Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Environnement

Extraits du livre d’ATTAC, la nature n’a pas de prix, les méprises de l’Économie verte

Le protocole de Kyoto et les marchés du carbone

(À l’heure où le Québec se lance dans le marché du carbone avec l’accueil favorable de quelques groupes écologistes, nous avons cru important de rappeler quelques analyses d’ATTAC sur les conséquences sur le climat de devenir otage de la finance. NDLR - Presse-toi à gauche !)

Le protocole de Kyoto (1997) est un traité international, négocié dans le cadre de la convention sur le climat adop­ tée à Rio en 1992, et ratifié par les États. Ce protocole peut être salué comme le premier accord international officiel­lement contraignant visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Même si les objectifs étaient peu ambitieux et insuffisants par rapport aux recommandations des scientifiques, les pays industriels, dits pays de l’Annexe I, se sont engagés à diminuer leurs émissions de 5,2% entre 1990 et 2012. Conformément à la Convention de J’ONU, ce traité reconnaissait que les pays industriels ont contracté une dette historique auprès des autres pays, car la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, qui augmente depuis la révolution industrielle en Europe, est en effet essentielle­ ment due aux émissions des pays industriels : les responsabilités en matière de lutte contre le changement climatique sont communes mais différenciées.

Une telle reconnaissance aurait pu être l’occasion d’enclencher un processus de bifurcation par rapport à un modèle ayant conduit à une crise climatique sans précédent.

Elle contient potentiellement, en effet, une interrogation sur le modèle industriel, sur les systèmes énergétiques, sur les rapports entre le Nord et le Sud. Mais, dans le même temps, ce traité postule la poursuite d’une croissance matérielle infinie, assortie du dogme du libre-échange et de la croyance en la capacité du marché à réguler les sociétés et le climat. Il s’agit bien d’une fuite en avant dans la poursuite du modèle d’accumulation capitaliste, qui ne doit pas être perturbée par la prise en compte de la crise climatique, voire qui doit saisir cette crise comme une nouvelle opportunité. C’est la raison pour laquelle les outils préconisés pour la lutte contre le changement climatique sont résumés dans les « mécanismes de flexibilité » qui ont installé les marchés du carbone, avec leur arsenal de produits dérivés et autres inventions financières. Les États-Unis, même s’ils n’ont pas in fine ratifié le traité, et l’Union européenne ont été les artisans majeurs de ces mécanismes. Le marché européen ETS (Emissions Trading System) est le premier marché des droits d’émission de CO2 à fonctionner depuis 2005. Ce marché du carbone comprend deux types d’actifs financiers :

Des droits d’émission

Les droits d’émission sont plafonnés pour chacun des pays de l’Union (européenne)et ils sont comptabilisés en tonnes équivalent carbone (Tee). Ils sont alloués chaque année à 11000 unités de production qui représentent 40% des émissions de l’UE, dans les domaines de l’énergie, de la production et trans­ formation des métaux ferreux, de l’industrie minérale, de la fabrication de pâte à papier, de papier et de carton, les transports aériens devant être inclus en 2013. Les entre­ prises soumises à des plafonds d’émission échangent ces droits (cap and trade) : elles peuvent vendre les droits reçus lorsqu’ils excèdent leurs émissions réelles et elles peuvent acheter les droits dont elles ont besoin pour disposer en fin d’année d’autant de droits que d’émissions réalisées. Le prix qui s’établit sur le marché à partir de ces échanges est donc considéré comme la valeur de la tonne équivalent carbone. Les entreprises peuvent aussi conserver pour l’année suivante le surplus de droits d’émissions.

Les échanges se réalisent principalement sur des marchés spécialisés, principalement l’European Climate Exchange 1. Il est également possible de vendre ou d’acheter les droits d’émissions de gré à gré, de façon confidentielle entre entre­ prises, par l’intermédiaire de courtiers. Le marché du carbone a été évalué à 124 milliards de dollars en 2010 (100 en 2008, 70 en 2007, 20 en 2005).

Des crédits d’émissions « évitées »

Les émissions « évitées » correspondent au résultat d’in­vestissements « propres » additionnels réalisés dans les pays d’Europe de l’Est ou dans les pays du Sud. Les mécanismes de flexibilité permettent d’obtenir à cette occasion des certificats de réduction d’émissions. Plutôt que de réduire leurs émissions, les entreprises des pays industriels, soumises à des contraintes de réduction, peuvent ainsi obtenir des crédits d’émission qui s’ajoutent à leur quota et leur permettent de respecter le plafond d’émissions qui leur est imposé. Ainsi est mis en place un mécanisme de compen­sation (offset), justifié par le besoin de flexibilité des entre­ prises et par le transfert de technologies moins carbonées dans les pays du Sud.

