Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

« Le Myanmar au bord de l’effondrement de l’Etat »

Dans un exposé sur la situation au Myanmar présenté au Conseil de sécurité des Nations unies le 9 avril 2021 – dans le cadre de la « Formule Arria » [rencontres informelles qui permettent aux membres du Conseil d’avoir des échanges de vues] – Richard Horsey, expert de l’International Crisis Group pour le Myanmar, a averti que le pays était au bord de la faillite et a fait valoir que le Conseil avait toutes les raisons d’imposer un embargo sur les armes livrées au régime. (Nous publions ci-dessous la traduction française de l’intervention de Richard Horsey – Réd.)

Tiré de À l’encontre.

« Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil, Mesdames et Messieurs les intervenants,

Merci de nous donner l’occasion de nous exprimer aujourd’hui. […] En tant qu’observateur indépendant, je peux peut-être contribuer au mieux à cette discussion en situant la crise actuelle dans le contexte plus large du pays.

Pour faire simple, le Myanmar est au bord de la faillite, de l’effondrement de l’État. Il ne s’agit pas d’hyperbole ou de rhétorique. C’est mon évaluation sobre de la voie à suivre.

Depuis qu’elle a lancé son coup d’État le 1er février 2021, l’armée du Myanmar devrait avoir appris ce que les électeurs ont également exprimé clairement dans les urnes en novembre 2020 : la grande majorité de la population ne veut pas d’un régime militaire et fera tout ce qu’il faut pour empêcher cette conclusion. Pourtant, les militaires semblent déterminés à imposer leur volonté, comme le montre leur recours à une violence impitoyable contre les manifestants civils, les premiers intervenants médicaux et la population urbaine en général.

Le problème pour le régime est que, contrairement à ce qui s’est passé en 1988, dans les années 1990 ou lors de la répression de la révolution safran en 2007, la violence ne produit pas les résultats escomptés. Malgré l’effusion de sang, les gens continuent de manifester dans les rues, une grande partie des employés du secteur public refusent de travailler pour le régime, une grève générale du personnel clé du secteur privé se poursuit. La violence de l’armée n’est pas efficace pour convaincre le personnel des banques ou les chauffeurs routiers effrayés de reprendre le travail. La violence ne peut pas rétablir la confiance des entreprises. Le déchaînement de l’armée dans les rues et les maisons de Yangon, Mandalay et d’autres villes apparaît comme une tentative désespérée de terroriser la population pour la soumettre ; au contraire, il a créé le chaos. Diverses formes de résistance urbaine violente au régime apparaissent également.

Le résultat est que le coup d’État n’a pas encore réussi et que le régime n’a pas été en mesure de prendre le contrôle effectif de la bureaucratie gouvernementale ou de l’administration locale dans le pays. Il est capable de déployer la violence, mais pas d’assurer un semblant de loi et d’ordre. Ceci a des implications politiques importantes : un engagement étroit avec le CRPH [Comité pour représenter le Pyidaungsu Hluttaw (CRPH)], le législatif dissous par la junte], avec ceux qui manifestent dans les rues et avec d’autres représentants légitimes du peuple, est vital. Le régime militaire n’est pas constitutionnel ou légal, et les pays et organisations ne doivent pas anticiper la situation en reconnaissant son autorité de facto lorsque le coup d’État n’est pas un fait accompli.

Mais au milieu de toute cette horreur, la nature transformatrice de la résistance contre les militaires doit être reconnue et applaudie. Une nouvelle génération d’action politique a émergé, qui a transcendé les anciennes divisions et les anciens préjugés, et qui suscite beaucoup d’espoir pour un futur Myanmar qui embrasse et est en paix avec sa diversité [les nombreux groupes ethniques].

Les actions du régime ne sont pas seulement moralement répréhensibles. Elles sont également extrêmement dangereuses. Non seulement les militaires n’ont pas été en mesure de consolider leur tentative de coup d’État et de gouverner efficacement le pays, mais leurs actions peuvent également créer une situation dans laquelle le pays devient ingouvernable. Cela devrait être une source de grave préoccupation pour la région et pour la communauté internationale au sens large.

