Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Nicaragua. Un tournant politique et social, dans le cadre de nouveaux rapports de forces

Publié par Alencontre le 24 - avril - 2018

Plus de 100’000 personnes ont participé à la marche du lundi 23 avril à Managua [1]. Sans la participation des citoyens d’autres départements du pays et sans disposer de ressources.

Quand la marche arriva dans le quartier de Bello Horizonte, il y avait encore des gens qui attendaient au point de départ, sur la Rotonda Cristo Rey (Santo Domingo) ; certains sont arrivés jusqu’à l’Université Polytechnique (UPOLI). Il y avait des milliers et des milliers de personnes, certaines vêtues de noir en mémoire des manifestants tués.

La résistance des étudiants à la répression gouvernementale dans l’UPOLI était devenue le bastion de la lutte du mouvement social. Il était donc important que la manifestation se dirige vers ce secteur.

Des marches ont également eu lieu simultanément dans les villes de León, Estelí, Jinotepe, Bluefields et Matagalpa. D’après des photos reconnues, nous pouvons dire que qu’elles étaient importantes. Je ne connais pas le nombre de mobilisations dans les départements. Mais sans crainte de se tromper, quelque 250’000 personnes se sont mobilisées dans tout le pays.

Les éléments sociologiques et politiques à retenir sont les suivants.

La grande majorité des participant·e·s étaient des jeunes de moins de 30 ans. Au moins 50% des manifestants étaient des femmes.

Les partis politiques traditionnels, « parasites », n’ont pas eu de présence ou d’influence significative sur le développement des événements. Ils n’ont aucune force dans le mouvement social émergent.

Les slogans dominants au cours de la marche étaient : fin à la répression, soutien aux étudiant·e·s, condamnation des assassinats, Ortega et Somoza sont les mêmes, non à la corruption, policiers assassins, élimination des forces répressives spéciales, le peuple uni ne sera jamais vaincu, etc.

Tout ce qui précède corrobore notre analyse selon laquelle le mouvement social était à un stade de gestation et qu’à un moment donné, il allait émerger sur la scène politique nationale.

Le défi pour le mouvement social est de se donner un leadership représentatif qui a la capacité de continuer à unifier le mécontentement social qui s’est manifesté.
Sans un leadership représentatif et visible, il est à craindre que le mouvement social ne s’oriente vers la dispersion ou l’anarchie.

Une réunion précoce des responsables de jeunesse est nécessaire pour établir une stratégie à suivre et pour faire connaître les mesures tactiques à prendre.
Il faut reconnaître que le mouvement social ne peut se maintenir sans un leadership reconnu par tous et toutes.

Ortega-Murillo [le président Daniel Ortega et sa femme, vice-présidente, Rosario Murillo] a été défait politiquement et socialement. Ils sont isolés. Ils ont perdu le contrôle de la rue. L’esprit de la marche était celui du rejet du couple présidentiel étant donné leur manque total de respect de la vie et des droits des citoyens.
En raison de l’ampleur des mobilisations sociales et du degré de répression exercée par le gouvernement Ortega-Murillo, les différents pouvoirs réels ont changé de position. En d’autres termes, il existe un processus dynamique de mise en place d’une nouvelle corrélation des forces.

Les grands hommes d’affaires se distancient, mais sans rompre avec le gouvernement. Le pacte Ortega-COSEP [Consejo Superior de la Empresa Privada] se dilue, il y a différentes voix au sein du secteur privé. Selon moi, le président du COSEP, Chano Aguerri, n’était plus le représentant des différents secteurs du monde des affaires.

La majorité des évêques de l’Eglise catholique a cessé d’être un acteur absent de la scène national et a décidé de soutenir le mouvement social.

Le parti gouvernemental est immobilisé. La séparation entre les anciens cadres [« sandinistes »] l’a laissé sans capacité de réponse. C’est pourquoi le gouvernement a eu recours à des forces de choc (lumpen), sans base sociale.

Les syndicats pro-gouvernementaux ont démontré leur incapacité à mobiliser la base qu’ils prétendent représenter. La question de la contre-réforme de l’INSS (Institut nicaraguayen de sécurité sociale), la répression et l’assassinat des étudiants, l’inexistence de toute légitimité des dirigeants, tout cela les a conduits à la paralysie.

Le gouvernement ne peut pas compter sur le soutien des travailleurs de l’Etat, car bien qu’ils ne se soient pas prononcés publiquement en faveur du mouvement social, ils ne constituent pas non plus une base sociale inconditionnelle.

