illégal »).

Au Royaume-Uni, une marche anti-ULEZ (zone à très faibles émissions) vers Downing Street s’est ouverte avec un cercueil, détournant un symbole utilisé par Extinction Rebellion pour figurer les « funérailles de la planète ». Tout comme une partie du mouvement climat a récemment radicalisé ses tactiques en recourant au sabotage — à l’image des Soulèvements de la Terre en France — l’avant-garde anti-climat s’oriente elle aussi vers le vandalisme. Sauf qu’au lieu de s’en prendre aux infrastructures fossiles, elle s’attaque aux dispositifs, parfois dérisoires, de la transition énergétique : caméras, bornes ou simples poteaux.

En Grèce, alors que des incendies de forêt faisaient rage depuis des semaines, l’extrême droite a proposé une lecture inversée du changement climatique anthropique, en accusant les migrants d’être responsables des feux. Cette théorie du complot, relayée par les médias et des responsables politiques, s’est propagée plus vite que les flammes. Des militants d’extrême droite ont alors procédé à des « arrestations » de migrants, les forçant à monter dans des remorques de voiture pour les reconduire à la frontière. Pendant que les causes réelles de la crise sont niées ou passées sous silence, ses effets sont réinjectés dans l’imaginaire conspirationniste de l’extrême droite : si ces incendies et ces inondations existent, ce ne peut être que la faute de l’Autre.

Michelle Stirling, porte-parole de Friends of Science, offre un aperçu révélateur de la stratégie consciente qui sous-tend ces inversions. On lui a demandé comment combattre les villes du quart d’heure et les « fanatiques » du climat qui affirment : « c’est une crise existentielle, comment pouvez-vous parler d’économie dans un moment pareil ? » Elle répond aux « hystériques » : « Cela devient une mise en scène de rue à laquelle il faut être prêt à répondre, voire à imiter. En 2020, je suis allée à l’hôtel de ville avec une pancarte en suédois. J’ai tourné une vidéo dans les escaliers, appelant à des “Dimanches pour la raison climatique”. Comme Greta… Donc, vous voyez, il faut être prêt à reprendre leurs mèmes et à les retourner contre eux. »

À première vue, tout cela pourrait passer pour une simple provocation : des gestes de dérision qui s’épanouissent dans les algorithmes, mais dont l’impact dans le monde réel paraît limité. Pourtant, ces inversions doivent être prises au sérieux. Elles relèvent d’une stratégie méthodique visant à s’approprier, détourner et neutraliser le récit climatique porté par la gauche. Les forces de droite, dotées de moyens conséquents et d’une détermination croissante, opèrent un renversement délibéré : elles retournent les slogans, diluent les principes et déconstruisent les repères politiques existants. Dans les années à venir, on doit s’attendre à ce que cette stratégie d’inversion s’étende à de nouveaux terrains, avec des mèmes et des figures rhétoriques adaptés et redéployés selon l’enjeu du moment, qu’il s’agisse des moteurs à combustion, des cuisinières à gaz, des vols court-courriers ou des régimes carnés.

Dans le contexte d’une crise écologique et d’une extrême droite de plus en plus dominante, le récit – et avec lui, la réalité même – se trouve « retourné », pour reprendre les mots de Michelle Stirling. L’action climatique est désormais présentée comme la source d’un autoritarisme rampant. Ou, comme l’exprime Jordan Peterson dans un autre de ses poèmes :

Crevez, tyrans de la neutralité carbone,

Foutez-nous la paix,

Lâchez nos voitures,

Lâchez nos vols en avion,

Lâchez notre chauffage et nos feux…

Arrêtez d’interdire les routes.

Foutez-nous la paix, bon sang,

Ou récoltez la tempête.

Allez paniquer seuls face à l’apocalypse,

Dans le noir.

