Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Le crépuscule des idoles, grandeur et chute des dirigeants de gauche (en Amérique latine)

James Petras, Canadian dimension, 5 mars 2016
J. Petras est professeur émérite a l’Université de l’État de New-York. Il se définit lui-même comme « militant révolutionnaire, anti-impérialiste ». N.d.t.

Traduction, Alexandra Cyr

Au cours des trois dernières années, les leaders de gauche qui ont présidé au développement d’ententes non orthodoxes de libre échange, d’économies basées sur la circulation des marchandises visant le bien-être des populations, ont perdu leurs élections présidentielles, législatives, municipales et des référendums quand ils n’ont pas eu à faire face à des procédures de destitution. Ils sont tombés non pas parce les États-Unis ont envahi leurs pays ou parce qu’ils ont subit des coups d’État, mais bien parce qu’ils ont été défaits dans les urnes. Ces mêmes dirigeants qui avaient réussi à défaire les coups d’État, les interventions politiques que les États-Unis ont tenté via ses agences internationales, comme celle sur le développement international, (AID), sur le développement de la démocratie (NED), et contre le trafic de drogue (DEA) et d’autres, ont perdu leurs élections.

Qu’est-ce qui est surrvenu pour que ces présidents de gauche ne puissent plus compter sur l’appui de la majorité de leurs corps électoraux comme ils l’avaient fait pendent presque une décennie jusque là ? Pourquoi les candidats soutenus et financés par les États-Unis ont-ils gagné cette fois alors qu’ils avaient perdu plusieurs fois dans le passé ? Qu’est-ce qui compte dans les défaites des candidats de droite sur leur chemin violent vers le pouvoir dans le passé et leurs victoires électorales maintenant ?

La lutte des classes et la mobilisation populaire comme prélude aux victoires électorales de gauche

Les victoires électorales de la gauche ont été précédées par une profonde crise des « marchés libres » et des économies dérégulées qui a provoqué une intense lutte de classe déclenchée par la base. Cette lutte a polarisé et radicalisé de vastes portions des travailleurs-euses et de la classe moyenne.


Photo : De gauche à droite : les présidents de Bolivie (M. Evo Morales), d’Argentine (Mme Cristina Fernández de Kirchner), de l’Uruguay (M. José Mujica), du Brésil (Mme Dilma Rousseff), et du Venezuela (M. Nicolas Maduro) se sont réunis le 12 juillet à Montevideo, capitale de l’Uruguay, dans le cadre du Mercosur.

En Argentine, l’effondrement des systèmes financiers et manufacturiers a mené à un soulèvement populaire et le renversement rapide de trois présidents. En Bolivie, deux révoltes populaires ont renversé deux présidents partisans des « libres marchés » soutenus par les États-Unis. En Équateur un mouvement citoyen populaire à renversé un président également soutenu par les États-Unis.

Au Brésil, au Paraguay et au Venezuela les mouvements urbains et paysans en développement se sont engagés dans des actions directes en opposition aux présidents partisans des marchés libres ce qui a mené à l’élection de présidents de gauche.

Quatre facteurs inter reliés deviennent des évidences pour expliquer la montée des pouvoirs de gauche. Premièrement, le dramatique effondrement (économique) qui a provoqué une crise socio-économique, l’augmentation de la pauvreté, la stagnation (socio-économique) et la répression que les régimes de droite ont employée. Tout cela a précipité le virage à gauche sur une grande échelle. Deuxièmement, l’intense lutte des classes qui a répondu à la crise à politisé les travailleurs-euses, radicalisé la partie de la classe moyenne en voie de déclassement, érodé l’influence des classes dirigeantes et leur impact sur leurs élites qui contrôlaient les médias de masse. Troisièmement, les présidents de gauche ont promis des changements structurels majeurs et à long terme. Ils ont immédiatement mis en place avec succès des programmes sociaux pour l’emploi, les bénéfices sociaux, la protection des dépôts bancaires, des augmentations de salaires et des investissements publics importants. Et finalement, mais pas le moindre, ces présidents de gauche ont pris le pouvoir au début ou durant un maga-cycle commercial des ressources naturelles qui a généré des milliards de dollars de surplus liés aux exportations et aux impôts et taxes. Ils ont pu financer de nouveaux programmes sociaux inclusifs.

Le clientélisme électoral, la démobilisation sociale et les partenariats pour l’exploitation (des ressources naturelles)

Durant les premières années de leur exercice, les gouvernements de gauche ont maintenu la pression sur les élites de droite. Ils ont contré des coups d’État, expulsé des ambassadeurs américains plutôt invasifs et les agences américaines. Ils ont défait la clientèle locale des États-Unis.

Ils ont utilisé les législations pour consolider leur pouvoir. Ils ont organisé des assemblées constituantes pour élaborer des constitutions progressistes. Ils ont convaincu et attiré les appuis de leurs nouveaux constituants-es indigènes, de milieux populaires et de la classe moyenne. Les changements constitutionnels ont modifié les positionnements sociaux spécialement autour des droits des indigènes. Mais ils n’ont pas réussi à faire changer les rapports de propriété.

Ils ont renforcé leur dépendance aux exportations agricoles et minières. Pour y arriver, ils ont développé des stratégies basées sur les partenariats économiques avec les multinationales de l’agro-alimentaire et les propriétaires de plantations.

La montée du prix des ressources sur les marchés mondiaux a mené à une augmentation des revenus des gouvernements, des investissements publics dans les infrastructures et une expansion de l’emploi dans le secteur public. Les gouvernements de gauche ont développé des structures élaborées de favoritisme et de systèmes électoraux clientélistes. Cela a concentré les masses sur les élections, les cérémonies et les forums internationaux.

