Tiré du blogue de l’auteur.
Depuis le 7 octobre, on trouve en Israël des dizaines, voire des centaines de milliers de photographies — souvent de petite taille — affichées sur les murs des abribus, les kiosques, dans les stations de train… En somme, elles envahissent l’ensemble de l’espace public. Il est impossible d’échapper à ces visages : ceux des victimes du massacre, des disparus et des otages, accompagnés d’une phrase qui leur est attribuée à titre posthume.
Rien de plus naturel que cette volonté de rendre hommage aux êtres chers ou de partager la douleur de leur perte. Traumatisée, la population israélienne cherche ainsi à faire face à ce qui fut sans doute l’un des événements les plus dramatiques de l’histoire du pays. Rapidement, les portraits des otages prennent une place prépondérante, souvent réunis sur un seul panneau, tels une iconostase tragique.
Ces panneaux, accompagnés de l’inscription « Ramenez-les à la maison maintenant », sont devenus le cri de ralliement d’une société pour laquelle il est impensable d’abandonner un soldat ou un civil entre les mains de l’ennemi.
C’est sur une place située en face du musée d’art contemporain de Tel-Aviv — jouxtant également la bibliothèque principale de la ville —, rebaptisée pour l’occasion « la Place des Otages » et devenue le principal lieu de contestation contre la poursuite de la guerre, que la densité de ces portraits d’absents prend toute son importance.
La proximité du musée — ce lieu consacré à d’autres types d’images, resté fermé pendant une longue période après le 7 octobre — crée un contraste étrange avec la rupture brutale introduite par ces nouveaux visages, qui captent désormais toute l’attention des passants.De plus, pendant de longs mois, « la Place des Otages » est occupée par des monuments improvisés, touchants dans leur maladresse. Leurs auteurs, souvent anonymes, évitent toute forme de sophistication et s’adressent directement aux nombreux visiteurs qui parcourent ce lieu de mémoire.
Les mêmes images sont diffusées de manière répétitive dans les médias — télévision, journaux, réseaux sociaux — afin d’éviter que le sort des victimes ne sombre dans l’oubli. Pourtant, ces médias semblent souffrir d’un angle mort : celui des victimes civiles de l’autre camp, qui restent invisibles — sauf, parfois, dans le journal Haaretz ou sur la chaîne 13.
Les quelques tentatives de briser cette cécité ont été empêchées, les journalistes étrangers n’ayant pas le droit d’exercer leur métier. Plus grave encore, les journalistes israéliens admis à Gaza n’ont accès qu’aux activités liées au Hamas, essentiellement aux tunnels et aux dépôts d’armes. Volontairement ou non, ces reportages contribuent à justifier la prolongation d’un conflit d’une violence inouïe.
Les rares apparitions des Palestiniens à l’écran se limitent à des foules en mouvement, sans jamais s’arrêter sur la souffrance d’un individu particulier. Tout porte à croire que ces images pourraient ébranler la certitude selon laquelle le conflit armé doit se poursuivre malgré les « dégâts collatéraux ».
Ce filtrage s’explique sans doute par un réflexe de solidarité nationale et par la nécessité de refouler une réalité insupportable.
Il suffit d’écouter Eli Bar-Navi, ancien ambassadeur d’Israël en France et fervent défenseur d’une paix durable au Moyen-Orient, qui affirme comprendre que les Israéliens pleurent d’abord leurs compatriotes. Néanmoins, il est difficile d’accepter une telle invisibilisation, un tel déni, dans une société qui se revendique fièrement humaniste.
Cette situation n’est pas nouvelle. Depuis longtemps, l’image du Palestinien est pratiquement absente du regard du public juif en Israël. Devenu une menace, il n’est plus représenté comme un individu réel. Presque jamais nommé, doté d’un caractère collectif, il incarne la terreur existentielle qui étreint le protagoniste juif et l’empêche de vivre sa vie comme il l’aurait souhaité.
Des exceptions existent néanmoins, notamment lorsque des artistes cherchent à confronter le public à cette histoire en recourant à des documents dits « objectifs » : photographies, cartes, journaux… Ainsi, en novembre 2003, une exposition présentée au Musée national d’Israël à Jérusalem montra les œuvres de David Reeb, réalisées à partir de photographies prises dans les territoires par Michael Kratzman et Alex Levac. À partir de ces images, Reeb exécuta des toiles de grand format, de facture réaliste, véritables constats grandeur nature d’une réalité tragique et de ses personnages. Isolées par des parois, ces œuvres formaient parfois un story-board éclaté, une mosaïque juxtaposant deux réalités qui se côtoient sans vraiment se voir.
Sans détails, sans précision, sans virtuosité illusionniste, ces toiles semblent, malgré leur taille, peintes à la hâte, dans une urgence palpable — comme des croquis réalisés, si l’on ose dire, sur le motif. Ce sont des images d’une réalité prosaïque que le public israélien ne voit pas. Isolées, agrandies, extraites de leur contexte médiatique et projetées dans l’espace artistique, retouchées par l’artiste qui laisse visibles les traces de la matière picturale, elles acquièrent une qualité improvisée, presque maladroite.
Le travail de Reeb rappelle que, dans une société en conflit, même si tout peut être visible, tout n’est pas montrable — et encore moins regardé. Il souligne aussi que cette cécité partielle, cette forme d’autisme développée par la société israélienne, n’est plus tenable lorsqu’il s’agit de la société palestinienne.
La différence est simple mais cruciale : quand l’occupé voit sans cesse l’occupation — car elle détermine et enferme son espace vital sans alternative — l’occupant, lui, s’efforce d’oblitérer tout signe visible de cette occupation, adoptant une attitude qui lui permet de prétendre qu’elle n’existe pas, ou du moins, de n’en tenir aucun compte. L’expression camera obscura prend ici tout son sens, et ce n’est pas un hasard si une autre exposition de Reeb organisée à Tel-Aviv portait ce titre. Pour dire les choses sans détour : ce sont des œuvres créées sous occupation.
Soyons justes : ce déséquilibre visuel n’est pas l’apanage des médias israéliens. La représentation de l’Israélien, voire du Juif, dans les médias arabes n’est guère meilleure. Peut-être, un jour, un historien de l’art palestinien posera-t-il, à son tour, un regard critique sur la manière dont son peuple se représente l’« autre ». Peut-être, un jour aussi, les Palestiniens accepteront-ils l’idée que, parmi les Israéliens, certains tournent leur regard vers eux sans haine.
Itzhak Goldberg
Professeur émérite en Histoire de l’art à l’Université Jean
Monnet à Saint- Etienne`
Critique à Journal des Arts
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