Édition du 20 mai 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Les mouvements féministes africains face au colonialisme vert

La prise de conscience écologique des mouvements féministes africains est en hausse. Premières victimes des dérèglements climatiques induits par le capitalisme transnational, les femmes africaines sont aussi aux premières loges des effets des politiques « vertes » menées par le Nord global, dont l’extraction de minerais pour technologies « propres ». L’écoféminisme promeut dès lors des alternatives endogènes, justes et égalitaires.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/02/les-mouvements-feministes-africains-face-au-colonialisme-vert/?jetpack_skip_subscription_popup
Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

Les écoféminismes africains mènent une réflexion critique sur les liens entre le modèle de développement dominant, la crise écologique et les questions de paix et de non-violence, ce qui leur permet de s’interroger de façon radicale et novatrice tant sur ce qu’est le féminisme que sur le rapport à la nature. Tandis que le mouvement mondial semble parfois se diviser sur la question de savoir si l’association genre-nature n’est pas réductrice pour les femmes, la plupart des mouvements engagés dans l’activisme féministe et environnemental en Afrique ont simplement cherché à créer des alliances stratégiques entre les femmes et la protection de l’environnement.

La Kenyane Wangari Maathai (1940-2011) et son Mouvement de la ceinture verte (GBM) représentent bien l’activisme collectif centré sur l’écologie qui définit l’essence même de l’écoféminisme africain. Première écologiste à recevoir le Prix Nobel de la paix en 2004, Wangari Maathai a mis en évidence la relation étroite entre le féminisme et l’environnementalisme africains, qui remettent en cause à la fois le patriarcat et les structures néocoloniales qui minent le continent. Comme l’écrivait Janet Muthuki (2006), spécialiste sud-africaine des questions de genre, «  le GBM de Maathai est un activisme écoféministe africain qui, par le biais d’enjeux environnementaux, met en lumière les rapports de genre et défie le patriarcat au sein des structures idéologiques nationales et globales  ».L’écoféminisme intersectionnel souligne l’importance du genre, de la race et de la classe, et établit un lien organique entre les préoccupations féministes, l’oppression du patriarcat et l’exploitation de l’environnement dont elles sont considérées comme les gardiennes dans différentes cultures. Parce que les femmes subissent les multiples crises auxquelles l’Afrique est confrontée, il est essentiel d’adopter une approche intersectionnelle pour créer des mouvements radicaux en faveur du changement.

Comme l’a déclaré une autre figure de l’écoféminisme africain, Ruth Nyambura, « ce dont nous avons besoin, c’est de mouvements transnationaux véritablement révolutionnaires et non de petits cocons. Bien sûr il est important de prêter attention aux réalités locales, mais un mouvement écoféministe se doit de transformer la manière dont les femmes accèdent aux ressources économiques, intellectuelles et écologiques, en particulier les plus vulnérables, souvent en première ligne de la dévastation écologique et climatique. Il s’agit d’œuvrer pour revendiquer et réimaginer des façons plus justes et égalitaires d’être les un·es avec les autres. Fondamentalement, cela signifie détruire le patriarcat et se réapproprier les “biens communs”  » (Merino, 2017).

Écoféminisme, anti-extractivisme et justice climatique

En cela, la dimension anti-extractiviste est un élément du cadre conceptuel qui caractérise les luttes des mouvements écoféministes africains contemporains, au cœur des débats sur la justice environnementale. Elle s’incarne notamment dans le travail politique de la WoMin African Alliance. «  De nombreuses régions du Sud font l’objet d’une nouvelle vague de colonisation, les multinationales et leurs gouvernements respectifs reculant sans cesse les frontières très rentables des richesses minières et naturelles. La WoMin Alliance qualifie d’extractiviste ce modèle de développement, qui n’est qu’un nouveau maillon de la chaîne d’exploitation de l’Afrique et de ses peuples. L’extractivisme est patriarcal et raciste, car il s’appuie sur le travail bon marché d’ouvriers noirs, exploités dans des conditions extrêmes au profit d’entreprises transnationales et de leurs chaînes d’approvisionnement. Le travail non rémunéré des femmes sert l’accumulation de ces profits, en assurant la subsistance des travailleurs et de leurs familles, l’approvisionnement en eau, en soins, etc.  » (Mapondera et col., 2020).

