Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Afrique

Sénégal : les leçons d’une alternance démocratique

La présidentielle à haut risque du 25 mars s’est dénouée par la belle victoire de Macky Sall (66,8 %). Pour le politologue sénégalais Ndiaga Loum, au-delà de cette issue heureuse, cette élection a posé des jalons refondateurs de "l’exception sénégalaise".

03.04.2012 | Ndiaga Loum  Walf fadjri | (site du Courrier international)

Contexte

Macky Sall, 50 ans, est officiellement devenu le quatrième président du Sénégal après avoir prêté serment, comme le veut la tradition. La cérémonie s’est déroulée le 2 avril dans un luxueux hôtel de Dakar, devant un parterre de dirigeants étrangers. Fidèle d’Abdoulaye Wade passé dans l’opposition en 2008, Sall a recueilli 65% des suffrages lors du second tour, contre 34% pour le président sortant. Ce dernier, soupçonné de vouloir s’accrocher au pouvoir, a reconnu sa défaite le jour même de l’élection, avant même la publication des résultats officiels. Un geste unanimement salué par la communauté internationale.

Première leçon : il n’est plus possible de voler des élections au Sénégal.

Les oiseaux de mauvais augure, supposés experts en informatique, ont annoncé un plan de fraude électronique. Leurs explications tirées par les cheveux, pour savantes qu’elles apparaissaient, n’ont eu pour effet que de démobiliser une partie de l’électorat. Notre conviction est qu’une fraude à l’échelle de ce qui se faisait sous le règne du Parti socialiste [1960-2000], n’est plus possible, au moins depuis 1998. Le vote n’étant pas électronique, le décompte étant manuel, les partis politiques étant représentés dans les bureaux de vote, de même que la Commission électorale nationale indépendante. Le système électoral a certes subi des modifications, mais ses fondamentaux sont si solidement ancrés depuis l’adoption du code consensuel en 1992 que toute tentative de remise en cause substantielle se heurte à la résistance populaire. C’est ce qui explique le rejet du projet de ticket présidentiel et de majorité relative, le jour du 23 juin 2011 [Wade a tenté de faire passer un projet de loi instituant une élection simultanée du président et du vice-président de la république du Sénégal au suffrage universel direct, avec une majorité de 25 % au premier tour], resté mémorable au point de faire naître de façon formelle une nouvelle organisation, le Mouvement du 23 juin, qui consacre le combat commun de la société civile et des partis d’opposition.

Deuxième leçon : la dévolution monarchique du pouvoir est impossible au Sénégal.

Pour saper les fondements de son parti et s’attirer la haine du peuple, Wade n’a pas cherché loin. Ce qui a fait vraiment mal, c’est que le Sénégal, en dépit de son histoire politique soit ramené, par la honte d’un projet de dévolution monarchique du pouvoir, à être comparé au Togo d’Eyadéma et au Gabon de Bongo. C’est vraiment ne pas prendre en estime les Sénégalais, de n’avoir aucune considération pour la qualité singulière de leur legs historique et politique que de penser un seul instant se faire remplacer par son fils à la tête de l’Etat. Abdoulaye Wade a combattu, humilié et brimé ses compagnons de parti pour le plaisir de son fils Karim [Wade a tenté de l’imposer à la tête de l’Etat] et à la grande satisfaction de la première dame. Amour du fils contre désamour de son parti et mépris du peuple, la coupe était pleine. Qui disait qu’en politique comme en amour toutes les fautes s’expient et ne se réparent jamais ! Quant au principal bénéficiaire de ce projet, le fils de son père, Karim Wade, il est de toutes les façons son propre adversaire, et son équation est à tous les points de vue insoluble : comment se faire aimer des Sénégalais quand on ne leur ressemble pas culturellement, qu’on ne parle aucune de leurs langues et qu’on est obligé de s’adresser à eux par le médium naturel de l’ancien colonisateur avec la même attitude hautaine et méprisante qui renvoie à celle du chef des autochtones ? J’entends encore son lamentable numéro de communication : “Le pouvoir ne s’hérite pas, il se mérite." Mais le charisme d’antan du père ne s’hérite pas, sa proximité culturelle avec les votants, non plus.

