Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Revenu minimum garanti

Le revenu de base ou l’ombre de l’émancipation

Au cours des Nuits debout, qui ont accompagné la longue mobilisation du printemps 2016 contre la loi travail, l’instauration d’un « revenu de base », universel et inconditionnel a été l’objet de débats nombreux et vifs, entre militants, libertaires, anticapitalistes, « décroissants », membres du « réseau salariat » (1).

Tiré de Imprecor.

"Un emploi, c’est un droit, Un revenu, c’est un dû". Slogan du mouvement des chômeurs de décembre 1997

Aux yeux d’une partie de ceux qui ont combattu le projet de loi gouvernemental « et son monde » le revenu de base apparaît comme une réponse concrète au chômage de masse et à la généralisation de la précarité. Il ouvrirait, de plus, une possibilité émancipatrice : ne plus devoir subir un travail salarié pénible, contraint et souvent mal payé, et pouvoir choisir librement un emploi ou toute autre forme d’activité rémunérée ou non.

Avec des préoccupations bien différentes, dans l’ambiance feutrée des institutions de la République, l’idée fait aussi son chemin : le Conseil national du numérique s’est prononcé en faveur de l’instauration d’un revenu inconditionnel, et le Sénat a constitué une « mission d’information » sur le sujet.

Du Parti communiste et du Parti de gauche à des personnalités de droite comme Fréderic Lefèvre, ancien porte-parole et ministre de N. Sarkozy, en passant par les différents courants écologistes, les « frondeurs » du Parti socialiste (PS) ou le Premier ministre, Manuel Valls, la réflexion et les prises de position se multiplient.

Dernière en date, Marine Le Pen, présidente du Front national, dit « réfléchir à la question » : elle pourrait ainsi tenter donner un habillage présentable à la revendication réactionnaire du « salaire maternel », en vue de maintenir les femmes au foyer. Ce serait ainsi, selon elle, le moyen que ce ne soient plus « toujours les mêmes » qui bénéficient des aides sociales et toujours « les mêmes qui les financent ».

Le revenu de base risque donc de s’inviter dans la prochaine campagne présidentielle française.

Le débat est international : en Suisse, le 5 juin 2016, une votation a rejeté l’instauration du revenu inconditionnel, au terme d’une campagne de plusieurs mois. Dans l’État espagnol, le revenu de base est inscrit au programme de Podemos. En Grande-Bretagne, il est défendu par John Mac Donnel, responsable des questions économiques dans l’équipe de la gauche travailliste de Jeremy Corbyn, et en Italie par Rifondazione Communista.

Plusieurs villes des Pays-Bas s’apprêtent à l’expérimenter ainsi que la Finlande, gouvernée par une coalition de droite et d’extrême droite.

Deux conclusions s’imposent pour les anticapitalistes : une prise de position dans ce débat est nécessaire. Mais il faut pour cela reprendre les choses « à la racine » afin d’éclaircir les enjeux d’une mesure défendue simultanément par des militant-e-s avec lesquelles nous nous retrouvons dans les luttes contre l’austérité et la précarité et par ceux-là même dont nous combattons les plans.

Une idée subversive ?

Début septembre 2016, le Conseil départemental du Nord a sanctionné 2 000 bénéficiaires du RSA (2) qui, n’étant pas inscrits à Pôle emploi (3), auraient ainsi « prouvé » leur désintérêt pour la recherche d’un travail. Dans un premier temps, leur allocation sera réduite de 100 € par mois, puis suspendue pendant 4 mois, avant de l’être définitivement si leur comportement ne change pas.

Dans le département du Haut-Rhin, les bénéficiaires de la même allocation doivent désormais transmettre, à des fins de contrôle, leurs relevés bancaires ; objectif : s’assurer qu’ils n’ont pas fait de dépenses inconsidérées avec l’aumône dérisoire qui leur est versée. De plus, à partir de janvier 2017, ils seront tenus d’effectuer sept heures de travaux forcés (appelés par antiphrase « bénévolat ») pour en bénéficier. Ces mesures tracassières et humiliantes interviennent alors même que plus d’un tiers des personnes éligibles au RSA de base (dit RSA socle) n’en font pas la demande.

