Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Asie/Proche-Orient

Le « bonheur » de Trump fait le malheur des Palestiniens

154 députés et sénateurs et une poignée d’ambassadeurs français s’adressent au Président de la République, demandant la reconnaissance sans délai de l’Etat palestinien. Beau geste, quoiqu’un peu tardif et qui, dans les circonstances présentes, est voué à connaître le destin des vœux pieux et des pétitions sans suite, par Alain Brossat.

Tiré du blogue de l’auteur.

Or, face au changement de pied de l’administration américaine sur le dossier israélo-palestinien, annoncé de longue date par Trump et son équipe, l’heure n’est pas aux suppliques destinées à « sauver l’âme » de ceux qui les adressent – mais à l’action.

Question : combien, parmi les signataires de ces appels, iront s’activer pour que la France rappelle son ambassadeur à Tel-Aviv lorsque l’annexion de la Cisjordanie par Israël aura trouvé son rythme de croisière ? Combien, pour que la France suspende les accords et conventions, notamment en matière scientifique et universitaire, qui la lient à l’Etat hébreu ? Combien pour que la France à haute et intelligible voix exige que l’Union européenne adopte une position claire et ferme ? Combien pour que l’ONU adopte les sanctions qui s’imposent ? Et, ce qui serait bien le moins, combien pour que cesse enfin la criminalisation, unique en son genre, de la campagne du BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) ? Combien ?

On ne peut que s’alarmer du silence assourdissant qui se fait entendre du côté de la gauche non sioniste française (de l’autre, nous n’attendons rien - que le pire) depuis que cela est devenu visible à l’oeil nu : les lignes sont en train de bouger en Israël/Palestine – sous l’effet en tout premier lieu de l’élection de Trump. Se pourrait-il que le feuilleton de la campagne présidentielle soit d’une si haute tenue et d’une densité telle que l’attention de cette espèce de gauche hexagonale en soit toute entière accaparée ?

Les choses sont pourtant tout à fait claires pour qui n’entend pas se rassurer en affectant de croire que les borborygmes de Trump tendraient à indiquer qu’en fin de compte, le temps des rodomontades de campagne électorales passé, la Maison Blanche est en train de revenir aux fondamentaux de la politique états-unienne sur le dossier israélo-palestinienne. C’est exactement l’inverse : le degré zéro de la compétence politique et le niveau d’indigence linguistique qui se sont épanouis dans la bouche de Trump, lors du récent voyage de Netanyahou à Washington, ne sont que le voile de la frivolité jeté sur ce solide élément de réalité : sur le terrain, c’est-à-dire en Cisjordanie occupée, le temps de l’annexion a commencé, succédant à celui de l’occupation et des implantations de colonies, de grignotage illégal du territoire palestinien.

Trois semaines à peine avant que se fasse entendre en live et en direct de la Maison Blanche le clapotement produit par les complexités israélo-palestiniennes dans le cerveau du désormais « homme le plus puissant de la planète » (« So, I’m looking at two-state and one-state, and I like the one that both parties like. I’m very happy with the one that both parties like. I can live with either one »), en effet, le parlement israélien a adopté une loi légalisant l’expropriation de terres palestiniennes au bénéfice des colons israéliens. La « loi » se fait ici le pur et simple instrument de la force et de la violence en donnant par avance une base légale à l’annexion de la Cisjordanie, tout ou partie, aujourd’hui réclamée à corps et à cri par la droite et l’extrême droite israéliennes, majoritaires au parlement et soutenues par une partie apparemment croissante de la population. La fusion de la loi et de la force ou du fait accompli est la signature de ce type de régime politique dont nous sommes portés, non sans raison, à associer le nom au souvenir des pires violences du XX° siècle.