L’outil le plus important est le mécanisme de développement propre (MDP) qui s’applique aux investissements propres des pays industriels dans les pays en développement. Une fois validés comme MDP, les projets réalisés donnent lieu à l’attribution de certificats de réduction d’émission qui peuvent être négociés aussi bien sur le marché européen que sur le marché international. Grâce à ce mécanisme, l’industrie a pu obtenir des droits à bon marché et éviter des coûts trop importants pour réduire ses propres émissions. Le développement des MDP exonère finalement les pays du Nord des investissements domestiques nécessaires.

La possibilité de la compensation carbone, émettre ici et éviter des émissions ailleurs, outre son ineptie écologique, freine considérablement la transition énergétique vers les énergies renouvelables, et par conséquent les gisements d’emplois nouveaux qu’elle pourrait permettre. Ces mécanismes ont retardé les investissements nécessaires dans les technologies peu émettrices, qui auraient pu permettre de les rendre accessibles à l’ensemble des pays de la planète.

Les dangers de la comptabilité carbone

Les marchés du carbone sont fondés sur l’achat et la vente d’une nouvelle marchandise, les droits à émettre du carbone, créés par les gouvernements. Ils s’appuient sur une comptabilité carbone et sur les bilans carbone. La comptabilité carbone en général - et le bilan carbone en particulier - ramène tous les processus physiques dont dépend une activité à des émis­sions exprimées en équivalent carbone. Cet étalon unique est un dispositif de mesure rendant comparables des biens ou processus qui ne l’étaient pas forcément. Il est à la base des processus de compensation carbone, essentiels dans la mise en place des marchés du carbone.

Le principe sous-jacent de la compensation carbone est qu’une quantité donnée de CO2 émise dans un lieu peut être « compensée » par la réduction, l’évitement ou la séques­tration d’une quantité équivalente de CO2 en un autre lieu. Ce principe de « neutralité géographique » inspire les méca­nismes mis en place par le protocole de Kyoto. Plusieurs études concernant l’utilisation de ce mécanisme ont été réalisées dans le cadre de l’Union européenne.

L’histoire de la compensation carbone est parsemée de catastrophes écologiques et sociales : ainsi, au Panama, la construction de quatre barrages sur des territoires indi­gènes, à Okhla, en Inde, celle d’un incinérateur au sein d’une zone habitée, ou encore en Indonésie, l’expulsion de paysans pour la production d’huile de palme, ont reçu l’agrément MDP.

Pourtant, le changement climatique est un sujet complexe qui ne peut être réduit à un facteur et à un étalon uniques. La comptabilité carbone découle d’une méthode scientifique réductionniste qui consiste à ramener différents gaz ou différentes ressources à une même unité de mesure. Ainsi les forêts pourront-elles être réduites à la quantité de carbone qu’elles séquestrent. La Banque mondiale a illustré avec des photos un document pédagogique intitulé Océans de carbone, Le rôle de la Banque mondiale dans les océans et le changement climatique. Pauvres océans ! C’est une belle démonstration de la carbonisation de la nature, de la culture et des esprits.

La focalisation sur le carbone tend à promouvoir et faire accepter des technologies préoccupantes, supposées peu émettrices : les agrocarburants et la biologie synthétique, la séquestration du carbone et le nucléaire, qui monopolisent d’énormes efforts de recherche. (...) Plus géné­ralement, l’évaluation des sociétés à l’aune d’une mesure physique et du seul bilan carbone est extrêmement réduc­trice. Les aspects sociaux du changement climatique ne sont pas pris en compte : une tonne de carbone émise par des paysans qui produisent leur subsistance a peu à voir avec une tonne produite par le tourisme international. Pas plus que ne sont prises en compte les interdépendances écologiques qui ne peuvent se mesurer en équivalent CO2 Une telle approche marginalise d’autres évaluations réali­sées à partir de l’empreinte écologique ou bien de l’espace écologique.

(...)

Encadré 2 : Le marché carbone européen n’est pas contraignant

l.a Commission européenne a indiqué que Î 37 millions de crédits de compensation carbone ont circulé en 2010 sur le marché euro­ péen du carbone 1.60 % de ce total ont été utilisés par le secteur de l’énergie. L’Allemagne, puis l’Espagne et la Pologne ont été les plus grands utilisateurs. La firme polonaise Elektrownia Belchatow est, par exemple, un des plus grands pollueurs en Europe. En 2010, ses émissions vérifiées étaient de 29,66 millions de tonnes de CO ; Elle a reçu gratuitement 26,93 millions de permis d’émission en 2010 et devait donc réduire ses émissions de 2,73 millions de tonnes pour respecter son plafond Elle a acheté 4,09 rnillicns de crédits de compensation, moins onéreux, et a utilisé ces crédits bon marché pour retarder la réduction des émissions à la source.

(Un autre exemple, en Inde) : Le MDP, une incitation à produire des gaz à effets de serre !