Troisième leçon : le ndigueul, consigne de vote d’un chef religieux à ses disciples, n’est plus décisif.

Des travaux réalisés par des chercheurs de l’université de Saint-Louis (dans le nord du Sénégal) démontraient déjà en 1998 le déclin du ndigueul, et cela même dans les foyers religieux (Tivaouane et Touba). L’enseignement que l’on en tire est que le disciple peut être très attaché à son marabout et se montrer insensible à ses mots d’ordre politique. Ce qui invalide le postulat de l’ignorance comme modèle d’interprétation du rapport entre le marabout et son disciple. Cette relation est à la fois mystique et utilitaire (voir mon ouvrage Les Médias et l’Etat au Sénégal : l’impossible autonomie, éd. L’Harmattan). J’y distinguais les marabouts centraux (ceux qui tirent leur légitimité de leur appartenance directe à la famille régnante à la tête de la confrérie) et les marabouts périphériques (ceux qui justifient de leur proximité avec les familles régnantes pour en tirer une certaine légitimité). Il est dès lors évident que selon que le ndigueul provienne de l’une ou l’autre de ces sphères, il n’a pas le même impact psychologique, ni la même valeur symbolique, ni la même conséquence politique. Le génie politique décadent de Wade n’a pas su percevoir ces nuances. Pis, il a joué sur la division, affichant de façon ostentatoire ses préférences pour une confrérie. Mais attention ! Le déclin du ndigueul ne signifie pas la fin du pouvoir maraboutique.

Les marabouts ne sont pas des acteurs politiques mais sont des acteurs de la vie politique. Ils font partie du jeu politique et leur implication est si lointaine et ancrée qu’elle est historiquement déterminée et sociologiquement légitimée. Comme les marabouts maîtrisent les temporalités politiques, ils savent, selon les circonstances, tirer leur épingle du jeu en faisant parfois preuve d’une subtilité qui n’a rien à envier aux grandes stratégies politiques. Les plus intelligents s’en tirent toujours, c’est ce qu’on peut lire dans l’attitude nettement prudente et non partisane des grands chefs des confréries lors de ces élections de février et mars 2012.

Quatrième leçon : une société civile forte et vigilante a émergé.

Il est plus facile pour un jeune sans emploi et appauvri de s’identifier au chanteur Youssou N’Dour qu’à Karim Wade, le fils du président sortant. L’artiste a dompté les hostilités d’un environnement social défavorable pour se hisser au sommet de la société par l’exploitation rigoureuse de son seul talent naturel. Il fait rêver, il est admiré, il peut alors traduire son capital de sympathie en force de mobilisation politique. Il l’a démontré. Il faudra d’ailleurs, à l’heure du bilan de la victoire de Macky Sall, se pencher sur l’apport décisif de Youssou N’Dour dont la seule présence sur la scène politique a suffi à faire des scrutins de février et mars 2012 les élections les plus surveillées de l’histoire du Sénégal.

Ajoutez-y l’implication citoyenne fortement médiatisée d’une jeunesse consciente incarnée par le mouvement Y en a marre, l’opposition devient fatale. A une jeunesse qui appelle à l’avènement d’un "nouveau type de Sénégalais", le pouvoir opposait une jeunesse dont la prouesse est de substituer sa propre arrogance à l’arrogance de l’ancien régime. Avec l’élégance en moins ! Et l’ignorance en plus ! "L’implication trop poussée de la société civile ne délégitime-t-elle pas son action ?" me demandait récemment un journaliste. Non, lui répondis-je, c’est plutôt un hommage à la définition première de la société civile. Car, jusqu’au XVIIe siècle, la société civile signifiait toute société politiquement organisée. Et les notions de societas civilis [société civile] et de res publica [la chose publique] étaient synonymes. Ainsi, s’écrit l’Histoire ! Mais ce sont dans ces moments d’euphorie qui suivent la victoire que règne le plus grand consensus, salutaire certes pour la pacification des rapports politiques mais mortel pour le débat démocratique. Que vive la contradiction pour que le reste sauve la démocratie ! Que dis-je : "l’exception sénégalaise" !

Sur le même thème : Afrique

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...