Le vote des députés israéliens est un pur et simple geste de conquête : ils légifèrent à propos d’un territoire extérieur à la souveraineté israélienne et dont la population, naturellement, n’a pas eu l’occasion de voter lors des élections qui les ont mis en place. Enhardi par l’élection de Trump, le parti des colons se sent pousser des ailes et entend, après avoir longtemps dû se contenter du mode "de facto" passer à celui du "de jure" avec l’espoir de rendre ainsi les acquis de la colonisation irréversibles et de parachever celle-ci. Pour forcer ainsi le destin, il leur faut assumer pleinement leur adhésion à une notion qui fait horreur, en principe, au droit international contemporain – le "droit de conquête". Comme aurait dit Thomas Mann en d’autres temps : ils se trompent d’époque, en se prenant pour Gengis Khan qui, lui, du moins, ne s’embarrassait pas d’arguments théologiques nébuleux (« la terre que Dieu nous a donnée », etc.).

Et il est vrai que lorsque Saddam Hussein s’est essayé à annexer le Koweit au prétexte que cet Etat n’existait que par la grâce de découpages arbitraires hérités de la colonisation, le ciel lui est tombé sur la tête. Et il est tout aussi vrai que lorsque la Russie de Poutine, se posant en Etat successeur de l’URSS, a « récupéré » la Crimée, le tollé a été unanime dans les chancelleries et les journaux d’Occident. Voici donc qu’aujourd’hui ceux qui naguère fustigeaient le droit de conquête en acte sont au pied du mur : se pourrait-il qu’ils finissent par s’en accommoder lorsque celui-ci s’affuble d’une théologie de pacotille ?

La tentation serait, éventuellement, pour certains esprits (qui s’imaginent fins et ne sont que retors) de jouer au plus malin : après tout, les ruses de l’Histoire étant infinies, il se pourrait bien que la droite expansionniste israélienne, en annexant la Cisjordanie, se tire dans le pied : le résultat, à terme étant un seul Etat dans lequel Juifs et Arabes seraient en nombre à peu près égal (cinq millions pour chaque « communauté »). Ergo, un tel Etat ne pouvant être que celui de tous ses citoyens, à parts et droits égaux, la situation serait alors susceptible de se retourner en faveur des Palestiniens ou du moins en contribuant à une liquidation progressive des bases ethnocentriques de l’Etat sioniste. Et donc, les voies de l’Histoire étant sinueuses et insondables, let’s wait and see, inutile de se précipiter pour dénoncer cette annexion annoncée qui, un jour ou l’autre, finira par revenir en boomerang dans la figure de ses promoteurs...

Cette tentation, outre qu’elle serait, une fois de plus, le commode alibi de la « distraction » et de la passivité face à la pratique constante de l’Etat sioniste consistant à mettre en œuvre et valider face au monde son propre droit et l’usage à ses fins propres de l’exception comme règle (en matière d’armement nucléaire, entre autres), est fondée sur l’illusion que, de l’addition de capitulations devant le fait accompli peut résulter un (plus) grand bien – pieuse rêverie dont sont pavées les cimetières de l’histoire du XX° siècle. C’est la pente sur laquelle les chancelleries occidentales, à la remorque des Etats-Unis, essaient de nous entraîner depuis des décennies : le « réalisme », c’est que les Palestiniens « fassent des concessions », acceptent le vol de leur terre par les colons et son quadrillage par l’armée israélienne, qu’ils acceptent d’ « échanger » « la paix » contre des portions de territoire, la « sécurité » contre des abandons de souveraineté, etc. Et ceci pour quel résultat ? Pour se rendre à l’évidence, des décennies et des décennies plus tard, que, tous comptes faits et à la réflexion, même d’un Etat-croupion palestinien, même d’une souveraineté palestinienne factice, les dirigeants et la majorité de la population israéliens ne veulent pas. Ce qu’ils veulent, c’est le « Grand Israël », un Etat ethnique, un Etat juif étendu aux confins de la Jordanie et de la Syrie (dont ils ont déjà annexé une partie – le plateau du Golan).