Avec l’enjeu climatique et la transition vers les énergies renouvelables, les militantes écoféministes africaines sont de facto de plus en plus impliquées dans les luttes contre les mégaprojets extractivistes dit « verts », qu’ils soient solaires, éoliens, géothermiques ou producteurs d’hydrogène. L’extraction des terres rares pour la fabrication des technologies « propres » en est un bon exemple. Elle crée des dommages considérables : accaparement des terres, pollution des écosystèmes, perte des moyens de subsistance et effets dévastateurs sur la santé des personnes vivant en aval des opérations d’extraction et de traitement des minerais, tels que cancers, malformations, dégénérescences musculosquelettiques, etc.

À Madagascar par exemple, les militantes écoféministes soutiennent activement la résistance de communautés locales à un mégaprojet d’exploitation de terres rares, le site minier de cette vaste opération d’extraction risquant fort de devenir une zone de sacrifice social, économique et écologique… destinée au verdissement de la consommation du Nord global.

Le mouvement écoféministe africain se situe à la confluence de trois courants qui luttent contre les idéologies hégémoniques qui ont vulnérabilisé les cultures indigènes : le mouvement anti-néolibéral, principalement soutenu par les activistes pour la justice climatique ; le mouvement anti-impérialiste, porté par les décoloniaux ; et le mouvement antipatriarcal, mené par les féministes. Ainsi les afro-écoféministes se battent-elles pour démanteler les structures de pouvoir qui exploitent à la fois les femmes et la nature.

Au niveau communautaire, on assiste à une prise de conscience croissante des menaces qui pèsent sur la biodiversité et le climat, du fait des projets agro-industriels et extractifs à grande échelle, mis en œuvre sur le continent africain par les grandes entreprises et le pouvoir d’État. L’écoféminisme est indissociable des luttes concrètes menées sur le terrain pour préserver, développer ou réparer les espaces habitables et les liens sociaux, grâce à des dynamiques matérielles et culturelles qui permettent à une société de se reproduire sans détruire d’autres sociétés ou espèces vivantes.

Ainsi, les mouvements pour la justice climatique qui se concentrent sur la crise écologique et ses causes profondes, suivant une perspective féministe, s’appuient sur la prise de conscience croissante par les populations concernées que le modèle de développement néolibéral dominant n’est pas viable. Ces mouvements écoféministes se concentrent sur les crises climatique et écologique en Afrique, sur leurs liens avec le développement extractiviste et ses répercussions différenciées selon le genre, et exigent «  que le système capitaliste injuste soit démantelé afin de prendre soin de la planète et de réparer les violations historiques des droits des peuples et de la nature » (Mapondera et col., 2020).

Vu leur caractère transnational, aussi bien le mouvement pour la justice climatique que le projet de décolonisation ne peuvent se limiter à une approche fragmentaire, mais requièrent un plan d’action panafricain. La fragmentation du continent et ses divisions idéologiques ont contribué à perpétuer les différentes formes de colonialisme. Le panafricanisme est dès lors une étape essentielle du projet poursuivi par les afro-écoféministes.

Colonialisme, écoféminismes et cultures autochtones

Pour Wangari Maathai (2009), «  le colonialisme a marqué le début de la détérioration de la nature, en raison de l’extraction des ressources naturelles. L’exploitation des forêts, les plantations d’arbres importés, la chasse aux animaux sauvages et l’agrobusiness sont des activités coloniales qui ont détruit les écosystèmes africains ». En cela, l’afro-écoféminisme est un pilier important de l’approche féministe décoloniale visant à promouvoir un changement systémique en Afrique.

Les tenants d’un écoféminisme africain s’appuient d’ailleurs sur le riche héritage des cultures autochtones, pour remettre en question le pouvoir patriarcal et le néocolonialisme. Alors que certaines figures du féminisme africain, comme Fainos Mangena, rappellent que la tradition culturelle et la philosophie communautaire africaines ne sont pas compatibles avec le féminisme parce qu’elles sont profondément patriarcales, d’autres écoféministes, comme Sylvia Tamale et Munamato Chemhuru, estiment que les philosophies traditionnelles africaines comme l’« Ubuntu » peuvent être utilisées pour viser la justice de genre, ainsi que les autres objectifs de l’afroféminisme.