Dans ce climat marqué par la mise au pilori des « assistés » et des « fraudeurs aux prestations sociales », le revenu inconditionnel irrite et scandalise les tenants de la mise au travail systématique des chômeurs. L’affiche des partisans du « Non » lors du référendum suisse en offre une illustration caricaturale. On y voit un gros homme, à l’air abruti, affalé sur un canapé, il a devant lui une pizza, deux canettes de bière et une couronne sur la tête. Un slogan accompagne l’appel au vote « non » : « 2 500 Fr (suisses) par mois, qui paiera ? »

La réponse va de soi : le « payeur » sera le travailleur suisse qui se lève tôt et travaille dur, contraint d’entretenir le « roi fainéant » vautré sur son canapé. Le « profiteur » c’est lui bien sûr, et non les banques et les entreprises suisses, dont la contribution au financement du revenu de base n’est même pas envisagée.

Attribuer à chacun un revenu permettant de vivre sans devoir se justifier apparaît, dans ces conditions, à une partie des chômeurs, des jeunes, des précaires, comme une bouffée d’oxygène dans ce climat nauséabond.

Mettre les pauvres au travail : une nécessité pour le capitalisme

La dénonciation de « l’oisiveté » des classes populaires, « mère de tous les vices », et les de politiques répressives de mise au travail qui l’accompagnent, sont aussi anciennes que le capitalisme.

Les rafles, l’enfermement ou le bannissement des vagabonds et des pauvres, leur contrôle et leur stigmatisation, pour les obliger à travailler dans les conditions les plus inhumaines, ont accompagné l’ascension de la bourgeoisie.

Il en fut de même avec les peuples coloniaux, que leur « paresse naturelle » empêchait de savourer les bienfaits du travail exténuant dans les plantations pour des salaires misérables.

Contrairement à l’esclave ou au serf, propriété du maître ou du seigneur, le travailleur « libre » de la société capitaliste doit « choisir » de vendre sa force de travail. Il est donc impératif, pour la bourgeoisie, de créer les conditions imposant à celui/celle qui ne possède que ses bras et son cerveau pour gagner sa vie, de venir les proposer aux conditions voulues par le Capital, sur le marché du travail.

Marx attirait toutefois l’attention, dans Salaire prix et profit (1865), sur les difficultés que peuvent rencontrer les capitalistes dans cette voie. Parlant des États-Unis, il écrivait : « Le Capital a beau s’y évertuer ; il ne peut empêcher que le marché du travail ne s’y vide constamment par la transformation continuelle des ouvriers salariés en paysans se suffisant à eux-mêmes. La situation d’ouvrier salarié n’est pour une très grande partie des Américains qu’un stade transitoire qu’ils sont sûrs de quitter au bout d’un temps plus ou moins rapproché » (4). La possibilité de partir à la « conquête de l’Ouest », de s’approprier des terres et de devenir paysan, était une alternative au salariat. Elle obligeait les capitalistes américains à augmenter les salaires sous peine de voir leurs entreprises désertées.

Aux yeux de ses défenseurs, le revenu de base permettrait, d’une manière identique, de refuser n’importe quel travail salarié aux conditions voulues par l’employeur, et de s’inventer une vie hors du salariat, sans qu’il soit nécessaire de bouleverser les rapports sociaux.

Le revenu inconditionnel : de l’utopie à la réalité

Mais qu’en est-il quand l’utopie prétend s’inscrire dans la réalité ?La définition consensuelle du revenu inconditionnel de base (RIB) – inconditionnel, universel, permanent, inaliénable et cumulable avec d’autres ressources – prétend fixer un « cadre, à l’intérieur duquel différentes options sont possibles » (5). Elle ne fait en réalité que masquer des projets opposés s’inscrivant dans des perspectives contradictoires.

Ces contradictions apparaissent sur 3 questions clés :

• le montant du revenu de base revendiqué ;

• la place (maintenue ou non) de la protection sociale ;

• les modalités de financement du RIB.

Un revenu pour vivre ou pour survivre ?

Si l’on prend au sérieux la proposition d’un revenu permettant à chacun-e de satisfaire ses besoins fondamentaux, sans avoir recours à une autre forme de rémunération, le revenu net, versé à chacun-e devrait s’élever au montant du salaire minimum interprofessionnel (SMIC) que nous revendiquons (soit aux alentours de 1 700 ou 1 800 € net).

