Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique du Sud

La reconstruction d’Haïti entravée par les propriétaires fonciers,

Ou, comment les sans abris ne sont pas prêt d’être décemment logés.

Présentation,

Le retard à remettre des abris permanents aux victimes du tremblement de terre du 12 janvier dernier en Haïti, nous a été présenté dans les médias, entre-autre par l’absence de cadastre et donc la difficulté à identifier les vrais propriétaires des terrains où la construction est possible. Or, si cette explication n’est pas fausse, elle ne donne pas le portrait exact de la situation. Le 14 juillet dernier, democracynow.org a consacré toute son émission à la situation en Haïti dont celle-là. Nous vous offrons donc une traduction de ce segment instructif.
Alexandra Cyr, traductrice,

Sharif Abdel Kouddous, journaliste, DN : Six mois après le tremblement de terre bien des Haïtiens nous ont dit avoir vu peu de changements sur le terrain, malgré les millions promis pour l’aide à la reconstruction. Selon le Washington Post seules 2% de ces sommes ont été versées à ce jour. (…) L’ex-président Clinton est le co-président de la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti. (L’autre étant le président haïtien, M. René Préval). (…) Il a déclaré que la Commission voulait que plus de pauvres aient accès à la propriété. Cette réalité de la propriété foncière est au cœur de l’effort de reconstruction dans le pays. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’accès à un logement permanent pour le million et demi de personnes que le tremblement de terre à jeté dans la rue, est un rêve lointain.
La sortie des camps de tentes n’est même pas vraiment planifiée. Où irons tous ces gens ? Où les mèneront les propriétaires du sol ?

Amy Goodman, DN : Nous avons longuement discuté de ce problème avec Patrick Élie, militant de longue date pour la démocratie en Haïti. Il est actuellement conseiller auprès du président Préval. Il a été ministre dans le gouvernement Aristide.

Patrick Élie : Il semble bien que tous soient d’accord en Haïti pour considérer qu’on ne peut reconstruire Port-au-Prince tel qu’elle était. Donc, il faut planifier autrement. Ceci comporte l’obligation de prendre des décisions crève-cœur. Comme : allons-nous déplacer une partie de la population en expropriant des terrains fragiles pour que personne ne s’y installe ? Déjà les problèmes surgissent. La propriété foncière est un chaos total ici. Et cela est lié aux agissements de l’élite haïtienne depuis des siècles. Elle s’est approprié les terres, surtout au moment de l’indépendance, à la fin de l’esclavage. Alors que le sol aurait dû être propriété collective, elle s’est emparé de vastes territoires poussant les ex-esclaves et les paysans vers les montagnes puisqu’ils ne voulaient plus travailler dans les plantations selon l’ancien régime. En passant, cela explique aussi le problème de la déforestation.
Donc, en ce moment, la discussion est vive autour des droits de propriété. Et il est pour ainsi dire impossible de résoudre ce problème par les lois existantes. Je ne sais pas si l’État est suffisamment fort pour se saisir du problème et tenter de le résoudre par décret, de décider ce qu’il faut faire.

(…) A. G. : Nous discuterons maintenant avec Kim Ives, journaliste à Haïti liberté. Dans son dernier article il écrit que le tremblement de terre a : « …révélé que les problèmes de ce pays ne sont pas d’abord géologiques mais bien de classes ». Parlez-nous, s.v.p. de la question foncière dans ce pays.

Kim Ives : Pour commencer, comme vous pouvez les constater on a demandé aux loups de garder la bergerie ! C’est la bourgeoisie qui a la responsabilité de replacer les sans-abris. Or, elle possède les meilleures terres aux alentours de Port-au-Prince et une vaste majorité de celles où peuvent se construire de nouvelles villes où les gens pourraient avoir accès à des logements de qualité. Mais elle ne donnera pas ces terrains. Ces propriétaires ont donné un endroit comme Corail dont ils assurent eux-mêmes l’usage. Mais ils gardent les meilleurs terrains et mettent en vente les pires ou les moins bons au prix fort. Et c’est le peuple qui trinque !

