Édition du 23 avril 2024

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Santé

Le tandem maudit « maladie mentale/itinérance » subi, expliqué et dénoncé par des parents

Alain Magloire, vous vous souvenez ? Ce père de famille atteint d’une maladie mentale et devenu itinérant meurt des suites d’une bavure policière le 3 février à Montréal. Le troisième en trois ans. Les médias en ont largement fait état parce que ce drame remet en évidence un grave problème de société : pourquoi les soins en santé mentale demeurent-ils déficients au point de condamner tant de malades à l’itinérance ? Les organismes parlent de plus de 10 000 actuellement Montréal.

photo : Jacques Nadeau - Le Devoir

Les signataires de ce texte ont été bouleversés, choqués par cette mort tragique parce que la victime aurait pu être un de leurs enfants. En effet, nos deux familles ont chacune un enfant malade qui a été poussé dans l’enfer de l’itinérance au cours des dernières années. Très vite abandonnés par les services de santé, les malades mentaux sont privés de leur droit d’être soignés et condamnés presque automatiquement à vivre dans la rue. Telle est la réalité. C’est une chose que d’en être scandalisé et de le dénoncer, c’en est une autre que de comprendre pourquoi cette tragédie se produit et comment nous pouvons y mettre fin. Voilà pourquoi nous prenons la parole.

Corriger les erreurs du passé

Comme société nous tolérons actuellement un scandale d’une ampleur plus grande que celui du débordement des asiles dans les années 60/70 lequel a amené le Québec d’alors, sous la direction du Parti Québécois d’ailleurs, à désinstitutionnaliser la maladie mentale et à poser les bases d’un vaste projet de réinsertion sociale doté de structures appropriées pour y répondre. Hélas, nous avons du même coup avalisé le discours du Québec Inc auquel nous avons confié notre quête collective d’émancipation et de confort... y trouvant notre profit évidemment mais rejetant par le fait même l’établissement de structures adéquates en santé mentale. En plus, nous avons cru aux sirènes de la psychiatrie moderne qui promettaient le rétablissement par les seules vertus de la médication chimique. Double erreur : sans psychothérapie patiente et compétente et sans ressources physiques et financières appropriées, les médicaments ne suffisent vraiment pas. La rue devient alors l’exutoire obligé et les enfants malades de notre génération s’y sont retrouvés. Mais, concrètement, qui les envoie à la rue et pourquoi ?

Régler un problème d’interprétation

En santé mentale, pour que les psychiatres hospitalisent une personne et la soignent celle-ci doit être jugée dangereuse pour elle-même ou pour autrui. Quiconque ne répond pas à ce critère ou refuse un traitement n’a plus sa place dans un hôpital peu importe la façon dont il y a été amené. Même si c’est l’hôpital qui obtient une ordonnance de traitement et d’hébergement, rien n’est réglé pour autant puisque le seul traitement en usage est chimique et le lieu d’hébergement demeure l’hôpital où les activités du malade pendant des semaines, voire des mois, se limiteront à prendre ses pilules, dormir, manger, regarder la télévision et fumer s’il en a les moyens. Pas surprenant que la majorité refuse. Et à la sortie où ira-t-il ? Trois issues : la famille ; son propre logement s’il en a un et s’il est capable d’y rester ; enfin, la rue hélas.

En général, la famille a déjà un long parcours douloureux et sait trop bien que « Les autres créent notre enfer lorsqu’ils n’acceptent pas d’entrer en relation avec nous » comme l’a écrit le regretté Albert Jacquard. Blessée et laissée à elle-même, elle se défile souvent. Pour ce qui est du logement, la réapparition des symptômes de la maladie mentale, souvent très rapide, en empêche plusieurs de pouvoir y vivre seul.