Les universitaires et les journalistes de gauche dans le monde étaient impressionnés par la fougueuse rhétorique des administrateurs-trices de gauche qui militaient contre l’impérialisme et les politiques néo libérales. Les commentateurs-trices, localement et internationalement, répétaient cette rhétorique sur les nouvelles formes du « socialisme » du 21ième siècle en Équateur, au Venezuela et le socialisme andin en Bolivie.

Mais, en pratique, des contrats majeurs à long terme ont été signés avec des géants internationaux comme Repsol, Monsanto, Jindel et d’autres multinationales liées à l’impérialisme. Des exportateurs importants de l’industrie agricole ont reçu des subventions et de l’aide technique pendant que les paysans et des producteurs locaux n’ont reçu que des titres de propriété pour leurs petits lopins. La restitution des terres n’a jamais eu lieu. Les sans-terres, engagé dans des occupations de terres, ont été évacués sans ménagement. Les dépenses gouvernementales, les crédits et l’assistance technique ont été dirigés vers les grands producteurs commerciaux de soya, de bétail, de coton et d’autres exportations agricoles. Ça n’a fait qu’exacerber les inégalités dans le monde rural et décliner la sécurité alimentaire.
Pendant des années, des militants-es sont devenus-es fonctionnaires et ont développé des liens avec le monde des affaires. C’était leurs débuts (vers le haut) dans la mobilité sociale.

Les exportations agricoles et minières ont fait augmenter les revenus et réduire la pauvreté mais au prix d’un élargissement des inégalités entre les fonctionnaires, les paysans et les travailleurs-euses dans les villes. La nouvelle classe moyenne en ascension sociale ne voulait plus rien entendre du discours sur « l’égalité ». Elle recherchait la sécurité, le crédit à la consommation et regardait vers le haut. Elle avait l’élite riche comme modèle et a commencé à changer de style de vie. Plus question de manifester de solidarité envers ceux et celles qui trainent à l’arrière.

De la retraite à la défaite : les accommodements pragmatiques comme formule pour la restauration néo libérale

La rhétorique des leaders contre l’impérialisme a été de plus en plus contestée. Ce discours contrastait trop avec l’afflux de capitaux des multi nationales et les contrats conclus avec elles. Les « gestes » symboliques que constituaient les projets locaux ont été célébrés. Mais ils ont fini par être décriés parce qu’ils ne jouaient aucun rôle face au pouvoir centralisé et à la corruption locale. Au fil des décennies les cadres politiques des gouvernements de gauche ont manipulé les élections grâce au favoritisme financé avec des pots de vin versés par les entrepreneurs et des transferts frauduleux de fonds publics.

Les réélections ont conduit à l’auto satisfaction, à l’arrogance et à un sentiment d’impunité. Le retour aux affaires était perçu comme allant de soi par les dirigeants des partis mais de son côté, l’électorat de la classe ouvrière et parmi les paysans, considérait qu’il s’agissait de privilèges non mérités.

Le processus de retrait face au radicalisme au sommet des organisations politiques, dont l’État et les niveaux intermédiaires des régimes de gauche, a poussé les classes moins favorisées à se tourner vers l’individualisme, la famille et des solutions locales pour résoudre leurs problèmes quotidiens.

Lorsque le cycle économique des ressources naturelles s’est considérablement réduit, les grandes coalitions de travailleurs-euses, des paysans-nes, de la classe moyenne et des groupes professionnels se sont défaites. Plusieurs ont pris leurs distances devant les échecs de la gauche et les ont considérés comme des trahisons de la promesse de changements. Les milieux populaires ont adopté la critique moralisatrice tenue par la droite.

La gauche radicale plutôt rétrograde a exploité le mécontentement face aux élus. Elle a minimisé ou tenu sous silence leurs plans pour annuler ou diminuer les gains en matière d’emplois, de salaires, de retraites et d’allocations familiales obtenus au cours des décennies précédentes.

Conclusion

Les gouvernements de gauche ont stimulé l’économie capitaliste basée sur l’extraction des matières premières. Ils ont transformé les masses qui les appuyaient en récipiendaires passifs des réformes. L’inégalité de pouvoir entre les dirigeants-es et leurs partisans-es a été tolérée tant qu’il y avait des bénéfices en jeu.
Au fur et à mesure que les classes avançaient dans la hiérarchie sociale, elles ont abandonné leur idéologie de gauche née dans les crises et ont enfermé les élites politiciennes dans le rôle de « réformatrices ». Les régimes de gauche ont encouragé une culture de dépendance au sein de laquelle ils ont rivalisé pour les gains électoraux en s’appuyant sur la croissance, les marchés et le favoritisme.
Ceux et celles à gauche, employés-es des entreprises minières et de l’agro-alimentaire contrôlées par les multinationales, n’y ont pas réussi leur ascension sociale. La corruption de l’État est devenue leur outil en exigeant des « commissions » pour jouer les intermédiaires ou simplement en s’appropriant les fonds pour les soins de santé dans les municipalités, l’éducation et les projets d’infrastructures.

Dans ce contexte les promesses électorales n’étaient pas tenues. Que les pratiques de corruption ne soient pas prises en compte par les leaders élus a gravement offensé l’électorat. Il était dégouté par le spectacle qu’ils donnaient en applaudissant le discours radical et en raflant les fonds fédéraux en toute impunité.
La loyauté envers les partis a miné toutes les tentatives politiques au niveau national pour superviser les comportements des fonctionnaires au niveau local. Les désenchantements des fonctionnaires ont fini par contaminer les têtes dirigeantes. Les dirigeants populaires qui se faisaient réélire ont été perçus comme complices de la situation sinon complètement impliqués.

La fin de la décade et la fin du boom des ressources naturelles ont marqué le crépuscule des idoles. La gauche a perdu les élections partout dans la région.

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