Bien qu’il garde le contrôle des médias, il a perdu son influence en raison de l’existence des réseaux sociaux. Ceux-ci ont été le moyen utilisé pour être informé des événements au cours de ces derniers jours.

Sur le plan international, la question du Nicaragua et la crise politique dont souffre le gouvernement Ortega-Murillo se trouvent exposés dans les principaux médias écrits et électroniques. Le gouvernement a perdu l’invisibilité internationale qui lui avait profité. Désormais, les médias chercheront à mettre au jour le pourquoi et les causes de l’explosion sociale.

Le gouvernement Ortega-Murillo commencera à être décrit comme une dictature familiale, semblable à celle de la famille Somoza. Cela nuira à l’appui international reçu de la part de gouvernements et de la « gauche internationale ».
Les Etats-Unis, l’Union européenne et divers pays d’Amérique latine se sont prononcés en faveur de la fin de la répression et du rétablissement de la démocratie.
Les différentes branches du gouvernement (judiciaire, Conseil suprême électoral, législatif et contrôle de l’administration et des finances) sont mises en question par le mouvement social. Elles ont donc perdu le peu de légitimité qu’elles conservaient encore.

La corruption du gouvernement était un autre problème qui échappait aux médias internationaux. Le thème de l’enrichissement inexplicable de nombreux fonctionnaires municipaux et centraux a été présent dans les mobilisations sociales.
La police est l’institution la plus critiquée par la population pour ses actions répressives et pour les tueries perpétrées. Il y a une revendication générale : la démission des chefs de la police Aminta Granera et Francisco Díaz. L’un des plus gros problèmes sera de savoir comment nettoyer cette institution pour la rendre sûre aux yeux de la population.

L’armée a été un peu en marge du conflit. Les voix des anciens dirigeants de l’armée (Humberto Ortega et Joaquín Cuadra) ont joué un rôle pour qu’Ortega n’utilise pas cette institution à des fins répressives. Cependant, Ortega l’a utilisée pour sauvegarder différentes institutions étatiques.

Jusqu’à ce jour, le 24 avril 2018, on peut dire que la situation est la suivante : socialement, le gouvernement Ortega-Murillo est isolé, sans soutien ; économiquement, la situation tend à se détériorer, ce qui entraînera un plus grand mécontentement ; sur le plan international, le pouvoir est plus isolé que jamais ; politiquement, cette situation favorise l’absence de leadership visible et unificateur pour le moment.

Cependant, le gouvernement Ortega-Murillo est plus vulnérable que jamais au cours des douze dernières années (2007-2018).

La lutte immédiate est pour la libération de tous les prisonniers politiques et pour que les hôpitaux publics soignent les blessés.

Les revendications les plus importantes sont : la formation d’un gouvernement provisoire avec représentation des jeunes, des universitaires honnêtes, d’autres secteurs de la société civile (femmes, paysans luttant contre le projet de canal inter-océanique, mineurs [dans le secteur aurifère, entre autres]).

La création d’une Commission Vérité pour enquêter et punir les responsables des crimes et meurtres de 30 citoyens, ainsi que la corruption des fonctionnaires.
Demander aux secteurs honnêtes de l’armée et de la police de soutenir le gouvernement provisoire.

L’objectif d’un gouvernement intérimaire serait, entre autres, de changer la logique de l’Etat pilleur [Estado-Botin, Etat-butin], d’abolir le système autoritaire actuel, d’éliminer l’impunité omniprésente de la classe politique, de défendre les ressources naturelles (forêts, eau, biodiversité) et de lutter pour réduire les inégalités sociales. (Managua, le 24 avril 2018 ; article envoyé par l’auteur ; traduction A l’Encontre)


[1] Depuis le mois de juin 2017, le FMI faisait « connaître » au gouvernement du président Daniel Ortega et de la vice-présidente Rosario Murillo la nécessité de réorganiser la gestion des dépenses de l’Institut de sécurité sociale. Cela d’autant plus que l’utilisation des fonds était tout sauf transparente et que divers projets d’investissement mégalomanes avaient un fort goût de corruption. De plus, les aides du Venezuela ne faisaient que se réduire depuis deux ans. La contre-réforme pilotée par le gouvernement impliquait une baisse des retraites de 5% et une augmentation des cotisations des salariés et aussi des employeurs, ceci dans le but de capter un montant à hauteur de 250 millions de dollars. Les manifestations contre cette réforme ont pris une grande ampleur dès le 20 avril. Elles ont été qualifiées par la vice-présidente comme des actions quasi criminelles visant « à briser la paix et l’harmonie ». Cette qualification ne pouvait que conduire au déchaînement d’une violente répression correspondant au mépris du gouvernement pour la population. Le nombre de morts – 30 – révèle à la fois la violence répressive et le caractère du gouvernement Ortega-Murillo. Les manifestations n’ont pas cessé. Le 22 avril, Ortega a été contraint de reculer et proposer l’ouverture de négociations. Le 23 avril, des manifestations, encore plus amples, avaient lieu dans l’ensemble du pays. Oscar René Vargas établit ici les causes de cette situation – dont plusieurs se retrouvent dans le cadre de ses articles publiés sur ce site – et les revendications propres au mouvement social, ainsi que les objectifs politiques qui peuvent, peut-être, émerger de cette mobilisation. (Rédaction A l’Encontre)