Ce n’est pas parce que l’expérience des dernières décennies a vu s’envoler en fumée la perspective d’une coexistence de deux Etats, l’un « juif » dans sa définition ethnique et l’autre palestinien, que tout deviendrait miraculeusement possible, au nom d’un réalisme relancé, dopé aux hallucinogènes trumpistes et surtout au mépris souverain du droit international. C’est, dans cette situation de confusion redoublée suscitée par l’arrivée aux affaires du Néron de l’immobilier new-yorkais, dans cette situation précisément qu’il faut rappeler que l’occupation de la Cisjordanie est illégale au regard du droit international, qu’elle ne se négocie pas, que le préalable à tout règlement du conflit israélo-palestinien est le retrait de l’armée israélienne des territoires occupés, le démantèlement des colonies, la restitution de Jérusalem-Est aux Palestiniens. Le droit international, tout le droit, rien que le droit – et la fin de l’ « exception israélienne » en la matière.

Rien de plus repoussant à ce propos que les prêches de la presse de référence française ne cessant d’incriminer, à parts égales, la mauvaise volonté et les calculs stériles des deux parties en présence : si déliquescence et corruption de la direction palestinienne en Cisjordanie il y a, ce qui n’est plus à démontrer, c’est là avant tout un effet induit de la politique de l’Etat sioniste acharné depuis toujours à empêcher l’émergence d’un interlocuteur politique digne de ce nom du côté palestinien. La soit-disant direction palestinienne sise à Ramallah n’est, de façon toujours plus flagrante, qu’un agrégat de clients de l’Etat sioniste. Moins que jamais la fiction des deux parties auxquelles leurs tuteurs occidentaux devraient « tordre le bras » en vue de les obliger à s’entendre (la fiction d’Oslo) n’a la moindre consistance. C’est, comme il apparaît aujourd’hui en pleine lumière, Israël qui conduit le bal et celui-ci ressemble plus que jamais à une campagne de conquête coloniale plutôt qu’à un « processus de paix ».

Ceux qui s’imaginent qu’il découlerait de la nature démocratique de l’Etat d’Israël qu’un redéploiement de celui-ci incluant la Cisjordanie (ou une partie de celle-ci) que cet Etat rassemblant des Juifs, des Arabes (et quelques autres) serait voué à être un Etat de tous ses citoyens sont de grands enfants – ou alors des hypocrites. Un tel Etat serait, bien sûr et plus que jamais, un Etat sécuritaire policier et ultra-militarisé avant tout ; un Etat qui attribuerait à chacun sa place, comme le faisait la France en Algérie au temps de la colonisation – ces places n’étant, pour le moins, pas égales ; un Etat dans lequel les conditions juridiques, civiles et civiques des uns et des autres seraient hiérarchisées et infiniment variables – on peut faire confiance aux juristes du cru pour mettre tout ça en musique dans des formes suffisant à apaiser les scrupules et réserves de l’opinion démocratique occidentale ; bref, un Etat d’apartheid sophistiqué, relayé par une puissante machine à expulser (plutôt qu’à assimiler), de surcroît : ce ne seraient pas les prétextes sécuritaires qui manqueraient alors pour rendre la vie impossible à toute une fraction de la population palestinienne dans l’espoir de la contraindre à l’exil, voire à expulser manu militari tous ceux qui seraient épinglés comme constituant un danger vital et immédiat pour la sécurité de l’Etat et de la population – une figure qui nous est devenue familière dans le contexte de la « lutte contre le terrorisme ».

Il n’est pas trop tôt pour le dire – plutôt un peu tard, déjà : à tous égards, l’annexion de la Cisjordanie, tout ou partie, par l’Etat d’Israël, telle qu’elle est en marche aujourd’hui, constituera, si elle se confirme, est un désastre politique annoncé, tant pour les Palestiniens que pour le Moyen-Orient. Elle serait pour la gauche non sioniste et antisioniste internationale une déroute, tant morale que politique. Il est donc plus que temps de nous demander, toutes affaires cessantes : que faisons-nous pour nous opposer à ce désastre et à cette déroute ?

Alain Brossat, professeur émérite de philosophie (Université Paris 8 Saint-Denis).

Alain Brossat

Professeur de philosophie émérite, université Paris 8 Saint-Denis

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