Comme l’écrit l’universitaire et militante des droits humains ougandaise Sylvia Tamale (2020), «  les traits sous-jacents de l’écoféminisme évoquent beaucoup les pratiques traditionnelles des cultures autochtones  ». En effet, les pratiques écoféministes puisent largement dans « la relation épistémique entre les peuples autochtones et la nature, qui se manifeste à travers leur spiritualité, leurs totems, tabous, mythes, rituels, etc. Notamment, les effets de la violation d’un tabou social n’étaient pas individualisés et la responsabilité de s’y plier était communautaire  ».

Un exemple typique de cette relation épistémique réside dans les déclarations de femmes malgaches, gardiennes du patrimoine biologique et culturel de la communauté autochtone de l’île de Sakatia, dans le nord-ouest du pays. Elles expliquent la raison d’être des rituels et des coutumes, et leur importance vitale pour le bien commun, la coopération et le respect entre les vivants et les morts. «  Nos ancêtres observaient strictement les tabous fonciers, et la plupart des habitants de Sakatia les observent encore. […] Pour préserver le poisson, on ne pêche que la quantité dont on a besoin ; le surplus doit être distribué à la communauté ; il ne peut être ni jeté ni vendu, […] sous peine de nuire à l’environnement. Il est interdit de détruire les forêts qui fournissent la pluie et l’air frais dont nous avons besoin pour vivre. […] Nous avons une convention dotée d’un système de sanctions à respecter, […] sinon tout le village sera maudit » (CRAAD-OI, 2021).

Les communautés malgaches de Sakatia respectent la même « éthique du rapport à la nature » que de nombreux autres groupes autochtones d’Afrique subsaharienne qui se méfient des interventions anthropiques qui portent atteinte à la biodiversité de manière telle qu’elles menacent l’humanité. Comme l’a souligné Sylvia Tamale (2020), «  les femmes des pays du Sud global ne s’auto-identifient sans doute pas comme “écoféministes”, mais elles nourrissent une longue histoire de conscience écologique et d’obligation morale à l’égard des générations futures  ».

Alternatives écoféministes africaines

Dans une perspective décoloniale et écoféministe, il existe déjà, aux niveaux micro et méso, de fécondes alternatives. Nombre d’entre elles ont été empruntées à l’Afrique, comme l’économie solidaire et les solutions collectives pour gérer le travail et les ressources telles que les semences ou l’argent, et doivent être reconnues et développées. Comme en Amérique latine avec des propositions inspirées des cosmovisions indigènes, en ce compris les droits de la nature et le « Buen Vivir » fondé sur une vision sociale et écologique intégrée, il existe un important fonds africain d’idées, de pratiques et de concepts politiques endogènes qui reposent sur la tradition, ainsi que sur les luttes anticoloniales et les transformations postcoloniales.

Il s’agit notamment des systèmes autochtones de connaissances, de la propriété communautaire, des droits territoriaux et de la coopération au travail. Parmi ces alternatives, les principales sont des voies critiques fondées sur ce qui est connu en Afrique australe comme l’Ubuntu, une vision du monde répandue dans toute l’Afrique subsaharienne et qui «  tente de réduire les visions patriarcales, dualistes et anthropocentriques de l’existence » (Chemhuru, 2018). Grâce à l’Ubuntu, les Africain·es célèbrent depuis des siècles les valeurs qui relient le passé et le présent, ainsi que les êtres humains et la nature.

En tant que paradigme éthique, l’Ubuntu n’est pas compatible avec les relations capitalistes, la propriété privée et les inégalités généralisées. Il exige au contraire un activisme pour la solidarité et la décolonisation, face à ce que Vishwas Satgar appelle l’« écocide impérial ». L’éthique écologique de l’Ubuntu est à l’origine de « la notion radicale de post-extractivisme, qui consiste à abandonner, pour les générations futures, les combustibles fossiles et les minerais qui alimentent l’accumulation capitaliste destructrice et ses crises, notamment le changement climatique » (Terreblanche, 2018).

D’un point de vue écoféministe africain, « l’éthique de l’Ubuntu souligne la nécessité de traiter avec soin des composants de la nature souvent considérés comme moralement insignifiants, tels que les êtres animés non humains. Cela implique que des vertus tels l’attention, la bonté et le respect puissent aussi être accordées à ces éléments non animés de l’environnement que sont la nature physique, les plantes et les plans d’eau qui ne sont pas nécessairement dotés de sentience  » (Chemhuru, 2018).