On pourrait pour le moins s’attendre à ce que les défenseurs du RIB exigent un revenu correspondant au SMIC actuel (soit 1 146 € nets sur une base de 35h).

On en est très loin. Seuls les partisans les plus à gauche du RIB envisagent une allocation aux alentours de 1 000 €. Pour les autres, le revenu de base s’apparente plutôt à une sorte de « minimum social » inconditionnel de quelques centaines d’euros.

Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, partisans libéraux très en vue du RIB, ont fixé le montant de ce qu’ils appellent le « Liber » à 450 € pour les adultes et 225 pour un enfant (6)

Un petit pas en avant, mais de grands bonds en arrière

Un revenu de base même minimal aurait certes l’avantage sur les actuels « minima sociaux » de permettre à tous les bénéficiaires potentiels de le recevoir effectivement. Il ne les contraindrait pas à l’humiliante obligation de devoir sans cesse prouver leur misère et leur bonne volonté de trouver un travail.

Mais ce petit pas en avant ouvre en même temps la voie de grands bonds en arrière.

Un revenu de base dérisoire ne permettrait pas de refuser un emploi précaire ou trop mal payé. La « sécurité » des quelques centaines d’euros qu’il apporterait justifierait aux yeux des employeurs l’extension de toutes les formes d’emplois précaires et la baisse des salaires.

La « flexisécurité » ainsi instaurée favoriserait la disparition de l’emploi statutaire ou à durée indéterminée, au profit du temps partiel imposé, de contrats courts, du recours généralisé aux « emplois Uber » et aux « auto-entrepreneurs ». Ces deux dernières « nouveautés » constituent en fait un retour aux formes les plus archaïques de l’exploitation, celles du « journalier » (fût-il un travailleur « intellectuel ») contraint de vendre individuellement sa force de travail sur le marché, sans aucune des garanties collectives qu’ont pu acquérir les salariés.

Une mesure « sociale »… pour démanteler la protection sociale ?

L’intérêt croissant pour le RIB des forces politiques (droite, extrême droite, PS) favorables à l’austérité et aux contre-réformes libérales a un autre fondement. Elles comptent l’utiliser pour en finir avec une protection sociale jugée beaucoup trop généreuse pour les salariés et coûteuse pour le Capital.

Si l’on prend le cas de la France, la protection sociale instaurée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (principalement avec la création de la Sécurité sociale) a permis de passer d’un système d’assistance aux plus pauvres, à un salaire garanti, y compris pour les salariés se trouvant « hors emploi ».

Les retraites se sont progressivement transformées en « salaire continué », permettant de conserver la rémunération des meilleures années de travail. L’assurance maladie a permis l’accès aux meilleurs soins pour tous. Les journées de maladie ont été, pour une large part, indemnisées, ainsi que les congés maternité. Les allocations chômage se sont rapprochées du salaire au moment du licenciement.

En un mot, les cotisations sociales (c’est-à-dire une partie du salaire) ont permis aux salariés placés pour une raison quelconque « hors emploi », non plus de bénéficier d’une assistance minimum mais de conserver l’essentiel de leur rémunération et d’accéder aux soins dans de bonnes conditions.

La bourgeoisie a dû accepter cette situation compte tenu des rapports de forces sociaux. Elle a pu la tolérer dans un contexte d’expansion économique. Elle n’a cessé de vouloir la liquider depuis le dernier quart du XXe siècle, dans un contexte de crise.

La multiplication des contre-réformes des retraites, de l’assurance maladie, des allocations familiales, de l’assurance chômage ont remis en cause ces acquis. La baisse des « charges sociales » c’est-à-dire de la partie socialisée du salaire, la destruction des services publics font partie des objectifs principaux des politiques libérales mises en place en France comme partout en Europe avec le soutien actif de l’Union européenne.

Dans sa version libérale, le RIB, en remplaçant des pans entiers de la couverture sociale, aurait le double avantage pour le Capital et ses représentants d’apparaître comme une mesure « sociale », tout en permettant un laminage de la protection sociale.

