Édition du 16 avril 2024

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Économie

Le soutien de la Banque mondiale à la dictature en Turquie (1980-1983)

En 2019, la Banque mondiale (BM) et le FMI atteignent l’âge de 75 ans. Ces deux institutions financières internationales (IFI), créées en 1944, sont dominées par les États-Unis et quelques grandes puissances alliées qui agissent pour généraliser des politiques contraires aux intérêts des peuples.

tiré de : [CADTM-INFO] Europe, Fonds vautours, Université d’été, AVP, Banque mondiale...

La BM et le FMI ont systématiquement prêté à des États afin d’influencer leur politique. L’endettement extérieur a été et est encore utilisé comme un instrument de subordination des débiteurs. Depuis leur création, le FMI et la BM ont violé les pactes internationaux sur les droits humains et n’hésitent pas à soutenir des dictatures.

Une nouvelle forme de décolonisation s’impose pour sortir de l’impasse dans laquelle les IFI et leurs principaux actionnaires ont enfermé le monde en général. De nouvelles institutions internationales doivent être construites. Nous publions une série d’articles d’Éric Toussaint qui retrace l’évolution de la BM et du FMI depuis leur création en 1944. Ces articles sont tirés du livre Banque mondiale : le coup d’État permanent, publié en 2006, aujourd’hui épuisé et disponible gratuitement en pdf.

« La Banque s’est donné beaucoup de mal pour attribuer des motivations bienveillantes aux militaires turcs et éviter de montrer de la contrariété pour leurs interventions. Les commentaires formels de la Banque sur le fait que le coup d’État de 1980 ne changerait rien à ses intentions de prêts était extrêmement polis » [1].

La stratégie de la Banque mondiale en Turquie rappelle très clairement celle qui a été mise en place à l’égard de la dictature de Ferdinand Marcos aux Philippines à partir de 1972, de celle d’Augusto Pinochet au Chili à partir de 1973 et du modèle économique que celles-ci mettent en place. A nouveau, les raisons géopolitiques sont déterminantes : charnière entre l’Europe et l’Asie, la Turquie est un pion fondamental sur l’échiquier du Proche et du Moyen Orient. Il faut donc assurer sa soumission aux intérêts de Washington en favorisant un régime autoritaire et en lui apportant un appui enthousiaste. C’est à cette tâche que s’emploie la Banque mondiale en promouvant, avec les militaires au pouvoir, un programme économique néolibéral qui ouvre toute grande la porte aux investissements des sociétés transnationales et réprime à la fois les syndicats et les partis d’extrême gauche. Cette politique consolide le rôle de la Turquie comme tête de pont des États-Unis à l’heure d’une nouvelle donne historique.

La Banque mondiale commence mal avec la Turquie dans les années 1950. Son fondé de pouvoir, le Néerlandais Pieter Lieftinck, est expulsé par les autorités d’Ankara pour cause d’interventionnisme trop marqué.

L’importance géostratégique de la Turquie, pays chéri des États-Unis, amène la Banque mondiale sous la présidence de Robert McNamara à multiplier les démarches pour améliorer les relations. Quelques mois après être entré en fonction, Robert McNamara visite la Turquie en juillet 1968. Il connaît bien ce pays qui est un allié militaire des États-Unis. En tant que secrétaire à la Défense jusqu’en 1967, il entretenait des rapports étroits avec les autorités d’Ankara. Afin de ne pas répéter l’expérience de Pieter Lieftinck, la Banque mondiale se donne beaucoup de mal dans les années 1970 pour ne pas avoir l’air de trop s’immiscer dans les affaires intérieures turques [2]. A la fin de cette décennie, la Banque augmente progressivement la pression sur le gouvernement turc notamment en 1978 quand le nationaliste de gauche, Bülent Ecevit devient Premier ministre. La Banque s’efforce notamment d’obtenir une augmentation des tarifs d’électricité.

Le coup d’État des militaires de septembre 1980 qui instaure une dictature jusqu’en mai 1983, arrange très bien la Banque car les militaires marquent leur accord pour maintenir le plan radicalement néolibéral qu’elle a concocté avec Süleyman Demirel [3] et Turgut Ozal.

Turgut Ozal [4] avait été nommé sous-secrétaire d’État chargé de la coordination de l’économie par le Premier ministre de l’époque, Süleyman Demirel. C’est donc ce duo qui lance le programme économique néolibéral en janvier 1980. Mais sa mise en œuvre est rendue difficile par l’agitation syndicale, le sentiment d’insécurité dû aux affrontements entre les étudiants de droite et de gauche, les manœuvres du parti islamiste qui marchande durement son soutien au Parlement au gouvernement minoritaire de Süleyman Demirel… et la soif de pouvoir des militaires qui déstabilisent le gouvernement en sous-main avec le soutien des États-Unis. Pourtant, le régime militaire, qui a dissout le Parlement et emprisonné Süleyman Demirel en septembre 1980, accepte de nommer Turgut Özal comme ministre chargé de l’économie avec les pleins pouvoirs. Celui-ci gère donc le programme néolibéral sans entrave pendant deux ans, jusqu’au crash financier qui le pousse dehors.