Nicaragua. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Publié par Alencontre le 25 - avril - 2018

Afin de comprendre la toile de fond de la mobilisation sociale contre le gouvernement Ortega-Murillo au Nicaragua, nous publions ci-dessous des notes complémentaires d’Oscar René Vargas à son article intitulé : « Un tournant politique et social, dans le cadre de nouveaux rapports de forces ». (Réd. A l’Encontre)

On pourrait dire qu’il y a plusieurs facteurs. Je vais énumérer les plus significatifs, sans les hiérarchiser.

1- Les promesses illusoires répétées vendues à la population mais jamais réalisées. En fin de compte, les citoyens et citoyennes ont cessé de croire ce que le gouvernement disait. Que ce soit à propos du Canal trans-océanique, de l’incendie de la raffinerie sur la côte pacifique, promesse depuis 2012 du lancement d’un satellite, les péripéties relatives à la construction d’une usine d’aluminium, etc. Tous ces engagements trompeurs sont devenus un problème pour le gouvernement.

2- La question environnementale et de l’eau potable. La destruction des forêts : Bosawás, Dipilto, Chinandega, Indio Maíz ; la contamination de l’eau potable dans la région de Chinandega, León, Lago Cocibolca, ainsi que les lacs de Masaya, Tiscapa, Xiolá, etc. Ces problèmes ont été dénoncés au fil des ans. L’éclatement du considérable incendie qui a touché la réserve biologique Indio Maíz (située dans le sud-est du Nicaragua, en bordure du fleuve San Juan et d’une surface de 2700 kilomètres carrés), et l’impéritie du gouvernement, a fait apparaître la dégradation environnement comme un problème à l’échelle du pays et non plus local.

3- Les fraudes électorales répétées en 2016 et 2017. L’abstentionnisme des citoyens était une modalité d’expression de leur mécontentement. Le gouvernement a mal interprété le message : il pensait qu’il s’agissait d’apathie et non d’un rejet silencieux de la fraude électorale.

4- L’élection à la vice-présidence de Rosario Murillo [épouse de Daniel Ortega] a été une déclaration interprétée comme ouvrant la possibilité d’une nouvelle dynastie. C’est pourquoi cet événement inséré dans la conscience historique a rappelé l’existence de la dynastie Somoza. Le pire, c’est que Rosario Murillo a fait construire des chayopalos [des faux « arbres » décoratifs, dits « arbres de vie »] qui ont été interprétés comme une manifestation d’arrogance et de dépenses inutiles. [Ce n’est pas un hasard s’ils ont été sciés et renversés lors des dernières manifestations.]

5- La corruption, l’argent envoyé par le pouvoir vénézuélien, l’enrichissement inexplicable de nombreux fonctionnaires. L’impunité accordée à tous les cas dénoncés et rapportés par les médias. Le gaspillage de l’argent vénézuélien. Le Nicaragua a perdu une occasion historique d’effectuer un progrès dans son développement si cet argent avait été investi rationnellement.

6- Les effets des mesures économiques que le gouvernement a appliquées tout au long de la période 2007-2018 avec des conséquences qui sont devenues évidentes : chômage, emploi informel, pauvreté, inégalité sociale, concentration des richesses, etc.

7- Une stratégie erronée reposant sur la croyance qu’il suffisait d’avoir établi une alliance avec le grand capital et de placer dans une position subordonnée les dirigeants des partis faisant de la figuration et ayant un statut de parasite.

8- La goutte qui a fait déborder le vase : la contre-réforme de l’Institut national de sécurité sociale (INSS), qui impliquait une baisse des allocations pour les retraités et une augmentation des cotisations pour les salariés et les employeurs. (Managua, 25 avril 2018 ; traduction A l’Encontre)

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