Les contours précis de l’échec de l’État sont difficiles à prévoir, car ils dépendent non seulement de ce qui ne va pas, mais aussi de l’ordre dans lequel cela se produit. Mais la trajectoire est alarmante :

 Premièrement, le système bancaire est pratiquement à l’arrêt, et ce depuis deux mois maintenant. Cela signifie que les entreprises ne peuvent ni effectuer ni recevoir de paiements, que les particuliers ne peuvent pas accéder à leur argent et que les salaires ne sont pas versés. Le régime a menacé les banques privées afin qu’elles rouvrent leurs agences, mais de nombreux employés ne veulent pas se rendre au travail et d’autres ont peur de le faire, car les militaires commettent des actes de violence dans la rue. La semaine dernière encore, une employée locale d’une banque coréenne à Yangon a été mortellement touchée à la tête par des soldats, alors qu’elle rentrait chez elle dans un véhicule de l’entreprise. La tentative de coup d’État a entraîné un arrêt brutal de l’activité économique, précipitant une crise économique qui plongera des millions de personnes dans la pauvreté.

 Deuxièmement, les chaînes d’approvisionnement sont en train de se rompre. La plupart des importations et des exportations se sont arrêtées, car le personnel des douanes et les travailleurs portuaires se sont mis en grève et les conteneurs sont bloqués sur les quais. Le transport intérieur s’est pour l’essentiel arrêté, les chauffeurs routiers ne voulant pas prendre le risque de circuler dans le pays. Les importations d’intrants agricoles essentiels ont ralenti. Les marchés deviennent dysfonctionnels et de nombreuses personnes n’ont pas de revenus ou d’accès à l’argent liquide, ce qui les empêche d’acheter la nourriture disponible. Une crise de la faim se profile.

 Troisièmement, le système de santé s’est effondré. De nombreux hôpitaux publics sont fermés, le personnel médical refusant de travailler pour le régime. D’autres hôpitaux situés dans des villes clés ont été transformés en bases d’opérations avancées par les soldats, qui en ont expulsé les patients. Les premiers intervenants médicaux ont été pris pour cible par les troupes lorsqu’ils ont tenté de porter assistance aux civils blessés. Il n’y a pratiquement pas de dépistage et de traitement du Covid-19, et le programme de vaccination a pris beaucoup de retard. Les vaccinations régulières des enfants sont en péril. Les produits pharmaceutiques importés essentiels sont en quantité insuffisante. Les experts en santé publique s’inquiètent, par exemple, du nombre important de patients atteints de tuberculose multirésistante au Myanmar. Une crise sanitaire est à venir.

 Quatrièmement, les conflits armés sont en augmentation. Le Myanmar abrite une vingtaine de groupes armés ethniques qui luttent pour une plus grande autonomie, ainsi que plusieurs centaines de milices de tailles diverses qui sont vaguement alignées sur l’armée du Myanmar. Certains groupes armés ethniques qui ont observé des cessez-le-feu pendant des années sont entraînés dans un nouveau conflit avec l’armée, alors qu’ils tentent de protéger leurs populations civiles de la violence, de donner asile à des leaders protestataires et de résister à l’agression de l’armée. D’autres étendent leurs zones de contrôle ou font valoir des revendications territoriales contre des groupes rivaux – profitant d’un vide sécuritaire tandis que l’armée tente d’affirmer son contrôle sur les principales villes.

 Enfin, il faut reconnaître qu’une grande partie des richesses naturelles du Myanmar est entre les mains d’acteurs non réglementés. Ces dernières années, le gouvernement civil n’a guère réussi à affirmer son contrôle sur eux. Si le centre implose à la suite de la réponse malavisée et musclée de l’armée aux protestations populaires, des forces économiques criminelles pourraient se déchaîner et être impossibles à contenir.

