Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Soudan. Ces femmes qui ont fait la révolution s’obstinent à réclamer leurs droits

Le 8 avril 2021, des centaines de femmes ont défilé dans les rues de Khartoum. Elles réclamaient l’abolition des lois discriminantes et la mise en place de mesures de protection contre les violences qu’elles subissent au quotidien. Mais une large frange de la société soudanaise ne semble pas prête à les suivre.

Tiré de Orient XXI.

Les kandaka (1) étaient en première ligne lors de la révolution soudanaise de 2019. Elles n’hésitaient pas à faire face aux forces de l’ordre tentant de réprimer les manifestations. Celles qui risquaient jusqu’alors d’être fouettées pour une tenue jugée indécente ou pour faire du sport aux côtés d’hommes n’avaient plus rien à perdre, admettent volontiers ces derniers. Pourtant, deux ans plus tard, les femmes demeurent sous-représentées en politique, discriminées devant la loi et victimes de harcèlement et violences. Des centaines d’entre elles sont par conséquent retournées dans les rues de Khartoum le 8 avril, trois jours avant l’anniversaire de l’éviction du président Omar Al-Bachir. Tout en restant bien conscientes qu’une large frange de la société continuera de s’opposer à des revendications à l’opposé de l’idéologie inculquée durant les trente années de dictature islamiste.

« Après avoir été les principales actrices de la révolution, nous avons été marginalisées [par le gouvernement de transition], résume Rayan Mamoun, 23 ans. En tant que femmes, nous continuons à subir de nombreuses contraintes concernant nos mouvements et le droit à disposer de notre corps. Il n’existe par ailleurs aucune loi pour nous protéger, que ce soit dans l’espace public ou privé », poursuit cette jeune diplômée en architecture qui a participé à l’organisation de la marche. Silhouette élancée et visage poupin décoré de lunettes de soleil rondes et d’un piercing à la narine droite, elle se tenait, dès 11 heures, devant les portes du ministère de la justice auquel elle a remis, avec d’autres militantes, un mémorandum, également transmis au ministère de l’intérieur et au procureur général.

Interdit de divorcer ou de reconnaître son enfant

Ce « Manifeste féministe » réclame entre autres l’abolition de la loi sur le statut personnel, qui empêche les femmes de demander le divorce ou encore de reconnaître leur enfant. « Ce texte doit être complètement revu pour se baser sur les droits humains et non sur la religion », déclare Marine Alneel, une manifestante vêtue d’une robe bleu marine tombant juste en dessous de ses genoux qui, comme la salopette que porte Rayan Mamoun, aurait auparavant été sanctionnée par la loi sur l’ordre public abolie en novembre 2019.

Malheureusement, cette psychologue de 28 ans estime que le gouvernement n’a nulle intention de revenir sur la législation relative au statut personnel. Et ce, malgré la « déclaration de principes », ratifiée le 28 mars par le chef du Conseil souverain et un groupe rebelle, le Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord (SPLM-N), (2), et qui prévoit de séparer la religion et l’État. « Les signataires veulent instaurer la sécularisation pour atteindre leurs objectifs politiques, mais ils ne comptent pas en faire profiter les femmes », déplore Marine Alneel.

Or, cette loi continue de placer les Soudanaises en position de vulnérabilité, et particulièrement les femmes tombées enceintes hors mariage. Certes, la mère échappe désormais aux coups de fouet, de rigueur sous l’ancien régime qui appliquait la charia à la lettre. Mais elle se retrouve prise en étau, surtout si son partenaire décide de fuir ses responsabilités. À Khartoum, l’ONG Shamaa (Bougie) héberge de jeunes mères célibataires en situation délicate pour leur permettre de conserver la garde de leur bambin. Et va jusqu’à arranger des rendez-vous entre ces dernières et de potentiels époux acceptant de reconnaître l’enfant.

