Tout récemment, sont tombées les premières statistiques de 2014 permettant d’apprécier à sa juste valeur la portée du fameux CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi), dispositif emblématique de plus de 20 milliards d’euros déployé par le gouvernement « socialiste » dès 2013 [1]. Bien que ses dévots promoteurs prédissent, raisonnement économique infaillible à l’appui, la relance de l’investissement et de la machine productive par une baisse significative du « coût du travail », ces chiffres contredisent sans ambages – et sans surprise aucune – les soi-disant bienfaits auxquels devait conduire sa mise en œuvre. Pis encore : non seulement ces mesures n’ont-elles point amélioré la situation socioéconomique, mais elles se sont davantage distinguées par leurs conséquences désastreuses : hausse du chômage, stagnation du pouvoir d’achat, aggravation des inégalités, etc. En d’autres termes, le CICE a surtout été favorable aux grandes sociétés (CAC 40) et aux actionnaires, au détriment précisément des travailleurs...
Pourtant, en dépit de tout « bon sens » (sauf peut-être celui de la classe dirigeante...), le cap est maintenu (et renforcé), comme le corroborent, chacun à sa manière, le Pacte de Compétitivité (2014) – portant à au moins 40 milliards d’euros l’enveloppe destinée aux entreprises, toujours sans contreparties – et la Loi Macron (2015) – censée favoriser l’embauche par la flexibilisation d’un marché du travail prétendument engoncé dans ses « rigidités » d’un autre âge. L’ironie de l’histoire veut que cette politique de l’offre, centrée sur la réduction des « charges » pesant lourdement sur la croissance, se réalise au nom du... pragmatisme. Un terme commode, à la limite de la duplicité, dont le succès médiatique ne saurait masquer un contresens notoire.
La politique de l’offre repose sur l’idée que la baisse du « coût du travail » permettrait aux entreprises de « dégager des marges de manœuvre » (des liquidités), dont l’investissement dans l’appareil productif entraînerait mécaniquement la relance des embauches (et donc le recul du chômage). Or, un tel syllogisme, traduisant formellement les avantages d’une approche économique strictement arrimée aux préceptes de la compétitivité et de la concurrence, résiste difficilement à une analyse un tant soit peu sérieuse, autant d’un point de vue théorique que d’un point de vue historique. [2]
D’abord, une telle orientation économique, censée redynamiser les exportations, n’a de sens que si elle demeure minoritaire dans un état géopolitique donné. En effet, si tous les pays (ou entités politiques) poursuivent de concert cette logique d’une compétitivité basée sur une réduction des coûts – et, par ricochet, des salaires –, nous retrouvons une situation (hélas familière) où, macroéconomiquement, la demande globale recule inévitablement – d’où les risques réels de déflation. Concrètement, dans un contexte général d’austérité – sévissant, d’ailleurs, autant en Europe qu’au Québec –, où les perspectives de croissance demeurent plus que jamais nébuleuses, la politique de l’offre ne peut déboucher que sur une conjoncture de stagnation économique, voire de régression. Le maintien d’un taux de profit élevé ne se matérialisant guère par l’investissement, sinon dans la seule optique d’une « captation des gains de productivité » (mécanisation de la production), la conclusion s’impose : un transfert prévisible des richesses produites vers les détenteurs de capitaux...
Nous touchons ici au « point névralgique » de cette conception, fer de lance du capitalisme néolibéral. Pour qu’une telle politique, entièrement tournée vers les entreprises (devenues soudainement et irrésistiblement vertueuses), puisse fonctionner efficacement, « encore faut-il que les "carnets de commandes" se remplissent ». Dit autrement : sans débouchés, l’économie de l’offre n’est plus qu’un vœu pieux (en dépit de ses funestes conséquences sociales). Comme le rappelle le sociologue et économiste Frédéric Lordon [3] , « les entreprises ne créent pas l’emploi », car la demande est « le résultat d’un processus macroéconomique » qui, loin d’être la manifestation d’un « acte démiurgique » ou l’expression de la parfaite horlogerie des marchés, répond à des mécanismes sociaux précis, regroupés sous le nom de « conjoncture économique ».