C’est ce que préconise sans vergogne la Fondation Jean-Jaurès, « boîte à idées » du Parti socialiste français. Elle formule trois scénarios, le second ayant sa préférence :

• Un revenu de base à 500 € par adulte serait compensé par un démantèlement de l’assurance maladie et de l’assurance chômage ;

• Si l’on passait à 750 €, on y ajouterait les retraites ;

• Dans un autre scénario, plus hypothétique, différentes recettes fiscales s’ajouteraient pour atteindre un RIB de 1 000 €.

Ces propositions ont suscité des réserves, même chez les défenseurs les plus modérés du revenu de base. Le Mouvement français pour le revenu de base a rappelé, à cette occasion, les termes de sa charte : « L’instauration d’un revenu de base ne doit pas remettre en cause les systèmes publics d’assurances sociales, mais compléter et améliorer la protection sociale existante. » Dont acte, mais quelles garanties offrent de telles déclarations de principe si elles ne s’accompagnent pas des moyens effectifs de « compléter et améliorer la protection sociale existante » ?

Cela supposerait une augmentation très significative des cotisations sociales et/ou de la dépense publique, ce que la plupart des défenseurs du RIB ne sont pas prêts à envisager.

Revenu de base anticapitaliste ou droit au salaire pour tous ?

Les partisans du revenu de base avec lesquelles nous débattons dans les Nuits debout ou sur nos lieux de travail, sont le plus souvent opposés à la vision libérale (dominante) du RIB. Ils rejettent l’idée d’un RIB de misère. Ils s’opposent aux attaques contre la protection sociale.

Mais c’est alors considérer que la question du revenu minimum est un élément d’un tout beaucoup plus vaste englobant les salaires et la protection sociale.

C’est la raison pour laquelle nous nous situons, pour notre part, non dans la seule perspective d’assurer un « revenu de base » à chacun et chacune, mais dans celle du droit au salaire pour tous. Ce droit doit comporter la revendication d’un salaire au minimum égal au SMIC pour tous (et d’un revenu de remplacement du même montant pour toutes celles et ceux qui se trouvent « hors emploi » : pension, allocation chômage, indemnités journalières…), il ne peut s’y limiter.

En replaçant la revendication d’un revenu minimum pour tous sur le terrain du salaire. nous la lions aux revendications de l’ensemble des salariés (augmentions de salaires, indexation des salaires sur les prix, défense de la protection sociale) pour l’accroissement de la part des salaires dans la richesse créée (salaire et salaire socialisé), au détriment de celle des profit.

Le « revenu de base » n’est plus alors une revendication « à côté » de celle des salariés. Il devient un élément du combat de tous les salariés (qu’ils soient « dans » ou « hors emploi ») pour le salaire (direct et socialisé).

Ainsi sera évitée la division entre chômeurs, jeunes et précaires d’un côté et le reste des salariés de l’autre, qu’exploitent tous ceux qui surfent sur la démagogie populiste opposant les « assistés » aux salariés qui travaillent dur et n’obtiennent jamais rien.

Quel financement ?

Les modalités de financement du RIB proposées par les uns et les autres complètent et éclairent chacune des options présentées.

Pour les défenseurs de l’option libérale, il n’est évidemment pas question de prendre sur les profits. Le revenu minimum qu’ils préconisent a pour unique vocation d’éviter les situations de misère extrême en vue de maintenir la « cohésion sociale ». Si la répartition des richesses produites doit être modifiée, ce doit en faveur du Capital.

Pour eux, de manière cohérente, le RIB doit donc être financé par des coupes dans la protection sociale et par une fiscalité n’opérant pratiquement aucune redistribution aux dépens des plus hauts revenus.

Ainsi le projet de « Liber » déjà cité de Koenig et de Basquiat, prévoit :

• la suppression des « minima sociaux » et des allocations familiales ;

• l’exonération des employeurs de tout financement de la protection sociale autre que le chômage et la retraite ;

• le remplacement de l’impôt (progressif, donc pesant proportionnellement plus sur les hauts revenus) et de la CSG/CRDS par une taxe uniforme à 35 % quels que soient les revenus !

D’un point de vue anticapitaliste, l’alternative à ces projets libéraux ne peut être que le maintien et l’élargissement de la « part salariale » : salaire direct et cotisations sociales (7).

Faute de cette boussole, les tenants d’une version non libérale du revenu de base oscillent entre des propositions peu cohérentes allant d’impôts particulièrement injustes tels la TVA à une hausse de l’impôt sur le revenu ou un accroissement des cotisations sociales (salaire socialisé) (8).