S. A. K. : Quand vous dites « ils » vous parlez de la commission pour la reconstruction ? Pouvez-vous nous dire qui compose cette commission ? Également, pouvez-vous nous parler, parce que c’est ce n’est pas suffisamment diffusé, du fait que le parlement haïtien, à la mi-mars a voté une cession de pouvoirs à cette commission ?

K. I. C’est exact. Ils ont pour ainsi dire commis un suicide parlementaire en transférant ces pouvoirs à cette Commission. Elle est formée de banquiers et de gouvernements étrangers, américains, français et canadiens, qui étaient derrière le coup d’état qui a limogé J.B. Aristide en 2004. Ils contrôlent cette commission à toutes fins pratiques avec treize autres membres, tous issus de l’élite du pays. On y trouve un individu comme Réginald Boulos, chef d’une grande famille bourgeoise qui était derrière les coups d’état de 1991, 1994 et 2004. Donc ce sont de grandes familles qui sont maintenant en charge de la reconstruction du pays conjointement avec le FMI, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement. Dans mon esprit ceci est l’équivalent, pour Haïti, du sauvetage financier des banques américaines. Essentiellement, ils vont empocher les milliards prévus pour la cause.

A.G. : Nous entendrons maintenant l’opinion de Maitre Mario Joseph, avocat des droits humains (…) Il a eu des propos sévères envers la Commission de reconstruction d’Haïti.

M.J. : La création de cette commission est en fait un coup d’état sans arme. Il s’agit du même type d’opération : la bourgeoisie et des étrangers s’unissent pour renverser le pouvoir légitime. Ils veulent maintenir le vieux système. Ils vont reconstruire mais sans le peuple. Ils ont le droit de saisir des terres et de les transmettre sans que nous n’ayons rien à dire. C’est un coup d’état légal, si on peut dire, parce qu’ils ont reçu ces pouvoirs par décret. Il y a eu beaucoup de pressions exercées sur le parlement, par M. Clinton et d’autres, pour qu’il légalise ce coup d’état. Mais, le peuple haïtien n’a pas confiance parce que ça c’est fait sans lui, sans aucune transparence et que ces gens n’ont de compte à rendre à personne. Le parlement qui devrait contrôler le gouvernement, n’a plus de mandat maintenant.

A.G. : Sur quoi au juste la commission, M. Clinton et les autres membres, ont-ils du pouvoir ? Quel est l’enjeu ?

M.J. : i(Les membres de cette commission) se plaignent que les sommes promises n’ont pas encore été versées. C’est environ 11 milliards de dollars. C’est beaucoup d’argent. Mais ils vont le renvoyer dans leurs pays et en plus ils vont en recevoir sous la table aussi. Le peuple haïtien ne tirera rien de cela. (Pour faire accepter la loi, le Président Préval a invoqué l’urgence). Il n’y avait pas vraiment d’urgence. Il est encore en poste pour six ou sept mois. La loi (établissant les pouvoirs de la Commission), durera dix-huit mois. Tout ça est ridicule ! Ce n’est qu’une manoeuvre pour faire de l’argent.

A.G. : (…) Kim Ives, Mario Joseph parle de coup d’état sans arme. Que comprenez-vous ?

K.I. : Essentiellement, c’est que les banques internationales, les anciens pouvoirs coloniaux ont pris la place du gouvernement haïtien. Ils sont tous intéressés à mettre la main sur des contrats pour reconstruire le pays : le palais présidentiel, les routes, les infrastructures, qui ont été détruits. Ce sont des contrats qui vont être attribués à des compagnies comme Halliburton, DynCorp, Brown&Root, Blackwater, tous ceux qui grenouillent autour du Pentagone, qui sont allés faire ce travail en Afghanistan et en Irak après les bombardements de l’armée américaine. (…Les membres de la Commission) veulent la contrôler pour que ces contrats aillent à des entreprises de leurs pays. Et, bien sûr, l’élite haïtienne veut quelques miettes de ce pactole. Un homme d’affaire aurait déclaré à Haïti liberté qu’environ 15% des contrats seraient réservés à des entrepreneurs haïtiens qui seront évidemment des membres de la bourgeoisie ; des gens comme M. Vorbe et d’autres. Et en plus ce sont ces mêmes gens qui sont propriétaires de terrains comme ceux entre Tabarre et Route des Frères qui sont parfaits pour la réinstallation. Mais ils veulent les garder pour y construire leurs usines d’assemblage, leurs luxueux appartements et leurs bureaux.

