Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Fosses communes à bon marché pour la classe ouvrière

Massacre des mineurs en Turquie

Eren Buğlalılar est un traducteur et un étudiant au doctorat à l’Université d’Ankara à la Faculté de science politique. Ses études sont axées sur l’histoire du mouvement socialiste en Turquie.

Traduit de l’anglais par David Mandel du
http://www.socialistproject.ca/bullet/984.php#continue

Une explosion dans une mine vient de coûter la vie, selon la dernière estimation, à près de 300 travailleurs en Turquie. Cet événement ajoute un maillon à la longue chaîne des massacres qui ont eu lieu sous le gouvernement de l’Adalet ve Kalkinma Partisi (Parti de la justice et du développement, AKP). Avec les centaines de travailleurs morts et blessés, le massacre a apporté un profond chagrin au reste de la population, dont la forte colère est dirigée contre le gouvernement.

L’explosion a eu lieu dans une mine située dans la ville de Manisa dans l’ouest de la Turquie. Autrefois propriété publique nationale, ces mines ont été privatisées en 2005. Les droits d’exploitation ont été transférés à une société au nom de Soma charbon.

Le gouvernement de l’AKP est un fervent partisan du secteur privé. En 2005, il a émis une nouvelle loi intitulée « Règlement pour l’autorisation des activités minières » qui a permis aux entreprises privées de chercher de nouvelles ressources minérales souterraines, creusant des mines dans des zones plus profondes et plus dangereuses.

Lois privées pour le secteur privé

Le gouvernement de l’AKP a balayé les derniers obstacles devant les entreprises privées en modifiant de nouveau le règlement en juin 2010 et en ouvrant l’ensemble du pays au secteur privé dans le cadre d’un vaste projet de privatisation. Entre 2005 et 2010 environ 45 000 permis d’exploitation ont été émis.

En 2004, l’AKP a modifié la Loi sur les mines, introduisant une nouvelle méthode permettant de privatiser les mines sans les privatiser formellement. Les « redevances » et les méthodes d’« appel d’offres de redevances » sont devenues un moyen pour transférer les sites miniers publics existants au secteur privé. Dans ces cas, l’État garde les droits de propriété des mines, mais les droits d’exploitation sont tansférés aux sociétés. Ainsi a été créée une nouvelle relation entre les entreprises et l’État. Le gouvernement a transféré les droits d’exploitation de nombreuses mines de charbon aux entreprises privées, et les entreprises à leur tour vendaient le charbon à des prix monopolistiques aux centrales thermiques d’Etat.

Le journaliste Aykut Erdogdu du journal Birgün a affirmé qu’une partie du charbon extrait a été distribuée aux pauvres dans le cadre d’une campagne « d’aide sociale » en vue de renforcer la base de masse de l’AKP. Le propriétaire de la mine qui a dévoré de centaines de travailleurs, la firme Soma, a des liens avec l’AKP.

« Le modèle d’affaires du secteur privé »

L’exploitation minière à faible coût a été affichée comme le grand avantage de la politique de privatisation. Dans une interview du 30 septembre 2012, Ali Gürkan, le propriétaire de la firme Soma, a parlé fièrement de ses mesures de réduction des coûts : « Sous la direction des Charbonnages turcs, le charbon se produisait à 130 $ à 140 $ la tonne. Nous avons gagné l’offre en promettant de produire à $ 23,80 la tonne, y compris 15% par action de redevance. » Interrogé au sujet de la formule magique de l’entreprise lui permettant de tant réduire les coûts, il a répondu simplement :« Le modèle d’affaires du secteur privé est entré en jeu. C’est tout. »

Effectivement. Mais de manière étrange la réduction des coûts a augmenté le nombre de morts dans les mines. Peu intéressés par les mesures nécessaires de sécurité, les patrons des mines ont creusé des fosses communes à faible coût pour la classe ouvrière. Il est difficile de qualifier ses catastrophes de simples accidents. Il s’agit de massacres de sang-froid dans le cadre d’une guerre civile mondiale entre le travail et le capital, une conséquence directe de la politique de la réduction des coûts aux dépens de la sécurité des travailleuses et des travailleurs et de l’éviscération de la réglementation de santé-sécurité du travail, conséquence inévitable des privatisations .