Revenu monétaire « de base » ou gratuité des biens et service « de base »

Enfin, l’attribution du revenu monétaire individuel qu’est le RIB ne prend pas en compte la nécessité d’une réponse socialisée aux besoins fondamentaux.

L’exemple de la santé l’illustre très clairement. Les besoins de soins de santé ne peuvent être satisfaits par l’allocation d’un revenu monétaire même élevé, comme le montre l’exemple désastreux des États-Unis.

L’accès égal de tous aux soins n’est réalisable que par la gratuité, c’est-à-dire une réponse socialisée :

• Sécurité sociale remboursant à 100 % tous les soins et les médicaments prescrits ;

• pas d’avance de frais sur les soins et les médicaments ;

• service public de santé, proche et gratuit.

Seule l’extension du champ de la gratuité à l’ensemble des biens et services essentiels (soins de santé, éducation, logement, transports, culture, sport, réseaux de communication, eau et énergie), est en mesure de réaliser le principe « à chacun selon ses besoins ».

Disparition de l’emploi salarié ou partage du travail et abolition du salariat ?

Au-delà de leurs divergences, les défenseurs du revenu de base s’accordent sur une question essentielle. L’instauration d’un revenu déconnecté de l’emploi serait la seule réponse possible à la disparition inéluctable du travail salarié.

Dans une tribune du Monde, Pascal Terrasse, député PS, auteur d’un rapport sur l’économie collaborative résume ce point de vue : « la transition numérique n’est plus une utopie. Elle est à notre porte. Beaucoup d’emplois vont être détruits avec la robotisation et la numérisation des procédés industriels. Le travail et le salariat se feront plus rares. On estime qu’en Europe, un travailleur sur quatre sera en dehors du salariat ou indépendant en 2020 (…) le robot fera demain ce que l’homme fait aujourd’hui. Et cela avec toujours les mêmes bénéfices pour les entreprises. L’enjeu sera de redistribuer mieux et plus équitablement la richesse produite. C’est pour cette raison que je milite pour la création d’un revenu universel de base. » (9) La disparition d’un emploi sur quatre serait en quelque sorte la conséquence d’une « loi naturelle ». Elle n’aurait pas de causes sociales mais résulterait d’innovations scientifiques et techniques inéluctables. Il serait donc absurde et vain de s’y opposer. Il ne resterait qu’à s’y adapter et le revenu de base serait l’outil privilégié de cette adaptation.

Cette thèse fataliste a déjà connu son heure de gloire dans les années 1980. À cette époque, des prophètes annoncèrent la « fin du travail ». L’un d’eux, André Gorz, en avait déduit logiquement l’impossibilité d’un projet émancipateur porté par un prolétariat (les salariés) en voie d’extinction. Il fit donc ses « Adieux au prolétariat » (10) et devint l’un des théoriciens du revenu inconditionnel, seul moyen d’assurer selon lui une émancipation hors du travail, de la « non-classe des non-travailleurs ».

La vérification empirique de la prophétie tardant à venir, la thèse de la « fin du travail » connut une période d’éclipse. Elle ressurgit aujourd’hui, sous les atours de la « révolution numérique ».

La réalité même des effets de cette révolution sur la productivité du travail et sur l’emploi est l’objet d’un important débat. La thèse de gains de productivité issus de l’économie numérique et de la robotisation, accompagnés de suppressions massives d’emplois, est fortement contestée. Ce n’est pas l’objet de cette intervention et nous renvoyons, en particulier sur ce point, aux écrits de Michel Husson sur le « bluff » de la robotisation (11).

Le remplacement du travail vivant (humain) par du travail mort (outils, machines, robots etc.) afin d’accroître la productivité du travail est bien l’un des mécanismes fondamentaux de l’économie capitaliste. Pourtant, même dans le cadre capitaliste, il n’y a pas de fatalité à ce que cela se traduise mécaniquement par des suppressions d’emplois. D’autres possibilités existent et se sont réalisées : l’accroissement de la richesse produite et/ou la réduction du temps de travail.

