Édition du 10 décembre 2024

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Économie

Les BRICS, l’Asie et l'enjeu du dollar

Le sommet des BRICS qui vient de se dérouler à Kazan marque un tournant. L’organisation est en phase rapide d’élargissement et prétend désormais traiter toutes les grandes questions internationales. Les pays asiatiques jouent un rôle majeur pour l’avenir des BRICS. Aucun des projets structurants – notamment la dédollarisation – ne peut se faire autrement que sous la direction de la Chine, et progressivement de l’Inde.

Tiré d’Asialyst. Légende de la photo : Le président chinois Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine lors du sommet des BRICS à Kazan, en Russie, le 22 octobre 2024. (Source : HGT)

Le 16ème sommet des BRICS s’est déroulé à Kazan du 22 au 24 Octobre derniers. Il a réuni les cinq membres fondateurs de l’organisation (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), les cinq nouveaux membres qui les ont rejoints depuis le 1er janvier 2024 (Iran, Égypte, Arabie Saoudite, Éthiopie, Émirats Arabes Unis), et vingt-cinq autres pays ainsi que plusieurs représentants d’organisations internationales, avec la participation remarquée du secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres.

L’Asie au cœur de l’expansion des BRICS

Au-delà des dix membres actuels, treize pays, dont six États asiatiques, ont acquis le statut de « partenaires » : Algérie, Biélorussie, Bolivie, Cuba, Indonésie, Kazakhstan, Malaisie, Nigeria, Ouganda, Ouzbékistan, Thaïlande, Turquie et Vietnam. Dans ce groupe des pays partenaires, l’Asean pèse lourd avec quatre de ses principaux membres, et l’Asie centrale fait également son apparition.

Le statut de partenaire permet d’associer les pays concernés à certaines des activités de l’organisation et surtout constitue une étape préalable à une adhésion. Cette adhésion n’est pas garantie car elle suppose un consensus parmi les membres actuels, mais elle semble probable à plus ou moins brève échéance pour la quasi-totalité des pays partenaires. Les candidatures sont rejetées avant d’atteindre le statut de pays partenaire, comme cela a été le cas pour le Vénézuela, bloqué par le Brésil. Une dizaine de pays non-partenaires ont par ailleurs signalé leur intérêt pour rejoindre l’organisation.
À relativement brève échéance, les BRICS pourraient donc dépasser le G20 en nombre, avec une répartition par continent assez équilibrée : huit pays asiatiques, trois pays du Proche et Moyen-Orient, trois Européens (si l’on inclut la Turquie), six Africains et trois pays d’Amérique Latine ou Centrale.

L’Asie n’est pas majoritaire en nombre dans le groupe des 10 membres et 13 partenaires, mais elle représente à la fois les trois quarts de la population et les trois quarts du PIB du groupe BRICS + partenaires.

Les BRICS commencent à traiter toutes les grandes questions internationales

La déclaration de Kazan est un long document de 134 paragraphes couvrant tous les sujets d’actualité internationaux avec trois grands piliers : politique et sécurité internationale, questions économiques et financières, culture et coopération entre les peuples. Au-delà des prises de position purement diplomatiques – qui incluent des engagements dithyrambiques sur la résolution pacifique des conflits, la protection des droits de l’homme ou la lutte contre la dissémination des fake news – ce document énumère une série d’initiatives d’importance variable.

On y trouve entre autres la protection des félins dans le monde (initiative de l’Inde), la facilitation des transactions et des financements internationaux en monnaies locales, la création d’une plateforme d’échanges de matières premières agricoles (à l’initiative de la Russie), la création d’un partenariat pour une nouvelle révolution industrielle, la mise en place d’un groupe d’études conjoint sur l’intelligence artificielle, le développement d’une coopération sur l’identification des ressources géologiques en métaux critiques, la création d’un groupe de travail sur la médecine nucléaire, la coopération fiscale, le développement de programmes conjoints de recherche scientifique.

L’élargissement rapide des BRICS ne va pas faciliter la cohésion du Groupe, et la coexistence de l’Organisation avec une multitude d’autres instances multilatérales ou régionales couvrant les mêmes sujets ne garantit pas le succès des multiples initiatives citées dans la déclaration de Kazan.

Le Groupe a cependant, en plus de son poids économique, des points forts sur lesquels il va tenter de capitaliser. En matière d’énergie, les dix membres actuels de l’organisation représentent déjà 36 % des exportations de pétrole brut et 34 % des exportations de pétrole raffiné dans le monde. Ils occupent également une place majeure dans le commerce international du soja (51 %) ou du riz (44 %) ainsi que de différents métaux critiques (terres rares, magnésium, graphite).

Les treize pays partenaires comportent également de grands exportateurs de produits énergétiques (Algérie, Indonésie, Malaisie, Kazakhstan, Nigéria), de produits agricoles (Thaïlande), et de métaux critiques (Bolivie, Indonésie). Collectivement le groupe BRICS + partenaires a donc les moyens de peser sur l’évolution des échanges d’énergie, de matières premières et de métaux critiques dans le monde, avec sans doute un axe de travail majeur ne faisant pas double emploi avec ce qui existe déjà, qui est celui de la fin de l’hégémonie du dollar.