Des alternatives tangibles sont déjà proposées par les femmes africaines rurales autochtones pour défendre, contre le modèle extractiviste prédateur, leurs territoires, leur autonomie, leurs modes de production, leurs communautés et leur relation d’interdépendance avec la nature, sans lesquels elles ne pourraient pas survivre. Ces alternatives apparaissent dans la manière dont ces femmes traitent nos ressources naturelles, les échangent, en prennent soin et les régénèrent, dans la manière dont elles nourrissent nos familles, coopèrent au sein de nos communautés, etc. Comme le dit WoMin, « la majorité des femmes en Afrique, qui portent le fardeau climatique et écologique tout en ayant, paradoxalement, le moins contribué à ces crises, pratiquent, à travers leur résistance écoféministe au patriarcat extractiviste, une alternative de développement que l’humanité doit respecter si nous voulons survivre, nous et la planète » (Mapondera et col., 2020).

Concrètement, les alternatives justes et durables, axées sur l’Ubuntu et un fondement solidaire, ainsi que sur des modes de vie en harmonie avec la nature, contiennent une série d’éléments proposés par les écoféministes africaines. Il s’agit d’abord de renforcer la souveraineté alimentaire, grâce à un modèle agroécologique à faible consommation d’intrants. Et parallèlement, de viser la souveraineté énergétique par des formes décentralisées de production renouvelable, sous le contrôle des communautés et en particulier des femmes, en mettant fin à l’extraction des combustibles fossiles. Des modes d’extraction à petite échelle et à faible impact resteront autorisés, dans des formes de propriété collective et selon les priorités locales. Quant au modèle de gouvernance, il requiert une démocratie participative à tous les niveaux de prise de décision, qui reconnaît le rôle central des femmes dans la société, leurs besoins spécifiques et la nécessité du consentement.

Ces alternatives permettront de remettre en question la primauté de la propriété privée, en soutenant les systèmes dans lesquels les ressources naturelles sont « possédées » et gérées par des collectifs, ainsi que l’expansion des biens communs en tant qu’élément essentiel de la lutte contre la privatisation et la financiarisation. Parallèlement, pour les classes riches et moyennes du Nord et du Sud, une transition vers une consommation décroissante s’impose.

Zo Randriamaro
Chercheuse en sciences sociales, féministe panafricaniste et activiste des droits humains, fondatrice et coordinatrice du Centre de recherche et d’appui pour les alternatives de développement-Océan Indien (CRAAD-OI), Antananarivo, Madagascar.
Version réduite d’un article paru dans The Geopolitics of Green Colonialism, Pluto Press, 2024, sous le titre : « Eco-feminist Perspectives from Africa ».
Article paru dans Alternatives sud : Business verte et pays pauvre
https://www.syllepse.net/business-vert-en-pays-pauvres-_r_22_i_1114.html
https://www.cetri.be/Business-vert-en-pays-pauvres

Bibliographie
Chemhuru M. (2018), « Interpreting Ecofeminist Environmentalism in African Communitarian Philosophy and Ubuntu : An Alternative to Anthropocentrism », Philosophical Papers, 48 (2).
CRAAD-OI (2021), Women’s Dialogues to Dream and Imagine Development Alternatives, Sakatia, Madagascar.
Mapondera M. et col. (2020), « Building an Ecofeminist Development Alternative in a Time of Deep Systemic Crisis », African Feminist Reflections on Future Economies, Accra.
Muthuki J. (2006), Rethinking Ecofeminism : Wangari Maathai and the Green Belt Movement In Kenya, University of Kwazulu-Natal.
Merino J. (2017), « Women Speak : Ruth Nyambura Insists On A Feminist Political Ecology », MS Magazine.
Tamale S. (2020), Decolonization and Afro-Feminism, Ottawa, Daraja Press.
Terreblanche Ch. (2018), « Ubuntu and the struggle for an African eco-socialist Alternative », dans Satgar V. (dir.), The Climate Crisis : South African and Global Democratic Eco-socialist Alternatives, South Africa, Wits University Press.

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