Comme le rappelle une étude de l’INSEE (12), en un peu plus d’un siècle (1890-2008) si la productivité du travail a été multipliée par 18, le PIB a été multiplié par près de 10, le temps de travail divisé par deux… et l’emploi a augmenté de 40 % (de 18,3 millions à 25,8).

Ce sont en effet les lois qui régissent la société capitaliste (et non les innovations technologiques) qui sont à l’origine des licenciements et du chômage. Ces lois ne seront certes abolies qu’avec le capitalisme lui même, mais à l’ère du numérique et de la robotisation, il n’y a pas plus de raisons qu’à celle des révolutions technologiques qui l’ont précédée pour que le mouvement ouvrier abandonne l’un de ses combats fondamentaux : celui de la réduction du temps de travail et du partage du travail entre tous.

Se résigner en considérant le chômage et la précarité comme des réalités intangibles qu’il faudrait aménager et institutionnaliser par l’attribution d’un « revenu de base » n’ouvre, à l’inverse, aucune perspective émancipatrice.

Notre projet est celui d’une société des « producteurs associés ». C’est-à-dire une société où, l’exploitation de l’homme ayant disparu, l’ensemble des producteurs décident collectivement de ce qu’ils produisent et de comment ils le produisent.

Ce projet suppose que chacun contribue, en fonction de ses possibilités, à la production et la reproduction des conditions matérielles d’existence de la société.

Cette contribution, grâce aux gains de productivité, nécessitera un temps de plus en plus réduit. Elle permettra de libérer pour tous un temps librement choisi, pour la participation aux débats et aux décisions de la société, à la vie sociale, pour s’adonner à des loisirs et des activités créatrices.

Ce modèle n’est pas celui d’une société dont une partie continuerait à subir l’exploitation capitaliste, pendant que l’autre bénéficierait d’un revenu minimum, produit du travail des salariés dans l’emploi en choisissant sa « libre activité ». Cette « libre activité » risque, par ailleurs, dans la plupart des cas, d’être un travail salarié des plus précaires.

La défense du « droit au salaire pour tous », permise par le salaire socialisé, ne s’oppose pas à l’exigence du « droit à l’emploi » et au partage du travail, elle en est au contraire le complément.

Le salaire socialisé permet par les cotisations sociales de financer par du salaire les situations « hors emploi ». Cela ne relève pas d’une décision individuelle mais d’un choix collectif qui définit les situations permettant de bénéficier de la redistribution de la part socialisée du salaire. Il s’agit :

• soit du cas où le salarié n’est pas en état de travailler (maladie, handicap) ou est privé d’emploi (chômage) ;

• soit de situations où la société décide qu’une partie de ses membres n’ont pas a être dans l’emploi, tout en bénéficiant d’un salaire :

1. pour leur permettre de se développer et d’apprendre (c’est le rôle des allocations familiales ou d’un présalaire étudiant) ;

2. parce qu’ils ne doit plus être tenus de travailler (pension de retraite).

La solidarité entre travailleurs « dans l’emploi » et « hors d’emploi » crée ce droit par la mutualisation des cotisations versées dans les caisses de Sécurité sociale.

Quelle alternative ?

L’ampleur prise par le débat actuel sur le revenu de base résulte de la rencontre d’attentes et d’objectifs contradictoires.

Du côté du patronat et des forces politiques à son service, une mutation est en train de s’opérer. Ce qui leur apparaissait hier comme une dangereuse utopie, pourrait dans sa version libérale devenir un produit utile pour faire accepter la précarisation générale de l’emploi, l’acceptation du chômage et la destruction de la protection sociale.

De l’autre, l’affaiblissement du mouvement ouvrier et la perte de crédibilité des projets d’émancipation sociale renforcent les doutes, dans les classes populaires, sur les possibilités de « changer les bases » de cette société, par un changement politique.

Cela nourrit l’intérêt pour des propositions comme le revenu de base, projet concret qui semble à portée de main et susceptible sinon de changer le monde du moins de nourrir l’espoir d’une vie meilleure.

Pour offrir une alternative, il ne suffit pas d’une dénonciation (par ailleurs indispensable) des projets libéraux et de leurs dangers, à laquelle on ajouterait une propagande générale pour « l’abolition du salariat ».

À l’objectif illusoire et à hauts risques du « revenu de base », nous devons opposer une alternative en termes de revendications concrètes et de mobilisation, partant des attentes et des aspirations des salariés, des jeunes, des retraités, et dans lesquelles ils puissent se reconnaître.

