Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Les agricultrices indiennes ne sont plus de simples spectatrices

Un phénomène très significatif dans le mouvement des agriculteur·trices en cours est la participation massive des femmes, surtout depuis la célébration de la Journée des agricultrices le 18 janvier à l’appel de Samyukt Kisan Morcha [coalition de plus de quarante syndicats d’agriculteur·trices indien·nes]. Non pas qu’elles ignoraient jusqu’à présent ce qui se passait autour d’elles, mais elles se sont senties plus libres de rejoindre activement le mouvement, même de façon indépendante, alors que presque toutes les communautés rurales étaient déjà en mouvement.

tiré de : Entre les lignes et les mots 2021 - Lettre n°19 - 8 mai : Notes de lecture, textes, mises-à-jour, pétitions
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/05/04/les-agricultrices-indiennes-ne-sont-plus-de-simples-spectatrices/

Publié le 4 mai 2021

La participation sans précédent des femmes dans le mouvement des agriculteur·trices en cours est quelque chose que nous regardons tous et toutes avec beaucoup d’espoir. L’engagement actif et offensif des femmes dans ce mouvement, sous différentes formes et par différents moyens, est quelque chose que nous devons examiner de près et comprendre pour en tirer des leçons pour l’avenir. Certains des principaux slogans du mouvement, que l’on peut entendre dans les deux villages et aux frontières, comme « Kisan-Majdoor Ekta Zindabad, Mahila Kisan Mazdur Ekta Zindabad, Punjab Haryana Bhaichara Zindabad », indiquent également que l’accent est mis sur l’unification du mouvement. L’accent est également mis sur la construction de la fraternité entre les agriculteur·trices de l’Haryana et du Pendjab.

Ce mouvement est sans précédent dans sa motivation à briser les frontières socio-politiques entre les communautés pour vivre et lutter ensemble, contrairement à ce que la politique traditionnelle de la région a fait. Il n’y a pas si longtemps, nous avons vu les principaux partis politiques tenter de tirer profit de la question de la réserve Jat dans l’Haryana, créant ainsi un fossé très profond entre les communautés. Nous avons également vu les ministres du BJP [parti au pouvoir] de l’Haryana tenter d’aplanir l’ancienne question de la construction Satluj Yamuna Link Canal [contesté] au moment où les agriculteur·trices se préparaient aux manifestations de Delhi.

Cependant, tout cela a échoué face à la détermination des agriculteur·trices qui ont affronté la violence, les peines de prison, les barricades, les canons à eau et ont réussi à créer des solidarités jusqu’alors inconnues. Au début du mouvement, il y a eu des appels du SaMyukt Kisan Morcha pour soutenir les appels au « bandh » [grève] des employé·es et des ouvrier·es de toute l’Inde.

Récemment, les agriculteur·trices ont organisé de grands panchayats [conseils de village ] avec les travailleur·euses agricoles. Certains de ces rassemblements ont vu une participation massive des femmes, y compris dans des régions comme Mewat où le milieu socioculturel est relativement plus arriéré. Des jeunes femmes instruites ont également pris la parole lors de ces panchayats, présidés par des maulanas locaux. L’union des agriculteur·trices a le mérite d’avoir réussi, au moins en partie, à surmonter les barrières de genre, de caste, de classe et autres barrières socioculturelles pour attirer les gens vers le mouvement. Aujourd’hui, des organisations communautaires comme les Khap Panchayats partagent la scène avec les organisations de Dalits [ou Intouchables, victimes de nombreuses discriminations] et de femmes. Lorsqu’un mouvement commence à prendre un caractère de masse, il acquiert le potentiel d’assimiler presque tout ce qui se trouve en son sein, aussi incompatibles que puissent paraître ses composantes. Il en va de même pour la lutte actuelle des agriculteur·trices. Lancé au départ par la plate-forme commune de plusieurs syndicats, le mouvement a servi de déclencheur au mécontentement déjà accumulé parmi la population rurale en général, et les agriculteur·trices en particulier (…)

L’Haryana [État du nord de l’Inde] est loin derrière le Pendjab en termes de niveau supérieur de société organisée – socialement et culturellement. C’est dans ce contexte qu’une sorte de vide beaucoup plus important a existé en Haryana. Le BJP y a une base sociale beaucoup plus étroite depuis les dernières élections législatives. Les partis d’opposition sont en marge du mouvement des agriculter·trices. (…)

D’une certaine manière, le vide a commencé à être comblé en l’espace de quelques semaines grâce à la création de divers groupes communautaires. Bien que les Khaps [organisation communautaire représentant un clan ou un groupe de clans] aient également pesé de tout leur poids dans leurs régions respectives, il ne serait pas correct de penser que les Khaps sont les seuls à dominer la scène et qu’aucune autre force n’opère. Les gurudwaras [lieux de réunion], les clubs de jeunes, les employés à la retraite, les anciens militaires et même les groupes dalits, les syndicats et les divers travailleurs sociaux jouent un rôle dans la mobilisation de la logistique pour les milliers de personnes. Des dizaines de « langars » [cuisines communautaires] sont gérées sur les autoroutes occupées grâce à l’effort collectif des villageois·es et des agriculteur·trices, y compris par le All India Kisan Sabha [front paysan du Parti communiste indien]. Dans le même temps, il est souvent plus pratique pour les personnes qui suivent les différents partis politiques ou même les différentes associations d’agriculteur·trices de se donner la main sous l’égide des Khap sans provoquer d’hostilité politique entre les partis.