Soutenir que l’offre dépend de la demande paraît ainsi relever d’une lapalissade. Néanmoins, cet énoncé en apparence banal nous permet de mieux comprendre cette « crise du marché mondial » (depuis 2008), laquelle n’est point extérieure au fonctionnement convulsif du capitalisme contemporain. Comme l’a très bien démontré Karl Marx, si l’achat et la vente (l’offre et la demande) sont structurellement interdépendants, ces deux moments sont également autonomes temporellement : leur unité, suivant alors « le mouvement de métamorphose de la marchandise », apparaît alors comme l’union instable de « deux phases opposées » à l’intérieur d’un même processus (la reproduction du capital), lequel se déroule nécessairement dans le temps, tout en cherchant à maximiser sa vitesse de rotation. La crise – son « éventualité » – n’est ni plus ni moins que l’expression violente de cette contradiction (temporelle) dans l’unité (structurelle) [4] . Cette analyse des « conditions de possibilité » de la crise économique illustre de manière insigne les impasses d’une telle théorie, véritable fétiche de la pensée néoclassique...
Une question s’impose ici : comment des politiciens et des experts autoproclamés peuvent-ils se définir comme « pragmatiques » alors que les conséquences de leurs idées sont exactement contraires aux effets présagés ? Un élément de réponse se trouve peut-être dans la novlangue médiatique, peu avare de contrevérités, laquelle novlangue oppose au « pragmatisme » la notion d’« idéologie », entendue sommairement comme l’ensemble des théories (a fortiori marxistes) ne faisant point allégeance à l’orthodoxie néolibérale. Cependant, en tant que « méthode philosophique », le pragmatisme s’attaque davantage à la tradition rationaliste, où la « vérité » découle essentiellement de l’« abstraction », des « principes figés » et des « systèmes clos » – ce qui n’est pas sans rappeler, ironiquement, certaines modélisations abstraites, si chères aux partisans de l’économie pure. Inversement, cette approche philosophique stipule que l’on ne doit évaluer les concepts qu’à l’aune de leurs « conséquences pratiques », c’est-à-dire qu’en fonction de leur « portée concrète » [5] . Transposée dans le champ politique (et économique), cette méthode exigerait donc que l’on juge la valeur et la pertinence d’une mesure en vertu de ce qu’elle produit réellement dans le champ social.
D’où cette seconde question : comment la politique de l’offre, invalidée tant théoriquement qu’empiriquement, peut-elle encore se présenter au grand jour sous les apparats fallacieux du pragmatisme ? Pour y répondre, il importe justement de revenir au terme d’idéologie. Comme nous l’avions évoqué dans un article précédent [6], l’idéologie ne se résume point à un discours tressé « d’énoncés mensongers » (Isabelle Garo) et jeté sur une réalité ventriloque, mais bien à une pratique politique et sociale, qui s’inscrit dialectiquement dans la complexité matérielle des rapports socioéconomiques. En ce sens, le « succès » d’une théorie – en l’occurrence le paradigme néoclassique –, n’est point tributaire de son adéquation « scientifique » au monde ; il exprime davantage le rapport de forces sur lequel il s’appuie. Sans sombrer dans un relativisme de bon aloi, la formule de Spinoza garde ici toute son insolente actualité : « Il n’y a pas de force intrinsèque à l’idée vraie »...
Ces dernières remarques nous rappellent in fine la nécessité d’une vision stratégique. Si le terme de pragmatisme doit (re)trouver ici un débouché politique salvateur, sans doute est-ce dans la (re)construction d’un véritable rapport de forces qu’il le trouvera, où, à des idées alternatives, seront données des formes concrètes et efficientes...