Reste alors l’itinérance... qui de l’aveu même du gouvernement, est dangereuse pour soi et pour autrui : « Itinérance : Les conséquences négatives qui en découlent sur le plan humain, social et économique affectent non seulement les personnes itinérantes elles-mêmes, mais la société dans son ensemble. » (Site Internet du MSSS). Le langage est feutré mais ne trompe pas. La personne n’est pas dangereuse pour elle-même ou autrui au sortir de l’hôpital mais on l’abandonne dans un lieu où elle le devient.

Cela ne vous convainc pas ? Des itinérants viennent de le confirmer dans des autoportraits recueillis par la journaliste Caroline Montpetit et publiés dans Le Devoir des 15 et 16 février : « La rue, c’est un milieu où tu n’as que des ennemis » (Gaétan) ; « La rue, c’est pas un endroit fréquentable. On y trouve des alcooliques, des psychiatrisés, des junkies » (Sébaste) ; « Aujourd’hui, dans la rue, tu peux te faire tuer pour une cigarette » (Max). Ils doivent bien savoir de quoi ils parlent !

Il est clair que l’on joue avec les mots pour masquer le manque de ressources. Et c’est sans parler des gangs de rue, de la prostitution, des drogues faciles d’accès... Or, les psychiatres savent pourtant depuis toujours que la consommation de drogues déclenche ou accroît les troubles psychiques chez les personnes vulnérables quand elle ne les détruit pas complètement. L’augmentation croissante du nombre d’itinérants victimes de maladies mentales en est sûrement une conséquence. De toute évidence, on lit la réalité comme on le veut bien !

Un vraie liberté de la personne

On ne peut pas soigner le malade mental contre son gré dira-t-on. Certes, d’ailleurs en santé mentale cette liberté fait l’objet d’un cadre juridique strict mais quand on ne présente à la personne malade aucune alternative à la vie dans la rue, quand on s’obstine à ne lui proposer rien de valorisant, sérieusement, quelle liberté réelle lui offre-t-on ? Faute de l’inscrire dans une réinsertion digne et respectueuse, nous l’obligeons à accepter un milieu dangereux et néfaste. C’est une honte que nous en soyons là dans un pays libre et riche comme le Québec d’aujourd’hui.

Quant aux auteurs de ce texte, il nous a fallu dans chacune de nos familles suivre le parcours du combattant et accepter les longs et pénibles dédales juridiques ou encore toucher le fond du baril pour qu’enfin nos enfants sortent de la rue. Nous nous croisons les doigts pour la suite. Pendant ce temps, il en reste des milliers d’autres pris au piège et sauvés du désastre par des organismes communautaires à bout de souffle et en attente, des mois encore, d’une politique de l’itinérance ou, pourquoi pas, d’une politique du droit de vivre dans la dignité.

Le problème est vraiment collectif. Les futures semaines nous offrent une réelle opportunité d’en faire un enjeu politique urgent puisque la Charte des valeurs sera un point chaud de la campagne électorale. Or, dans son préambule, celle-ci réaffirme l’importance des droits et libertés et le premier de ceux-ci rappelle que tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne. Les soins en santé mentale actuels, nous l’avons vu, ne respectent aucunement cette définition ou bien la trahissent.

Jean Forest André Geoffroy
Pierrette Maltais Jacqueline Chavignot
New Richmond Trois-Rivières

24 février 2014


Annexes

Notre fils

Longtemps, près de vingt ans en fait, tu as été plein de promesses exactement comme tes frères et sœurs avant que la schizophrénie ne te vole graduellement le reste de tes 39 années de vie. Beau garçon, rieur et enjoué, plutôt calme mais entreprenant et tenace. Tu n’avais rien d’un premier de classe mais tu réussissais bien. Et puis tu avais un vrai talent pour les arts plastiques. Les belles sculptures que tu nous as faites ! D’ailleurs cette aptitude était tellement ancrée en toi qu’encore récemment tu rêvais de devenir un décorateur d’intérieur professionnel. Tu avais des défauts, qui n’en a pas, mais permets-nous de n’en point parler, la vie t’a déjà assez tapé dessus.