La question du dollar

La Russie est particulièrement motivée pour trouver des modes de financement alternatifs au dollar depuis qu’elle est soumise à une vaste gamme de sanctions occidentales couvrant notamment la participation des banques russes au système SWIFT ou les avoirs de sa Banque Centrale. La Chine l’est également pour imposer progressivement le yuan comme monnaie internationale concurrente du dollar. L’Inde a tiré parti des difficultés de la Russie pour utiliser la roupie indienne dans ses achats de produits pétroliers russes. Les autres membres du groupe BRICS+ ont des motivations moins fortes pour éviter les règlements en dollar, et Vladimir Poutine est resté prudent dans ses commentaires sur les perspectives de dédollarisation lors de la conférence de presse de clôture du sommet de Kazan.

L’idée d’une monnaie commune aux BRICS reste manifestement un outil de communication plus qu’un projet, et ses chances de concrétisation sont nulles. Restent cinq axes de travail complémentaires que sont la diversification des réserves de change, les transactions bilatérales en monnaies locales, les actifs internationaux en monnaies locales, la dédollarisation progressive des marchés d’énergie et de matières premières et l’internationalisation du yuan.

S’agissant des réserves de change, la Russie, la Chine, l’Inde et la Turquie sont les quatre pays dont les réserves en or ont le plus fortement progressé depuis dix ans, avec une sensible accélération depuis le début de la guerre en Ukraine. Cet attrait de l’or va de pair avec une érosion progressive de la part du dollar dans les réserves de change de l’ensemble des banques centrales du monde, qui est passée de 71 % en l’an 2000 à 58 % en 2024. Mais les autres grandes monnaies internationales – euro, yen et livre sterling – ont conservé une part stable autour de 30 %, et parmi les monnaies « alternatives », le yuan reste à la peine avec une part limitée à 2,1 % fin juin 2024, en recul sur l’année 2023.

Sur les transactions bilatérales les progrès sont inégaux. Les échanges commerciaux entre la Chine et la Russie libellés en yuans ou en roubles représenteraient de 90 à 95 % du total des échanges bilatéraux, selon les sources russes et chinoises. Les échanges en monnaies locales avec l’Inde sont beaucoup moins avancés.

La Russie a trois problèmes avec l’Inde : elle est exportatrice nette pour des montants importants, et elle accumule des roupies indiennes qui restent en Inde et sont investies en obligations à faible rendement, les transactions entre les deux monnaies passent par des monnaies tierces en raison de la non-convertibilité de la roupie indienne, ce qui coûte cher (un accord est en vue pour régler ce problème), et l’argent russe ne peut pas ressortir facilement d’Inde en raison d’un contrôle des changes sourcilleux de la Banque Centrale indienne. L’une des solutions trouvées par les opérateurs russes a été d’échanger les roupies indiennes contre des cryptomonnaies (les stable coins), qui peuvent être à nouveau échangées contre d’autres monnaies aux Émirats arabes unis.

Les échanges bilatéraux en monnaies locales sont relativement simples avec la Chine dont la monnaie est déjà internationale et qui a mis en place les solutions techniques pour les transactions en yuans à travers la création d’un système concurrent de SWIFT qui est le CPIS. Ce n’est pas le cas pour la plupart des autres monnaies des BRICS+.

Globalement, on constate tout de même une nette progression de la part de ces monnaies dans les transactions enregistrées dans SWIFT (6,4 % en 2024, dont une bonne moitié concerne le yuan) et sur les marchés des dérivés de change (6,8 %).

S’agissant des actifs internationaux en monnaies locales, une étude de la Banque ING portant sur les dix membres actuels des BRICS montre que les avoirs ou dettes des BRICS en monnaies alternatives progressent, sans pour autant détrôner le dollar.

La dédollarisation des marchés de l’énergie ou des matières premières agricoles est encore à un stade préliminaire. La Chine a passé des accords bilatéraux avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Iran pour développer les achats de pétrole dans les monnaies des pays partenaires et elle va probablement faire de même avec d’autres pays comme l’Algérie. Les difficultés des règlements en monnaie locale restent toutefois les mêmes. Renoncer au dollar comporte des risques de change accrus (le système de garanties de change en dollar est sans équivalent), les échanges bilatéraux sont rarement équilibrés et l’un des deux partenaires se retrouve avec des avoirs dans la monnaie du pays partenaire qui ne sont pas faciles à placer ou à recycler. Hormis les pays soumis à un régime de sanctions comme la Russie ou l’Iran, les autres ont une motivation plus diplomatique que pratique, et les BRICS en tant que groupe ne peuvent pas réellement mettre en place un système de compensation multilatérale en monnaies alternatives au dollar.

L’avenir de la dédollarisation repose donc sur l’essor international de monnaies alternatives comme le yuan. Or la période récente, marquée par une faiblesse de la monnaie chinoise face au dollar et par un durcissement du contrôle des changes chinois pour éviter d’éventuelles fuites de capitaux, n’est pas une période faste pour l’internationalisation du yuan. Les marqueurs classiques (poids dans les réserves de change, les échanges commerciaux, les transactions du système SWIFT, les actifs financiers) stagnent ou ne progressent que marginalement. On observe quand même un début de transactions commerciales en yuans entre pays tiers. La Russie par exemple réalise 5 % de ses échanges commerciaux en yuans avec d’autres pays que la Chine.

Du côté de l’Inde, les difficultés avec la Russie ont incité le gouvernement à lancer un plan d’internationalisation de la roupie qui en est encore à ses balbutiements. La dédollarisation des relations entre les BRICS reste globalement un objectif de long terme qui sera lié au succès de l’internationalisation du yuan aujourd’hui et de la roupie indienne d’ici quelques décennies.

Par Hubert Testard

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Hubert Testard

Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Hubert Testard enseigne depuis quatre ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il a publié un livre intitulé « Pandémie, le basculement du monde », paru en mars 2021 aux édition de l’Aube.

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