Rencontrée en janvier, Sarah (3), 24 ans, s’apprêtait à s’unir à un homme de 20 ans son aîné. Pourrait-elle, à terme, aimer ce mari choisi à la hâte ? « Je ne sais pas. Peut-être. Ça a l’air d’être un homme bien… » Elle dit en tout cas agir dans l’intérêt du petit garçon qui gesticule sur ses genoux. Au-delà de l’obstacle législatif, Sarah et la dizaine de femmes accueillies dans ce refuge s’avèrent victimes de la pression exercée par la société soudanaise. « Par peur du regard de la communauté, mes parents voulaient que j’abandonne mon enfant. Le seul moyen pour qu’ils acceptent la situation, c’est de me marier », raconte cette diplômée en conception technique qui mettra un point d’honneur à travailler dès que possible afin d’assurer son indépendance financière.

Le tabou des violences sexuelles

Aucune Soudanaise ne peut s’affranchir pleinement de la stigmatisation sociale. Bob sur la tête et boucles d’oreilles rose fluo, Nahla Abdalla Mohamed, 18 ans, se fondait dans la foule multicolore des femmes défilant dans les rues de la capitale. Elle est cependant l’une des instigatrices de ce mouvement pour avoir posté, cinq jours plus tôt, une série de vidéos sur Twitter dans lesquelles elle révélait avoir été abusée sexuellement par son oncle. Soulagée d’avoir partagé ce traumatisme, cette créatrice de bijoux s’est attiré les foudres de sa famille et de nombreux internautes. « Mon père m’a dit de passer à autre chose, tandis que, sur les réseaux sociaux, on m’a accusée de mentir et d’exposer des faits qui relèvent du cadre familial et non de la communauté. On m’a aussi reproché de ne pas me voiler devant mon oncle, bien que l’islam n’oblige pas la femme à porter le hijab en présence d’un homme avec lequel elle ne peut pas se marier », détaille la jeune femme. Elle explique vouloir porter plainte, même si elle doute que ses parents lui pardonnent un tel affront.

« Je viens d’une famille relativement progressiste, tempère toutefois Nahla Abdalla Mohamed. D’autres n’hésiteraient pas à tuer leur fille si elle se retrouvait dans cette situation. Pour beaucoup de Soudanais, une femme devrait garder ses opinions pour elle. Nous sommes censées rester chez nous et nous taire, quoi qu’il nous arrive. » À la suite de son témoignage, plusieurs femmes ont à leur tour rendu public les abus qu’elles ont subis, créant une sorte de #MeToo à retardement. Plusieurs cas de violences domestiques et de féminicides, dont celui de Samah El-Hadi, une adolescente assassinée par son propre père, ont aussi envahi la toile soudanaise.

Autant d’arguments ayant incité les Soudanaises à marcher ensemble en ce 8 avril. « Celles qui sont abusées, tuées ou harcelées pourraient être ta fille, ta sœur ou ta mère », est-il écrit sur la pancarte brandie par Amna Yasir. Cette jeune diplômée en médecine générale de 23 ans insiste : « C’est mon corps et je peux en faire ce que je veux. Personne n’a le droit de me toucher sans mon consentement, peu importe la manière dont je m’habille. » Elle regrette en outre que le harcèlement demeure tabou au Soudan. « Nous devons combattre cette mentalité », ajoute-t-elle, alors que le cortège se dirige vers le ministère de l’intérieur. « Ce n’est pas un problème de femmes, mais avant tout un problème venant des hommes, enchérit Taha Omer, un étudiant en médecine ayant rejoint, comme plusieurs dizaines d’hommes, ce rassemblement pacifique. La mentalité et la culture doivent évoluer, car même si la loi est modifiée, personne ne la respectera tant que l’esprit patriarcal persistera. »

Derrière les murs

Pas un jour ne s’écoule sans illustration de cette société à deux vitesses, où les hommes s’entassent sur les chaises en plastique des vendeuses de thé présentes à chaque coin de rue de la capitale, quand les clientes font figure d’exceptions. Pendant le ramadan, débuté cette année dans la soirée du 12 avril, nombre de Soudanais rompent le jeûne sur la voie publique, assis en cercle autour d’assiettes de dattes, de plats d’assida (pudding de farine bouillie), de bols de sorgho et autres pièces de poulets frits. Leurs épouses sont, elles, bien souvent priées, après avoir cuisiné ces iftar, de déguster leur part derrière les murs de leur domicile. Mais remettre en cause cet ordre établi sous le long règne des islamistes demeure, deux ans après la révolution, passible de sanctions.