Aux premiers signes de la maladie tu décroches du Secondaire 3 et tu te trouves un petit boulot : livreur dans un dépanneur. Tu y as trimé dur pendant trois ans, nous en avons été témoins mais la consommation de drogue s’est ajoutée à la maladie et les premiers dérapages sont apparus. Tu as vu une psychiatre très tôt mais elle n’a rien décelé d’inquiétant.

Puis tu nous as suivis en Gaspésie et la maladie s’est vite aggravée. Néanmoins tu as fait le choix de te débrouiller tout seul et de partir en logement dans le Bas-du-fleuve là où, au fil des années, tout est allé de mal en pis malgré tes tentatives répétées de reprendre l’école ou d’essayer un nouveau travail. En vain. Psychoses et hospitalisations se sont poursuivies et aggravées jusqu’à une tentative de suicide, ratée heureusement.

Puis ce fut la descente en enfer, l’itinérance, la lutte pour survivre, les larcins puis la prison. Finalement le retour forcé à la maison, six mois de souffrances, une hospitalisation et cinq autres mois dans l’attente d’une décision d’un tribunal qui a obligé l’État à s’occuper convenablement de toi. Te donnera-t-on le temps et les outils pour repartir du bon pied ? Si tu savais combien nous le voulons pour l’homme que tu es devenu et qui le mérite vraiment.

Jean et Pierrette
février 2014


Notre fille

C’est à l’adolescence que tu as vécu une première hospitalisation. C’est aussi à cette époque que tu as reçu ton premier étiquetage : tu n’étais plus une talentueuse jeune femme victime d’intimidation dans un milieu rural qui n’acceptait pas ta différence, mais une personnalité limite, un brin bipolaire et qui consommait un joint comme les ados de ton école.

Premier contact avec la psychiatrie et la pharmacologie, mais aussi premier contact avec la stigmatisation, l’exclusion et l’arbitraire, dans le contexte du manque de ressources psycho éducatives et psychothérapeutiques qu’aurait pourtant nécessité ton désarroi.

Les changements d’école et de milieu n’ont pas résolu ton mal de vivre ; au contraire, le rejet et la difficulté à te faire accepter ont entraîné rapidement marginalisation, augmentation de la consommation et fréquentation des exclus qui, comme toi, ne trouvaient pas leur place dans notre monde formaté.

15 ans et de multiples hospitalisations plus tard tu n’es plus dans la rue. Mais l’équilibre est fragile.

Nous t’avons accompagnée dans un long et douloureux parcours où d’ordonnances de traitement et de mises en tutelle en épisodes de judiciarisation, de squat en ressources d’hébergement d’urgence, ton cheminement a été jugé erratique par les quelque trente psychiatres, autant de travailleurs sociaux et les centaines d’infirmiers et infirmières, tout cela t’a marquée à jamais.

Le système de santé et de service sociaux t’a étiquetée, jugée et condamnée : itinérante, toxicomane et tantôt bipolaire, tantôt souffrant de troubles schizo-affectifs graves. Il t’a rejetée, cela est sans appel et anonyme.

Le milieu communautaire, les organismes d’entraide, les travailleur(euses) de rue et les maisons d’accueil pour une soupe chaude, un vêtement chaud ou un bon mot, les artisans de paix de ce monde, t’ont accompagnée avec sollicitude et générosité dans ce triste milieu de nos villes où le profilage et la violence au quotidien sont inévitables. Tu feras partie des statistiques et tu contribueras bien involontairement à alimenter les magnifiques recommandations de nos grands plans en santé mentale qui ne sont pas appliquées, faute de budgets adéquats.
Comme d’autres parents nous continuerons notre combat pour qu’un peu de compassion humanise un système de santé qui oublie parfois que derrière la maladie, il y les patients et que ce sont des humains qui souffrent.

Jacqueline et André
Février 2014

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