La Banque mondiale soutient de manière enthousiaste la politique des militaires et de Turgut Özal car elle permet « l’augmentation des incitants à l’exportation ; l’amélioration de la gestion de la dette externe (…) ; l’élimination du déficit budgétaire ; (…) la réduction du niveau de l’investissement public » [5].

Les historiens de la Banque mondiale écrivent : « Le programme turc devint un prototype pour les prêts d’ajustement structurel
 » [6].

Tout cela a été facilité par plusieurs facteurs :

1. Le lien étroit entre hommes politiques turcs et hauts fonctionnaires turcs de la Banque mondiale. Outre les noms déjà cités, il faut mentionner ceux de Attila Karaosmanoghu [7] et Munir Benjenk [8], par excellence des hommes de la Banque [9].

2. En 1977, la Turquie, fortement endettée, est entrée en crise et à la différence d’autres pays endettés, elle a reçu une aide importante des puissances occidentales (États-Unis, Allemagne), de la Banque mondiale et du FMI afin de ne pas sombrer [10].

Le tournant néo-libéral de la Turquie n’a pas été simple à effectuer car la Constitution héritée du début des années 1960 prévoit que le pays mène une politique d’industrialisation par substitution d’importation, qu’il applique pour ce faire un fort protectionnisme et un fort investissement public.

Le coup d’État militaire de septembre 1980 a donc toute la sympathie de la Banque mondiale. Il est probable que Robert McNamara ait été au courant des préparatifs du coup d’État car il était en relations étroites avec l’administration du Président Carter.

L’exemple de la Turquie montre à nouveau que la politique de la Banque mondiale est profondément déterminée par des intérêts géostratégiques, en particulier par ceux des États-Unis.

Les historiens de la Banque mondiale ne le cachent pas : « Personnellement, en tant qu’homme d’État global, McNamara n’était pas aveugle devant l’importance géopolitique de la Turquie » [11]. Face au danger représenté par la révolution iranienne de 1979 qui s’en prend à la politique des États-Unis, il faut assurer la stabilité de la Turquie en favorisant un régime autoritaire et en lui apportant un appui [12]. Le coup d’État militaire en Turquie est préparé avec l’aide des États-Unis.

Dans l’Iraq voisin, le coup d’État de Saddam Hussein de 1979 contre le régime pro-soviétique entre dans cette même convergence d’intérêt stratégique. Par la suite, celui-ci sert directement les intérêts des États-Unis et des puissances d’Europe occidentale en se lançant dans la guerre contre l’Iran en 1980.

Cela, les historiens de la banque mondiale ne l’écrivent pas. Par contre, ils notent clairement, pour revenir à la Turquie, que « La Banque s’est donné beaucoup de mal pour attribuer des motivations bienveillantes aux militaires turcs et éviter de montrer de la contrariété pour leurs interventions. Les commentaires formels de la Banque sur le fait que le coup d’État de 1980 ne changerait rien à ses intentions de prêts était extrêmement polis » [13].

En 1988, la Banque mondiale écrit : “Parmi les clients de la Banque, la Turquie représente l’une des plus spectaculaires réussites »

Lorsque les militaires rendent le pouvoir aux civils, Turgut Ozal et son parti de la Mère Patrie occupent la direction du gouvernement.

Dans les années qui suivent, la Turquie reçoit cinq prêts d’ajustement structurel (jusqu’en 1985). En 1988, la Banque mondiale écrit : “Parmi les clients de la Banque, la Turquie représente l’une des plus spectaculaires réussites » [14].

Cette expression d’autosatisfaction mérite un commentaire. Si l’on s’en tient à l’un des objectifs les plus importants affichés par la Banque, à savoir la réduction de l’inflation, on peut affirmer qu’elle n’a pas de quoi pavoiser : le taux d’inflation annuel avant l’ajustement structurel oscillait à la fin des années 1970 entre 40 et 50% ; sous la dictature militaire qui met en place l’ajustement, l’inflation atteint 46% en 1980-1983, 44% en 1984-1988, 60% en 1989. Elle oscilla autour des 70% en moyenne dans la décennie suivante avec des pics jusqu’à 140%.

Bref, l’objectif de réduction de l’inflation n’a absolument pas été atteint. Il en va de même avec la dette publique interne qui explose et avec la dette externe qui poursuit sa croissance.