Waad Bahjet, une trentenaire connue pour défendre les droits des femmes sur sa page Facebook, a ainsi écopé, le 31 mars, de six mois de prison avec sursis. Son tort ? Avoir tourné une vidéo en direct pour dénoncer le refus des responsables d’une station-service d’approvisionner les véhicules conduits par des femmes. Cette ingénieure en géologie décèle à travers ce verdict, « un message fort pour dissuader les autres femmes de s’exprimer en public et de défendre leurs droits », directement dicté, selon elle, par les partisans de l’ancien régime. Le tribunal a en effet retenu les accusations formulées par le policier qui l’a interpelée et maintient que Waad Bahjet l’a frappé. « Ils ont par contre négligé la manière dont cet agent m’a traitée et violentée », déplore-t-elle. Le rapport médical, émis à la suite de son arrestation, fait état de trois ecchymoses au genou et à l’épaule.

Des propos mysogines

Cette activiste a bénéficié du soutien de ses proches, de défenseurs des droits humains et de militantes féministes. Pour autant, la lutte contre ce type d’injustice ne fait pas consensus. De la même manière, ce n’est parce que de nombreuses femmes, des étudiantes en jeans aux sexagénaires en toub (4) traditionnel ont marché pour leurs droits début avril que toutes cautionnent les revendications du « Manifeste féministe » prônant l’égalité. Des Soudanaises jugent cette valeur contraire à la religion musulmane. « Dans l’islam, les hommes et les femmes ne sont pas égaux. Il est par exemple normal que la femme ne puisse pas demander le divorce, car son caractère irritable risquerait de détruire la relation conjugale pour des raisons triviales », affirme Samah Adil, une étudiante en droit de 18 ans. Elle a participé à la révolution « contre les hommes politiques » d’Omar Al-Bachir et assure « ne pas avoir de problème avec la défense des droits légitimes. Mais je ne suis pas d’accord avec ce qui contredit ma religion et le rejette catégoriquement », souligne-t-elle.

De leur côté, les organisatrices de la marche pressent le gouvernement de ratifier la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Les objectifs de ce texte paraissent encore bien éloignés de la réalité soudanaise, les hommes continuant à se cramponner au pouvoir. Lors du dernier remaniement début février, seuls 4 ministères sur 26 ont été confiés à des femmes. Une minorité de sièges, atteignant tout de même 40 %, devrait par ailleurs leur revenir au sein du futur Conseil législatif, dont la formation est sans cesse repoussée.

Les images des kandaka ont beau avoir fait le tour du monde en 2019, leurs contours se sont estompés depuis. Et celles qui ont répondu à l’appel de Rayan Mamoun et des autres organisatrices de la manifestation printanière n’ont pas manqué d’être prises à partie par des riverains proférant des propos misogynes. Pire, une voiture sans plaque d’immatriculation a foncé à dessein sur la foule, blessant une femme qui a dû être emmenée à l’hôpital. Le cortège a donc pris la direction d’un poste de police pour porter plainte. Deux audiences sont fixées aux 24 et 26 mai prochains. Une condamnation laisserait présager qu’à défaut d’obtenir l’égalité, les Soudanaises pourraient, à l’avenir, en finir avec l’impunité de leurs agresseurs.

Notes

1- Surnom donné aux femmes ayant participé à la révolution en référence aux reines nubiennes du royaume de Koush qui s’étendait entre le sud de l’Égypte et le nord du Soudan entre 2500 av. J.-C. et 350 ap. J.-C.

2- Dirigé par Abdelaziz Al Hilou, le SPLM-N est l’un des deux groupes de rebelles armés qui a refusé de signer l’accord de paix de Juba le 3 octobre 2020.

3- Le prénom a été changé.

4- Long morceau de tissu coloré dans lequel les Soudanaises s’enroulent.

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