Tiré du blogue de l’auteur.
Ces semaines de tension extrême ont entraîné 14 morts directes et des dégâts matériels évalués à plus de 2 milliards d’euros par les autorités locales. Le couvre-feu, progressivement allégé, n’a été levé que début décembre, et les « rassemblements, défilés et cortèges » restent encore interdits dans le Grand Nouméa.
Le 17 mai, tandis que des militants politiques et syndicaux étaient assignés à résidence, que le réseau social TikTok était bloqué dans l’archipel et que d’importants renforts étaient dépêchés depuis l’Hexagone, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti adoptait une circulaire préconisant « une réponse pénale empreinte de la plus grande fermeté », « rapide et systématique ». « Il s’agissait d’affirmer l’autorité de l’État, de montrer que les tribunaux tournaient, raconte un avocat. Mais au début, les routes étaient coupées, les interpellations difficiles. Alors des hélicoptères Puma étaient déployés pour aller chercher des gens accusés de recel de vol à 200 km de là et les juger à Nouméa. » Par la suite, des audiences en comparution immédiate se sont tenues tous les jours pendant des semaines au tribunal de Nouméa. Pour absorber l’afflux, les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) se sont également multipliées.
Le parquet a commencé par afficher une fermeté propre à marquer les esprits. « Au début, ils gonflaient énormément les procédures pénales : la qualification “en réunion” n’existait plus, tout était “en bande organisée” », rapporte l’avocate Louise Chauchat. Au cours des premières semaines, l’interdiction des droits civiques était presque systématiquement requise, quels que soient les faits poursuivis – même si les juges n’ont pas toujours suivi[1]. Ces derniers ont d’ailleurs prononcé bon nombre de relaxes, d’après plusieurs observateurs, tant certains dossiers étaient « mal ficelés ». De nombreux avocats, quant à eux, ont refusé de défendre les participants aux événements.
En fin de compte, les mandats de dépôt semblent s’être largement concentrés sur les « violences contre les forces de l’ordre » – y compris quand personne n’avait été blessé[2]. Aux côtés des atteintes aux biens, les observateurs relèvent un grand nombre de poursuites pour « entrave à la libre circulation » : « C’est sur ce fondement que beaucoup de gens ont été déférés en comparution immédiate pour s’être trouvés sur un barrage, ou sur la route avec un drapeau de Kanaky… À un moment, ils passaient tous devant le JLD, se souvient un avocat. C’était rare qu’ils partent en détention provisoire, mais il fallait quand même se battre. Au final, beaucoup s’en sont tirés avec un sursis simple. » Les barrages dressés par ceux que les autorités ont qualifiés de « voisins vigilants », en revanche, n’ont pas été poursuivis (voir p.21). Le Comité de soutien aux prisonniers politiques de Kanaky (CSPPK), lié à la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), souligne par ailleurs un grand nombre de mesures de contrôle, telles que des assignations à résidence, des sursis probatoires, des interdictions de manifester ou de séjour dans certains lieux, ayant pour effet de « mettre de nombreux militants hors circuit ».
Les milieux loyalistes, dénonçant de leur côté une justice « laxiste », ont manifesté début juin devant le palais de justice de Nouméa pour exiger davantage d’incarcérations, à commencer par celle des responsables de la CCAT. Chose faite à la fin du mois, avec le placement en détention provisoire de huit cadres accusés d’avoir piloté l’insurrection, dont sept ont été envoyés dans l’Hexagone. Une décision officiellement justifiée par des risques de « troubles à l’ordre public », mais vivement contestée au regard de l’atteinte portée au droit à la défense et au maintien des liens familiaux. « Le transfert en métropole n’a jamais été mis dans les débats avant la décision, ça a été une surprise totale. Par contre, il avait été préparé : logistique et moyens aériens affrétés spécifiquement, passeports provisoires pour les escales… », rapporte Louise Chauchat, qui défend trois des militants. Les sept indépendantistes ont été dispersés dans différentes prisons et placés à l’isolement (voir p. suiv.). Deux d’entre eux, Brenda Wanabo et Frédérique Muliava, ont ensuite été libérées sous contrôle judiciaire dans l’Hexagone, tout comme Joël Tjibaou à Nouméa.
*Au 7 janvier 2025. Interview d’Yves Dupas sur Radio Rythme Bleu.
par Johann Bihr
Notes
[1] Voir : Mathurin Derel, « Nouvelle-Calédonie : les émeutes, révélatrices d’une fracture entre le monde kanak et l’institution judiciaire », Le Monde, 31 mai 2024.
[2] Voir par exemple : Gilles Caprais, « Six mois de prison pour un jet de bouteille : en Nouvelle-Calédonie, la répression des révoltes est en marche », Mediapart, 30 mai 2024 ; ou Mathurin Derel, op. cit.
Cet article est paru dans la revue de l’Observatoire international des prisons – DEDANS DEHORS n°125 – Kanaky – Nouvelle-Calédonie : dans l’ombre de la prison
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