(Un exemple en Inde est particulièrement instructif. Il s’agit de la firme Chemplast Sanmar qui produit dans le Tamil Nadu des gaz réfrigérants, des solvants industriels, du polychlorure de vinyle pour la fabrication des plastiques. Chemplast a obtenu 10 millions de dollars par an en vendant des certificats de réduction d’émissions à des entreprises américaines ou européennes, suite à la réduction d’émissions de HFC-23, sous-produit de la production des gaz réfrigérants. Si bien que Chemplast a gagné deux fois plus d’argent avec les crédits d’émission qu’avec la vente de gaz réfrigérants.

Voilà un aspect inattendu. Ce mécanisme est finalement une incitation à produire ces gaz, dont le processus de fabrication est fortement émet­teur de gaz à effet de serre, mais Qui lui permettent indirecte­ ment d’obtenir des crédits carbone. Est-ce encore un mécanisme de développement propre ? les habitants de la communauté de Mettur, habitant la région, subissent des problèmes respira­ toires graves. Les cancers dus en particulier au polychlorure de , vinyle sont en augmentation, tandis que la pollution des nappes phréatiques s’accroît. Peu importe. la firme Cabots European, qui produit la poudre de carbone pour les cartouches d’imprimantes et pour la fabrication des pneus de Goodyear, a utilisé des centaines de milliers de crédits carbone de Chemplast. Et comble de la rationalité des marchés, Cabot n’achète pas ces crédits d’émission pour satisfaire ses besoins. Moins chers que ceux Qui lui ont été attribués dans le cadre des allocations européennes, ces crédits peuvent être revendus de façon profitable.

La commissaire européenne Connie Hedegaard a elle-même qualifié ces projets, qui font de la pollution une juteuse oppor­ tunité, de « manque total d’intégrité environnementale ». C’est pourquoi l’Union européenne a finalement décidé de refuser les crédits d’émission fournis pas ces projets MOP concernant la réduction de HFC. Mais cette interdiction a été reportée à la fin 2013, suite à des actions intenses de lobbying de la part de l’IETA (International Emissions Trading Association).

L’échec de la finance carbone

Les résultats obtenus sur le marché du carbone européen illustrent l’échec du modèle de Rio 1992 en matière de changement climatique. Les permis ont été distribués par les États de l’Union gratuitement et très généreusement, alimentant par ce biais une offre très importante. Autant dire que le plafond ne plafonne rien et du coup, les prix se sont effondrés, de 30 euros la tonne en 2005, jusqu’à quelques euros en 2006-2007. Après une remontée, depuis la crise actuelle et le ralentissement de l’activité, le prix de la tonne carbone ne dépasse plus les 10 euros. La production assujettie aux quotas de CO2 a baissé et de nombreuses entreprises ont vendu leurs quotas superflus, précipitant la chute des cours. Celles qui avaient reçu des dota­tions supérieures à leurs besoins ont encaissé des profits sans avoir à investir pour réduire leurs émissions et la baisse du prix a incité les entreprises à acheter des droits plutôt qu’à investir pour réduire leurs émissions. En raisonnant selon la logique des marchés, des prix aussi bas ne peuvent pas être réelle­ ment incitatifs pour les entreprises, d’autant que leur volatilité empêche toute prévision et tout engagement réel de la part des entreprises. Pour remédier aux effets pervers de la gratuité des droits, une directive européenne d’avril 2009 prévoit que les producteurs d’énergie devront acheter aux enchères leurs droits d’émission dès 2013, tandis que la part payante pour les droits alloués aux autres industries passerait de 20% en 2013 pour arriver peu à peu à 100% en 2017. Pourtant un rapport de la Caisse des dépôts et consignations, publié fin 2009, indique la liste des activités industrielles qui continueront à bénéfi­cier de la gratuité à 100 euros. Greenpeace France estime pour sa part que plus de 90% des entreprises européennes sous plafonnement obtiendront en fait leurs droits quasi gratuite­ ment jusqu’en 2020.

(...)

Conclusion

(...)

Le protocole de Kyoto est aujourd’hui remis en cause brutalement par les pays industriels, avec à leur tête le Japon, l’Australie, la Russie et les États-Unis, bien que ces derniers ne l’aient jamais ratifié. Ces États refusent l’application d’une responsabilité historique différenciée et rejettent toute contrainte en matière de réduction des émissions. Le poids grandissant de la Banque mondiale dans les négociations illustre parfaitement cette tendance de fond. Tout en finançant les pires projets dévastateurs sur la planète, tels que les grands barrages, les centrales à charbon, les incinérateurs géants, elle est devenue une pièce maîtresse de l’économie du carbone et tente de promouvoir partout les marchés du carbone.

Ces abandons successifs, loin d’être rectifiés, se confir ment dans les propositions pour le nouveau sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 2012, placé sous le signe de 1’« économie verte ».

(Extaits tirés des pages 59 à 78)

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