En brouillant la frontière entre texte explicite et sous-texte, de telles incitations peuvent sembler désinvoltes. Mais elles représentent une menace bien réelle, surtout au vu du culte de la violence qui gravite autour de l’automobile. En présentant l’action climatique comme une entreprise de domination existentielle menée par des « tyrans » visant à vous « asservir », la crise est inversée. Et une nouvelle avant-garde se forme, prête à incarner, à son tour, le tourbillon du capital fossile.

Dans « The Great Moving Right Show » [6](« Le grand spectacle du virage à droite »), publié en 1979, Stuart Hall (1932-2014) montrait comment la crise de la social-démocratie keynésienne avait été exploitée par Thatcher et ses alliés pour construire un nouveau consensus idéologique autour du projet néolibéral.

Le thatchérisme, écrivait-il il y a environ quarante-cinq ans, est engagé dans une lutte avec d’autres forces pour établir une nouvelle hégémonie, en proposant une rupture radicale qui « reprend les éléments déjà en place, les démantèle, les recompose selon une nouvelle logique et réarticule l’espace d’une manière inédite, en le polarisant vers la droite ». Pour réaliser cette « transformation idéologique », le thatchérisme s’est appuyé sur des « pratiques sociales déjà constituées et des idéologies vécues », articulant ainsi un nouveau sens commun.

Aujourd’hui, dans un contexte de crise croissante du capital fossile, la droite cherche à défendre le statu quo — un acte véritablement radical face aux réalités du changement climatique. Cette fois, elle démantèle et recombine — ou, comme nous l’avons montré, inverse — les éléments d’une transition écologique naissante. L’inversion s’organise autour de l’automobile en tant que pratique sociale déjà constituée, structurant les investissements matériels et psychiques d’un monde en crise.

Comme à l’époque de Hall, le «  virage à droite  » n’est pas un simple reflet de la crise  : il constitue en lui-même une réponse à celle-ci. C’est dans cette logique que l’on peut comprendre la tendance actuelle des États capitalistes, quels que soient les partis au pouvoir, à gérer la crise écologique de manière de plus en plus autoritaire. En criminalisant les militants pour le climat, ils désignent un même «  ennemi de l’État  ». En favorisant l’exploration pétrolière ou en soutenant l’industrie automobile, ils défendent le même système capitaliste fossile contre une transition énergétique qui pourrait aller «  trop vite  », c’est-à-dire au détriment des classes dominantes. En reprenant à leur compte les discours xénophobes accusant les migrants d’être responsables des maux sociaux, les gouvernements investissent de plus en plus le terrain idéologique longtemps occupé par leur extrême droite. Et en gérant les populations déplacées par les catastrophes climatiques à venir, ils préfèrent discipliner les migrations que réduire les émissions. Pour les États capitalistes, en somme, il est plus simple de discipliner les corps que de discipliner le capital.

Dans ce contexte, la crise inversée constitue une réponse imaginaire à des crises bien réelles qu’elle est incapable de résoudre, mais qu’elle instrumentalise pour déplacer l’ensemble du champ politique vers la droite. Le récit de la «  guerre contre la voiture  » construit une vision dystopique d’un monde sans automobile individuelle  : il ne s’agit pas de promouvoir les bénéfices d’une réduction du nombre de voitures, d’un développement des transports en commun, de la marche ou du vélo  ; il s’agit de faire passer ces changements pour les signes avant-coureurs d’un autoritarisme mondial. Une telle dystopie empêche de désirer un autre monde. Elle parasite la véritable crise à laquelle tente de répondre le mouvement climatique  : elle s’en nourrit, tout en affaiblissant la capacité collective à agir.

Bientôt, à mesure que la crise matérielle s’aggravera, des politiques d’atténuation et d’adaptation plus radicales deviendront inévitables. Et un mouvement climatique, croissant et indispensable, deviendra la cible privilégiée de nouvelles offensives conspirationnistes et de formes de vigilantisme d’extrême droite. La seule issue à cette spirale est decontraindre le capital fossile à quitter le siège du conducteur.