Maintenant, si l’on prend l’agenda caché de la Banque, celle-ci peut effectivement crier victoire au cours des années 1980 :
• la Turquie reste dans le camp des solides alliés des puissances occidentales ;
• elle a abandonné totalement le modèle d’industrialisation par substitution d’importation qui impliquait un niveau élevé de protectionnisme et d’investissement public ;
• elle a adopté un modèle tourné vers l’exportation en augmentant sa compétitivité, en écrasant les salaires réels et en dévaluant sa monnaie dans des proportions considérables ;
• le mouvement syndical, la gauche réformiste ou révolutionnaire ont été fortement réprimés grâce à la dictature.

Entre fin 1979 et 1994, la valeur du dollar face à la lire turque est multipliée par 900 ; le processus a commencé par une dévaluation de 30% en 1980. Au cours des années 1970, les salaires réels avaient fortement augmenté, vu le renforcement des syndicats et la conquête par l’extrême gauche d’une place politique très importante dans la jeunesse et la classe ouvrière. Le coup militaire de 1980 permet l’interdiction des syndicats et des grèves, une réduction radicale des salaires et une explosion des profits.

La Turquie devient un paradis pour les investissements des transnationales. Turgut Ozal est récompensé et élu président de la Turquie de 1989 à 1993.

La Banque mondiale soutient fortement le régime des militaires et le régime qui lui succède en prêtant près d’un milliard de dollars par an.

En 1991, la Turquie prête ses services aux États-Unis et leurs alliés dans la première guerre du Golfe et bénéficie, en échange, de réparations de la part de l’Iraq vaincu.

On peut affirmer que la stratégie de la Banque mondiale en Turquie rappelle très clairement celle qui a été mise en place à l’égard de la dictature de Ferdinand Marcos aux Philippines à partir de 1972, de celle d’Augusto Pinochet au Chili à partir de 1973 et du modèle économique que celles-ci mettent en place.

Ajoutons qu’en 1999-2001, la Turquie passe par une situation de crise financière extrême comparable à celle de l’Argentine. Là encore, la géostratégie joue : le FMI lâche l’Argentine en décembre 2001 en refusant au président de la Rua un nouveau prêt, tandis que, dans le même temps, il poursuit sa politique de prêts à la Turquie afin d’éviter de puissants troubles sociaux et une déstabilisation d’un pion fondamental sur l’échiquier du Proche et du Moyen Orient.

Mais, comme partout ailleurs, l’aide du FMI et de la Banque mondiale augmente la dette des pays qui en « bénéficient » et les citoyens turcs sont parfaitement en droit, aujourd’hui ou demain, de refuser de continuer à rembourser les institutions de Bretton Woods. La dette contractée à l’égard du FMI et de la Banque mondiale est parfaitement odieuse.

Notes

[1] Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1 : History, Brookings Institution Press, Washington, D.C., 1275 p. Il s’agit d’un livre commandité par la Banque mondiale à l’occasion de son premier demi-siècle d’existence.

[2] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1., p. 547

[3] Süleyman Demirel (1924) a été plusieurs fois Premier ministre (1965-1971 ; 1975-1978 ; 1979-1980). Il est redevenu chef du gouvernement en 1991 puis a été président de la République de 1993 à 2000.

[4] Turgut Ozal (1927-1993) a été ensuite Premier ministre de 1983 à 1989, puis président de la république de 1989 jusqu’à sa mort en 1993. Par ailleurs, Turgut Ozal avait travaillé deux ans à la Banque à Washington en 1971-1973.

[5] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1., note 60 p. 548

[6] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1., p. 548

[7] Attila Karaosmanoglu est devenu un peu plus tard, au milieu des années 1980, le vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie de l’Est et le Pacifique. Attila Karaosmanoglu qui avait été embauché par Turgut Ozal à la DTP (direction de la planification) en 1960, a été vice Premier ministre au début après le coup d’état de 1971.

[8] Munir Benjenk a été vice-président de la Banque mondiale pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord tout au long de la décennie 1970. Munir Benjenk conseillait directement Robert McNamara en ce qui concerne la Turquie.

[9] C’est devenu plus tard une tradition avec notamment Kemal Dervis, ex-vice président de la Banque mondiale, devenu ministre turc des Finances de mars 2001 à août 2002. En 2005, Kemal Dervis est devenu le directeur du PNUD.

[10] Cela s’est poursuivi dans les années 1990 et au début des années 2000.

[11] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1., note 62, p. 549.

[12] Au moment où le coup d’État a lieu, la tension entre les États-Unis et le régime iranien était extrême car une centaine d’otages américains étaient retenus à Téhéran. Le sujet était au centre de la campagne électorale dans laquelle s’opposaient Ronald Reagan et Jimmy Carter, qui briguait un deuxième mandat.

[13] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1., p. 547.

[14] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1., p. 550.

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