Destinés à mourir

Les catastrophes minières sont devenues si communes en Turquie que toute une littérature de scandales politiques a surgi autour d’elles. Par exemple, le 17 mai 2010 une explosion a eu lieu dans les mines Karadon à Zonguldak, emportant la vie de 30 travailleurs. Quand leurs corps ont finalement été trouvés après 28 jours, le Ministre de travail de l’AKP a dit allègrement : « Ils sont morts correctement. » Il voulait en fait dire que les travailleurs n’avaient pas été brûlés vifs, qu’ils avaient été simplement étouffés. Le Premier ministre Erdogan a déclaré, de manière tout aussi incendiaire, que « La mort est le destin des mineurs. »

Il faut voir les décès récents de mineurs en Turquie comme la conséquence des changements récents dans le secteur minier. Ce graphique montre la répartition annuelle des décès dans les mines.

Il était clair qu’une catastrophe dans les mines pouvait survenir à tout moment. Le 29 avril, seulement 15 jours avant l’explosion de Soma, les députés de l’opposition ont soumis une question parlementaire au gouvernement exigeant une enquête sur les mines de Soma et sur l’augmentation des accidents sur le site. Cette question a été rejetée par l’AKP. Şamil Tayyar, un député de l’AKP, est apparu à la télévision le lendemain, accusant le parti d’opposition de « tenter de bloquer l’ordre du jour en présentant des questions parlementaires absurdes. »

La calomnie et le mensonge ont toujours été des outils favoris du gouvernement de l’AKP, combinés avec le gaz lacrymogènes et les canons à eau. Face à cette crise, ce parti ne renoncera pas à les utiliser. Burhan Kuzu, un autre député de l’AKP, a récemment lancé l’accusation contre des « ennemis internes » qui auraient possiblement saboté les mines Soma. Il a qualifié les critiques des politiques de l’AKP de « nécrophiles ».

Appels à l’action

L’AKP est peut-être le même, mais le peuple a changé. Si ce massacre avait eu lieu en 2012, on aurait pu parler de l’indifférence du public. Mais depuis le soulèvement du parc Gezi de juin de l’an dernier, une partie importante de la société turque est prête à agir, coûte que coûte.

Des millions de personnes ont observé l’enterrement de Berkine Elvan, jeune garçon tué par la police à Istanbul. Les affrontements avec les forces de la police ont continué jusque tard dans la nuit. Il en va de même pour le Premier mai de cette année - des milliers de personnes ont envahi les rues d’Istanbul et se sont battues pour faire leur chemin jusqu’à la place historique de Taksim.

En plus d’avoir provoquée la mort de centaines de travailleurs, l’explosion à Soma a dévoilé également la fureur et le ras-le-bol des classes populaires par rapport au gouvernement de l’AKP. Des appels ont été lancés par les syndicats et les organisations politiques, invitant les gens à sortir dans la rue.

Jeudi, la colère a continué à se propager à travers la Turquie. Plusieurs milliers de travailleurs ont participé à des grèves de protestation et ont affronté les forces de sécurité. Des manifestations ont eu lieu à Istanbul, Ankara, Izmir, Zonguldak et autres. Un slogan commun est que « Ce n’est pas un accident - c’est l’assassinat. »

Comme l’anniversaire du Soulèvement de juin s’approche, tout le monde espère que le massacre de Soma sera le dernier chapitre de l’histoire de l’AKP, qu’il aura créé une ouverture démocratique qui amènera la résurgence d’une politique socialiste en Turquie.


Photo : Des travailleurs blessés sont secourus, tandis que le Ministre de l’énergie et autres autorités les honorent de leur présence.

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