S.A.K. : Kim, vous écrivez que cet enjeu de la propriété foncière est vraiment au cœur du problème. Quand nous étions à Port-au-Prince, tout le monde disait : où vont donc aller tous ces gens ? Il y a des camps de tentes sur pratiquement toutes les rues de la ville et tout autour. Tous les militantsES de l’aide humanitaire, les organisateursTRICES communautaires, tous les gens sur le terrain répétaient : où donc vont aller tous ces gens ? Vous nous avez expliqué comment la bourgeoisie haïtienne détient une quantité importante de terrains idéaux pour la reconstruction. Mais en fait, le gouvernement haïtien et la Commission intérimaire les excluent du bien commun. Pouvez-vous nous expliquer cette division ?

K.I. : C’est ce que nous avons constaté lorsque nous sommes allés à Gonthier. Voilà une communauté rurale de 72,000 personnes qui vivent près de la frontière dominicaine. Ils utilisent des terres publiques en commun et les cultivent. Le maire nous a expliqué que cela dure depuis 80 ans. Ils produisent des aliments. Récemment, arrive un homme d’affaire qui réclame les terres avec de faux papiers. Il entre avec un bulldozer et chasse les paysans. Ils répondent en brulant la machine et en bloquant la route. Eh ! bien, la police les pourchasse en ce moment. (…) Ils ont jeté le maire en prison parce qu’il supportait ses administrés.

A.G. : Kim, nous sommes aussi allés à Gonthier. Le maire, M. Ralph Lapointe, était tout juste sorti de prison après avoir soutenu les fermiers dans cette lutte pour la terre. Nous l’avons rencontré chez-lui. Il nous a expliqué ce qui était arrivé. Il nous a permis de l’identifier mais il a peur. Il ne voulait pas que son visage soit vu.ii

M. le maire Lapointe : Je suis Ralph Lapointe et je suis maire de Gonthier. (…) Nous sommes dans une longue histoire. À titre de maire je dois défendre les intérêts de l’État dans le comté. (Ici) l’État est propriétaire de terres. Il y a des gens qui sont venus pour mettre ces terres en vente. Je ne suis pas d’accord avec cela. Ils se sont récemment approprié des terres que les paysans cultivaient depuis 80 ans. Les paysans ont brulé leurs tracteurs, un de leurs bulldozer parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec cette main mise sur les terres publiques. Alors ils m’ont demandé d’aller au tribunal (pour tenter de faire renverser la situation). Au moment où j’ai mis le pied au tribunal, j’ai été arrêté. Mais, grâce au soutient de la population de Gonthier, j’ai été remis en liberté quelque heures plus tard.

A.G. : De quel côté se place la police ?

M. le Maire, : En général la police se situe du côté de ceux qui ont de l’argent. Elle n’est pas du côté des paysans.

A.G. : (…) Kim Ives, pouvez-vous nous situer l’affaire de Gonthier dans ce qui se passe en général en Haïti en ce moment ?

K.I. : (Gonthier) est un microcosme. Voilà un officier du gouvernement, dûment élu par sa communauté qui est pour ainsi dire prisonnier chez-lui en ce moment. Il n’ose pas sortir ; il craint pour sa vie. Ceux qui ont mis la main sur les terres l’ont menacé. Le directeur général de son bureau est dans la même situation. C’est la guerre ! Une guerre de classe pour l’accès à la terre, le moyen de production dans ce pays. C’est le moyen principal qui a servi à Haïti au cours des trente dernières années. Haïti peut s’auto suffire en aliments ; mais ce n’est pas le cas en ce moment. Pourtant il le peut. Il est fondamental que le peuple ait accès à la terre pour produire la nourriture pour qu’il puisse s’alimenter sans être dépendant des importations des Etats-Unis ou d’ailleurs ; pour qu’il puisse aussi construire les maisons permanentes de sorte qu’à l’époque des ouragans, dans les mois à venir, il soit à l’abri. Mais ça ne sera pas le cas. Nous allons nous retrouver dans une catastrophe plus horrible que celle d’il y a six mois.

Sur le même thème : Amérique du Sud

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...