Ces événements historiques sans précédent nécessitent une nouvelle compréhension car ils ouvrent de nouveaux espaces qui étaient jusqu’à présent réservés aux dominants et aux privilégiés. Ceux et celles qui ont travaillé dans ces domaines, les « forces du changement », doivent comprendre tout le potentiel de ce mouvement et y apporter leur meilleure contribution. La sécurité alimentaire est l’une de ces questions qui touchent la vie des gens de toutes les couches de la société, à plus d’un titre. La mise en œuvre de ces trois lois agricoles sera la fin éventuelle de tout ce que nous avons gagné en nous battant pendant des années.

En ce qui concerne la participation des femmes, elles ont bien compris l’énorme revers que les politiques du gouvernement Modi ont infligé à leurs revendications déjà brûlantes. Cela signifierait la fin du peu de terres agricoles qu’elles possèdent (13% selon le recensement agricole de 2015-16) et des droits aux programmes d’aide sociale …) ainsi que ce qui reste du PDS, de l’anganwadi [crèche rurale] et des repas de midi. Ce sont quelques-uns des secteurs dont les femmes dépendent de manière cruciale pour leur subsistance. Le fait que les femmes aient compris l’ampleur de cette attaque contre leurs moyens de subsistance est évident si l’on considère leur participation – bien que limitée en nombre – à l’agitation, depuis l’arrestation des dirigeants agricoles dans l’Haryana jusqu’à l’appel du 26 novembre pour le « Delhi Chalo ». En outre,à cause de la façon dont les agriculteur·trices du Pendjab ont combattu tous les défis posés par le gouvernement de l’Haryana et ont déplacé la lutte à Delhi, ils et elles ont donné à toute la population un espoir bien nécessaire que les choses peuvent changer.

Les habitant·es du Pendjab ont toujours eu l’exemple brillant de Bhagat Singh, des Gadari Babas, de Mai Bhago et de Baba Nanak [figures nationalistes] dont les sacrifices sont devenus, de manière très organique, les guides de la plupart des mouvements depuis l’époque de la pré-partition du Pendjab. La colère des agriculteur·trices couvait depuis longtemps en Inde, mais elle a maintenant pris la forme d’une révolution avec le soutien de masses de personnes de différents secteurs.

À ce stade, ce que les gens veulent obtenir du mouvement n’est pas limité à l’inversion des lois agricoles mais aussi à la mise en avant de l’ANDATTA (soutien de famille).

La crise qui sévit depuis longtemps dans le secteur agricole a fait des ravages dans l’esprit et le corps des femmes dans le secteur agricole. Elles travaillent dur pendant plus de 12 heures par jour, avec une alimentation minimale, et ne voient toujours pas la fin des souffrances de leurs enfants. Beaucoup d’entre elles ont perdu leurs maris à cause de cette crise aiguë. Toute leur colère refoulée face à l’augmentation constante de leurs dettes, du chômage, de l’alcoolisme, de la toxicomanie et de l’avenir sombre de leurs enfants, de la dévalorisation de leur travail à la maison et à l’extérieur, les a poussées à ce moment. Le mouvement des agriculteur·tricess a canalisé leur colère et les a incitées à se lever et à se battre.

Aujourd’hui, les femmes, les enfants, les anciens, et même le bétail, font partie du mouvement. Les femmes sont assises sur le devant de la scène. Dans les chansons et les discours, elles parlent de leurs expériences de l’exclusion. Quelle que soit la responsabilité qui leur est confiée, elles l’assument avec le plus grand engagement et le plus grand sérieux. Animées d’une nouvelle conviction de lutter, on peut même voir des femmes âgées essayer de contribuer à la cause en cousant des drapeaux, etc. Cette fois-ci, leur rôle diffère de celui du passé sur un point important : elles participent au mouvement en tant qu’actrices et non en tant que spectatrices.

Non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes – ce mouvement a entraîné un grand changement dans le contexte du patriarcat. Auparavant, ils considéraient avec légèreté les femmes qui faisaient du travail social ; mais aujourd’hui, ils les respectent pleinement. Le travail domestique est désormais reconnu. Maintenant, si leur femme, leur mère et leur sœur participent au mouvement pour lancer des slogans, faire des discours, ils se sentent honorés. Nos propres militantes, en 35 ans d’activisme, n’ont jamais bénéficié d’une relation de confiance de ce niveau avec leurs hommes.

Même si un grand nombre de femmes impliquées dans ces mouvements sont issues de familles paysannes, les femmes appartenant aux secteurs pauvres sans terre, qui ont participé au mouvement ouvrier et à d’autres syndicats, en ont fait partie dès le début. Aujourd’hui, la participation de ces secteurs augmente. De nombreux nouveaux visages et de nouvelles aspirations sont visibles dans cette agitation.(…)

[Une des principales préoccupations des syndicats d’agriculteur·trices et du mouvement des femmes demeure maintenant de savoir comment soutenir cette montée en puissance de l’affirmation des femmes. Ici, le cas de BKU (Ugrahan) est à imiter. Le BJU est l’un des plus grands syndicats agricoles du Pendjab et il a réussi à compter 40% de femmes parmi ses membres, ce qui se reflète également à différents niveaux de la direction.

Une femme leader de ce syndicat a déclaré que cette caractéristique bienvenue est due à la combinaison des questions agraires avec les questions sociales, en particulier la campagne contre la toxicomanie, l’alcoolisme et pour la sécurité des femmes. Il convient de rappeler que cette menace n’est plus confinée au seul Pendjab mais qu’elle s’est étendue à d’autres États.

Jagmati Sangwan, 19 mars 2021

Jagmati Sangwan est vice-présidente de l’Association des femmes démocrates d’Inde

Traduction Patrick Le Tréhondat

Women Farmers No More Mere Spectators In Agriculture Laws Protests

http://www.laboursolidarity.org/Les-agricultrices-indiennes-ne

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