Collectivement, ces crises provoqueront d’importants déplacements de population, les gens se déplaçant parce qu’ils ont perdu leurs moyens de subsistance, qu’ils sont confrontés à la faim, qu’ils fuient la violence dans les villes ou les conflits armés dans les zones ethniques. C’est déjà le cas. Plusieurs centaines de milliers de travailleurs migrants ont fui Yangon ces dernières semaines en raison du chômage et de l’insécurité. Des milliers de villageois de l’État de Kayin ont été déplacés, certains ayant franchi la frontière avec la Thaïlande, à la suite de raids aériens sur le territoire contrôlé par le groupe armé de l’Union nationale karen (UNK).

Au fil des décennies, le Myanmar a été confronté à de nombreux défis différents, notamment des conflits armés permanents, des crises bancaires et économiques, des crises de réfugiés, des mouvements de protestation antimilitaires et l’expulsion brutale des Rohingyas en 2016-2017. Ces événements ont eu un coût élevé – pour les droits de l’homme, les moyens de subsistance et l’économie. Mais tout au long de ces événements, les gouvernements successifs sont restés au pouvoir et l’État du Myanmar a continué à maintenir l’ordre et à fournir des services publics, du moins dans le centre du pays. En bref, le Myanmar a réussi à s’en sortir tant bien que mal.

Il n’est plus certain qu’il y parvienne. Le ciment qui a longtemps maintenu l’unité de ce pays fracturé est en train de se défaire. Le monde est confronté à la perspective d’un effondrement chaotique de l’État dans un pays qui compte une myriade de groupes armés, une armée nombreuse et bien équipée qui n’est pas prête à capituler, et une énorme économie illicite soutenue par des organisations criminelles transnationales qui exploiteront la situation comme elles le font depuis des années. Tout cela aura des conséquences immédiates pour la région, et aura un impact sur la paix et la sécurité internationales.

Madame la Présidente, si vous le permettez, je terminerai par deux suggestions concrètes pour le Conseil :

 Premièrement, le régime semble actuellement déterminé à essayer de consolider son emprise sur le pays, quel qu’en soit le coût. Il n’a montré aucune inclination pour le dialogue ou le compromis. Mais cela doit être testé en permanence. Le soutien sans équivoque du Conseil à l’envoyé spécial des Nations unies reste important, tout comme le rôle de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et d’autres acteurs régionaux qui ont accès au régime. L’unité du Conseil à ce jour est bienvenue et importante. Ces canaux peuvent être utilisés pour exprimer une opposition claire au coup d’État, condamner la violence d’État qui a suivi et avertir les militaires que la trajectoire qu’ils suivent risque de provoquer un effondrement catastrophique de l’État. Ces canaux peuvent également aider les acteurs extérieurs à identifier et à exploiter toute ouverture future pour la diplomatie et la médiation.

 Deuxièmement, certains membres du Conseil ont exprimé leur opposition aux mesures coercitives. Mais il est difficile de voir une voie alternative viable qui puisse avoir un quelconque impact. En particulier, il est tout à fait justifié que le Conseil impose un embargo sur les armes au Myanmar. En l’absence d’un embargo des Nations unies, les pays partageant les mêmes idées pourraient convenir d’une liste coordonnée d’articles interdits – non seulement des armes, mais aussi des technologies de surveillance et de répression – et partager des informations sur leurs efforts pour bloquer les transferts sur une base volontaire. Cela créerait un cadre permettant aux autres États de coordonner les restrictions imposées au Myanmar. Les pays partageant les mêmes idées devraient également continuer à coordonner l’imposition de sanctions économiques ciblées. Aucune de ces mesures n’est susceptible d’avoir autant d’impact que les échecs politiques du régime ou les actions délibérées du mouvement de désobéissance civile. Mais elles ont un effet de signal important – pour le régime, ainsi que pour ceux qui résistent à ses tentatives violentes d’usurper le pouvoir de l’État. Merci. »

Texte publié sur le site de l’International Crisis Group en date du 9 avril 2021 ; traduction par la rédaction de A l’Encontre.

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