Ces revendications s’organisent autour de trois questions essentielles, abordées dans cet exposé : le « droit au salaire » pour tous, couvrant toutes les situations de « hors emploi » ; le droit à l’emploi en partageant le travail entre tous ; l’extension du champ de la gratuité, grâce à la généralisation des services publics gratuits et de qualité.

En s’engageant sur ces objectifs de lutte, qui pour être réalisés totalement supposent le renversement de la société capitaliste, il deviendra possible de redonner crédibilité à un réel projet d’émancipation sociale et d’offrir une alternative à un « revenu de base » qui offre seulement l’ombre de l’émancipation. ■

1er octobre 2016

* Jean-Claude Laumonier est membre de la commission santé sécu social du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et militant de la IVe Internationale. Cette contribution est une version légèrement remaniée pour Inprecor de l’introduction au débat sur le revenu de base de l’université d’été du NPA à Port Leucate le 23 août 2016.

Notes

1. Association créée par le sociologue Bernard Friot défendant le principe du « salaire à vie » :

2. Le revenu de solidarité active (RSA) est une allocation versée aux personnes de plus de 25 ans n’ayant aucun revenu. Il est au 1er septembre 2016 de 535,17 € par mois pour une personne seule, 802,79 € pour un couple sans enfants et de 1 123,00 € pour un parent isolé avec 2 enfants.

3. Établissement public chargé de l’emploi.

4. Karl Marx, Salaire, prix et profit, chapitre « La lutte entre Capital et Travail et ses résultats » : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1865/06/km18650626o.htm

5. Site du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB) : http://revenudebase.info/

6. Gaspard Koenig et Marc de Basquiat, Liber, un revenu de liberté pour tous, éditions de l’Onde - Génération libre, Paris 2015 (Disponible sur internet : https://www.generationlibre.eu/wp-content/uploads/2014/05/un-LIBER-pour-tous.pdf)

7. Et, bien qu’elle soit plus difficile à délimiter, la part des impôts prélevés sur les entreprises et redistribués aux salariés (par exemple pour financer les services publics).

8. Dans un article du Monde diplomatique de mai 2013, Baptiste Mylondo affirme la nécessité de modalités de financement se situant dans « une logique de réduction des inégalités », « devant permettre une amélioration des conditions de vie », ne devant entraîner ni « dégradation de la situation des plus démunis », ni « remise en cause des acquis sociaux ». Il envisage tour à tour une hausse de la TVA, des « écotaxes », une « taxe Tobin » sur les transactions financières, l’utilisation de l’impôt sur le revenu ou… une hausse des cotisations sociales.

9. Le Monde (Économie) du 24 avril 2016.

10. André Gorz, Adieux au prolétariat, Le Seuil, Paris 1981.

11. Voir ses articles : « Le grand bluff de la robotisation » (À l’encontre, 10 juin 2016 : http://alencontre.org/societe/le-grand-bluff-de-la-robotisation.html) , « Fin du travail, le temps des gourous », (À l’encontre, 23 juin 2016 : http://alencontre.org/economie/fin-du-travail-le-temps-des-gourous.html) ; « Revenu universel, utopie au temps d’Uber et des robots » (Humanité Dimanche du 23 juin 2016 : http://www.humanite.fr/revenu-universel-utopie-au-temps-duber-et-des-robots-610145) ; « L’horizon de la transformation sociale devrait être une société du temps libre étendant le champ de la gratuité », (l’Anticapitaliste hebdo n° 344 du 7 juillet 2016 : http://hussonet.free.fr/horizon716.pdf).

12. Pierre Villa, Un siècle de données macroéconomiques (étude citée par M. Husson, « Droit à l’emploi ou revenu universel », À l’encontre (7 mai 2011) : http://alencontre.org/economie/droit-a-l%E2%80%99emploi-ou-revenu-universel.html

Jean-Claude Laumonier

Jean-Claude Laumonier est membre de la commission santé sécu social du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et militant de la IVe Internationale. Cette contribution est une version légèrement remaniée pour Inprecor de l’introduction au débat sur le revenu de base de l’université d’été du NPA à Port Leucate le 23 août 2016.

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