Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Charte des valeurs québécoises

La charte des valeurs "québécoises"

Le faux débat sur les valeurs

Le débat qui sévit ac­tuel­le­ment dans l’espace pu­blic qué­bé­cois au­tour de la « charte des va­leurs qué­bé­coises » op­pose deux camps qui évitent d’aborder le pro­blème fon­da­mental qui de­vrait pré­oc­cuper notre so­ciété, au même titre que tous les pays du globe, à l’heure ac­tuelle. En effet, toute l’attention est portée sur les signes re­li­gieux dits « os­ten­ta­toires », ques­tion qui vise à mots cou­verts les mu­sul­mans. Pen­dant ce temps, le Québec s’oriente vers le dé­ve­lop­pe­ment pé­tro­lier ir­ré­fréné, donne le ter­ri­toire en pâ­ture aux mi­nières et coupe dans l’aide so­ciale. C’est dire que le débat sur « les va­leurs » en masque un, plus pro­fond, qui est celui de la réelle va­leur qui nous contraint tous : celle de l’économie capitaliste.

Tiré du site des Nouveaux cahiers du socialisme.

Un faux-débat

Le Québec re­joue une ver­sion lo­cale de ce qui se pro­duit en France, où le Parti so­cia­liste, in­ca­pable de dompter les in­té­rêts éco­no­miques qui ont la di­rec­tion ef­fec­tive du pays, s’est re­plié sur des ques­tions iden­ti­taires ou mo­rales très po­lé­miques : le ma­riage gai et la laï­cité. En effet, la France a elle-aussi dé­voilé une charte de la laï­cité le même jour où celle du Québec était pré­sentée par le mi­nistre Drain­ville. Ces dé­bats d’identité sou­lèvent les pas­sions, à la fois chez ceux qui per­çoivent une dis­so­lu­tion de la culture na­tio­nale, tout comme chez ceux qui voient dans ces ré­ac­tions un ré­flexe qu’ils es­timent « xé­no­phobe ». Cette op­po­si­tion entre un na­tio­na­lisme réifié et un mul­ti­cul­tu­ra­lisme li­béral re­lève d’un faux débat qui masque la na­ture pro­fonde de la crise qui af­fecte les ci­vi­li­sa­tions occidentales.

Non pas « les va­leurs », mais « la valeur »

La crise des « va­leurs » qui éclate aujourd’hui ma­ni­feste une dif­fi­culté des na­tions à ins­ti­tuer des va­leurs com­munes. Le ré­flexe le plus im­mé­diat et, il faut le dire, le plus fa­cile, est de blâmer cette crise du po­li­tique sur des étran­gers venus de l’extérieur.

Or, par­tout, la réelle me­nace à l’intégrité des so­ciétés et, faut-il le sou­li­gner, à celle de la na­ture est l’impératif ap­pa­rem­ment iné­luc­table de toute com­mu­nauté po­li­tique à de­voir mo­bi­liser sa po­pu­la­tion, ses éner­gies, son ter­ri­toire pour nourrir ce qu’on ap­pelle, par eu­phé­misme, le « dé­ve­lop­pe­ment », fût-il as­sorti de l’étiquette « du­rable ». Dans les faits, ceci si­gnifie que la prio­rité est ac­cordée à la crois­sance de l’économie et des in­no­va­tions tech­nos­cien­ti­fiques qui la nour­rissent. Ceci si­gnifie que la va­leur « crois­sance du ca­pital » est celle qui a rem­placé toutes les autres, et se trouve en me­sure de contraindre les ac­tions des gou­ver­ne­ments. Ainsi, pour nourrir l’accumulation abs­traite de l’argent, les gou­ver­ne­ments sont prêts à concéder quan­tité d’avantages fis­caux aux nantis, et à abattre les lois, no­tam­ment en­vi­ron­ne­men­tales, qui pour­raient en­traver le plein dé­ploie­ment de la lo­gique du profit.

Quelle sou­ve­rai­neté ?