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Le Zetkin Collective est un collectif écosocialiste de chercheur·es et d’activistes engagé·es dans l’analyse critique des liens entre extrême droite, capitalisme fossile et crise écologique. Inspiré par la figure de Clara Zetkin, militante marxiste, féministe et antifasciste, le collectif met en lumière les formes contemporaines de fascisation autour de la défense des énergies fossiles, des privilèges raciaux et de l’autoritarisme patriarcal. Leur ouvrage collectif, Fascisme fossile : L’extrême droite, l’énergie, le climat (Éditions La Fabrique, 2020), coécrit avec Andreas Malm, a marqué une étape importante dans la théorisation de ce qu’ils·elles nomment le « fascisme fossile ».

L’article The Great Driving Right Show est signé par quatre membres du collectif, dont les recherches croisent les enjeux de justice climatique, de résistances populaires, de masculinités réactionnaires et d’idéologies d’extrême droite :

William Callisonest chercheur en théorie politique et philosophie, spécialisé dans les formes contemporaines de souveraineté, les populismes autoritaires et les logiques du capitalisme climatique. Il travaille sur les alliances idéologiques entre extrême droite et défense des infrastructures fossiles.

George Edwards est doctorant en sciences politiques. Ses travaux portent sur les infrastructures énergétiques, la géopolitique de l’énergie et les mobilisations sociales face aux transitions écologiques technocratiques et imposées par le haut.

Jacob McLean est sociologue politique. Il étudie les dynamiques des mouvements sociaux, les imaginaires post-carbone, et la manière dont le capital fossile structure les subjectivités, les affects et les récits politiques contemporains.

Tatjana Söding est chercheuse et militante écosocialiste. Ses recherches se concentrent sur les rhétoriques climatosceptiques, les masculinités autoritaires et les stratégies discursives de l’extrême droite dans les débats sur l’écologie. Elle milite pour une écologie féministe, populaire et internationaliste.

Publié initialement dans la revue Salvage. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq

Notes

[1] Le terme « Blade Runners » est un surnom autoattribué par un groupe de saboteurs britanniques opposés aux zones à très faibles émissions (ZFE) autour de Londres. Il fait allusion au film de science-fiction « Blade Runner » (1982), mais ici, il est utilisé de manière ironique pour désigner des individus qui « tranchent » les câbles des caméras de surveillance ou démantèlent leur infrastructure.

[2] « Programme mondial » traduit ici « global agenda », expression couramment utilisée dans les discours conspirationnistes anglo-saxons pour désigner une domination exercée par des élites supposément mondialisées (ONU, WEF, etc.).

[3] Infowars : plateforme complotiste fondée par Alex Jones, figure de l’extrême droite étatsunienne, connue pour propager sans relâche des mensonges, des discours haineux et des théories du complot délirantes — du négationnisme climatique à la négation des tueries de masse, en passant par la paranoïa sur un supposé gouvernement mondial. Infowarssert de mégaphone à l’extrême droite autoritaire et conspirationniste, aux États-Unis comme à l’international.

[4] Le mois des Fiertés (ou Pride Month, en anglais) est célébré en juin dans de nombreux pays. Il est dédié à la reconnaissance, la visibilité et la défense des droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et queer (LGBTQ+), à travers des marches, événements culturels et actions militantes.

[5] Référence inversée à la onzième Thèse sur Feuerbach de Karl Marx : «  Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer.  »

[6] Le titre de cet article, “The Great Driving Right Show”, fait référence à “The Great Moving Right Show”, article de Stuart Hall publié en 1979 dans Marxism Today. Ce texte fondateur, traduit en français dans le recueil Identités et appartenances *(Éditions Amsterdam, 2008), analysait la montée du thatchérisme comme un projet idéologique articulant des éléments culturels et sociaux existants pour construire une nouvelle hégémonie. Le jeu de mots opère un déplacement du “virage à droite” (moving right) vers le “droit de conduire” (driving right), en soulignant l’articulation contemporaine entre nationalisme autoritaire et défense de l’automobilité fossile.

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