Le Parti Qué­bé­cois avait promis d’abolir la taxe santé et d’imposer plutôt les for­tunés et les mi­nières. Ces me­sures ont de­puis fait long-feu. La tra­gédie de Lac-Mégantic a illustré de ma­nière dra­ma­tique les coûts du dé­ve­lop­pe­ment pé­tro­lier et du mode de vie éner­gi­vore qui y est as­socié. Cela n’empêche pas le gou­ver­ne­ment de fa­vo­riser l’exploitation pé­tro­lière à An­ti­costi et Gaspé, de même que les pi­pe­lines qui vien­dront de L’Alberta. Plu­sieurs en­tre­prises de pé­trole et de gaz de schiste ont même su s’assurer le concours d’anciens pre­miers mi­nistres pré­ten­du­ment sou­ve­rai­nistes pour mousser « l’acceptabilité so­ciale » de leurs pro­jets de­vant une po­pu­la­tion pré­oc­cupée des risques et im­pacts éco­lo­giques. Dans les faits, lorsqu’il s’agit d’exercer la sou­ve­rai­neté po­li­tique, le gou­ver­ne­ment semble avoir été contraint de prio­riser les in­té­rêts du capital.

Un vé­ri­table projet d’émancipation collective

Dans les faits, la vé­ri­table me­nace qui em­pêche les com­mu­nautés po­li­tiques de ré­flé­chir à des va­leurs mises en par­tage est le fé­ti­chisme de « l’économie d’abord », comme le di­sait le slogan élec­toral du gou­ver­ne­ment de Jean Cha­rest. Plutôt que d’imposer une chasse aux « signes re­li­gieux os­ten­ta­toires », la so­ciété qué­bé­coise de­vrait ques­tionner les condi­tions réelles de son in­ca­pa­cité d’agir po­li­ti­que­ment en commun. À ce titre, les pres­sions du ca­pi­ta­lisme mon­dia­lisé pé­nètrent avec d’autant plus d’aisance au Québec que le peuple qué­bé­cois s’est avéré his­to­ri­que­ment in­ca­pable d’entrer dans la mo­der­nité en réa­li­sant sa vé­ri­table in­dé­pen­dance po­li­tique. Le Parti Qué­bé­cois, plutôt que de créer les condi­tions d’une vé­ri­table sou­ve­rai­neté po­pu­laire, semble consi­dérer que les grandes en­tre­prises com­mer­ciales et mé­dia­tiques sont les vé­ri­tables ac­teurs qui des­si­ne­ront ce que sera le Québec de de­main. La no­mi­na­tion contro­versée de Pierre-Karl Pé­la­deau à la di­rec­tion d’Hydro-Québec illustre cette dérive.

Si le peuple du Québec en­tend ré­flé­chir sur les « va­leurs com­munes » avec les­quelles il en­tend en­trer dans le 21ème siècle, cette en­tre­prise ne sau­rait prendre la forme ca­ri­ca­tu­rale de pic­to­grammes illus­trant les vê­te­ments pros­crits dans les bu­reaux de l’État. En effet, le danger qui me­nace la so­ciété qué­bé­coise n’est pas dif­fé­rent de celui qui me­nace l’entièreté de l’espèce hu­maine. Plutôt que de dis­cuter vai­ne­ment des « va­leurs oc­ci­den­tales », ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur « la » va­leur qui nous réunit tous aujourd’hui : celle de l’accroissement in­fini de la va­leur éco­no­mique. Certes, cela veut aussi dire s’interroger sur le type de so­ciété qui devra être ins­titué en lieu et place de celle du tout-à-l’économie, avec les ques­tion­ne­ments sur le vivre-ensemble que cela sup­pose. Mais cela ne pourra se faire qu’en ar­ti­cu­lant, contre la do­mi­na­tion de la va­leur ar­gent, une va­lo­ri­sa­tion de l’humanitude, de la culture et du res­pect de la na­ture. En ce sens, une vé­ri­table ré­pu­blique qué­bé­coise se­rait celle qui se­rait en me­sure de se res­saisir du passé qué­bé­cois et de se pro­jeter dans l’avenir en en­ten­dant le fin mot déjà ar­ti­culé dans Parti Pris dans les an­nées 1960 : so­cia­lisme et indépendance.

Maxime Ouellet, pro­fes­seur à L’École des mé­dias de l’UQAM

Eric Martin, pro­fes­seur au dé­par­te­ment de phi­lo­so­phie du CÉGEP Édouard-Montpetit

Éric Martin

Chercheur à L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)
Membre du Collectif d’analyse politique (CAP)
Doctorant en pensée politique, Université d’Ottawa

ERIC.MARTIN@uottawa.ca

Maxime Ouellet

Chercheur à l’IRIS et co-auteur de Université Inc.

Sur le même thème : Charte des valeurs québécoises

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...