Édition du 23 avril 2024

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Soudan : les réalisations de l’insurrection de septembre

Le soulèvement de notre formidable peuple en septembre 2013 a réalisé bien des choses jusqu’à maintenant, que certains, mus par des intérêts ou par l’inattention ou encore en désespoir de le dénigrer et d’empêcher les insurgés de poursuivre leur soulèvement, allèguent que le seul objectif de ce dernier était le renversement du régime et que le maintien de ce dernier signifie la défaite totale du peuple. Une interprétation aussi plate de la nature du soulèvement, quelle qu’en soit la source, feint d’oublier premièrement qu’il a commencé sous la forme de protestations contre l’augmentation des prix des carburants et que ses objectifs se sont rapidement approfondis pour devenir le renversement régime, qui est l’apothéose de tous les autres, car c’est la condition pour décharger les masses de leur lourd fardeau. Deuxièmement, ils feignent d’ignorer que tout mouvement social avant de réaliser son dernier but, doit accumuler des réalisations inédites que le peuple n’aurait réalisées sans mouvement et sans protestations. Et pour que les insurgés et les masses de notre peuple ne sombrent pas dans le désespoir, il est impératif pour nous d’observer ce qu’a réalisé le soulèvement jusqu’à aujourd’hui, ce qu’il peut réaliser, ainsi que les conditions pour atteindre tous ses objectifs.

A notre humble avis, la chose la plus importante réalisée par le soulèvement a été de démasquer et d’isoler le pouvoir de la minorité parasitaire. De même il aura mis à nu son caractère en l’acculant à recourir à la violence comme seul moyen, celui-là même qui l’a porté au pouvoir et qui est la condition de son maintien. En ripostant au soulèvement, le pouvoir n’a eu d’autre choix que le recours aux forces de sécurité et l’organisation de milices privées, ayant échoué dans l’affrontement rue par rue et failli dans l’organisation de ses membres pour soutenir ses dernières décisions économiques catastrophiques. Il n’est pas parvenu à faire sortir dans la rue les adhérents de son parti et ses partisans, ni même les fonctionnaires du secteur public, ne serait-ce que formellement, -pour le soutenir. Il s’agit d’une baisse significative des capacités du régime et d’un isolement qui dévoile sa nature parasitaire et confirme sa coupure d’avec le peuple sur lequel il règne. Et voue à l’échec toutes les tactiques utilisées dans les années précédentes pour apparaître enraciné socialement et jouissant d’un soutien considérable de la rue soudanaise.

Le soulèvement a également fait passer le régime de l’offensive et de l’initiative à la défensive à tous les niveaux. Il n’a pas été en mesure de convaincre les membres de son parti et ses partisans de ses décisions économiques. Il n’a pas eu de moyen préférable pour affronter toute opposition, celui de tromper l’opinion publique à travers les médias et de diffuser des mensonges sur la nature du soulèvement et ceux qui le salissent par les allégations de sabotage. Il n’a pas pu renier la répression qu’il a menée par d’autres mensonges, et il a échoué à faire taire les voix libres et à écraser les manifestations par des moyens violents moins couteux politiquement, comme leur dispersion par les gaz lacrymogènes et les matraques. Il a été contraint à l’échec, et a utilisé d’autres armes en sa possession, à savoir la violence excessive, en s’appuyant sur ses milices privées de janjawid et ses forces de sécurité. Cela signifie qu’il est sur la défensive comme il ne l’a jamais été. Et comme le régime a échoué à écouler ses accusations de sabotage à l’endroit du front révolutionnaire et à convaincre les masses de son discours raciste, il incombe à ce front de développer son propre discours et de trouver la voie adéquate pour renforcer ses liens avec le mouvement populaire pacifique afin de favoriser le renversement du régime.

De surcroît, le soulèvement a contraint le régime à ôter le fard qui le recouvrait, depuis les fausses allégations sur la liberté d’expression et d’organisation et le faux cachet démocratique tant vanté. Il a dû fermer les journaux, interdire aux journalistes d’écrire, arrêter les écrivains et lancer une campagne d’arrestations massives incluant des militants de toutes tendances politiques, un secteur large de la jeunesse révoltée et non organisée. Cela a mis à nu la face hideuse et cachée du régime qui a eu recours à la torture des détenus et des admirables femmes arrêtées. Il ne fait aucun doute que cette campagne sans précédent, avec son cortège de répression et de violence excessive, n’est pas le reflet d’une puissance ou d’une invincibilité, mais celui de l’effroi et de la peur qui se sont emparés de ses dirigeants qui ont commencé à s’effrayer du moindre mot écrit dans les journaux que lirait celui qui pourrait l’acheter, au sein de l’élite de la société qui peut lire dans un pays où l’analphabétisme est endémique. Dans la même veine, nous interprétons le blocage d’internet par le régime et la poursuite de la censure des sites oppositionnels comme une reconnaissance que tous les fonds consacrés à étouffer la conscience et anéantir la volonté des masses ne parviennent pas à défendre sa politique au moment du refus et de la colère des masses.

Le régime a échoué à maintenir l’unité de sa propre base organisationnelle : l’onde de choc du mouvement de protestation est parvenue jusqu’au bureau du parti gouvernemental appelé le Congrès national. Trente et un de ses membres, dont cinq du bureau de direction, d’autres du conseil national (son appareil législatif) et certains officiers à la retraite, ont transmis un mémoire pour le président du parti et chef de l’Etat, qui proteste contre la répression disproportionnée du mouvement de protestation, contre le maintien de l’augmentation des prix des carburants en dehors de la voie institutionnelle et en l’absence de débat au sein du parti au pouvoir comme au sein du parlement fictif. Ceci illustre le fait que l’élite parasitaire au pouvoir a échoué à mener sa politique y compris dans ses institutions corrompues, et elle a préféré faire cavalier seul par ses décisions catastrophiques. C’est ce qui confirme qu’elle n’a pas confiance en elle et qu’elle se trouve dans une posture défensive et non offensive. Il est clair que le mouvement de masse non seulement a encouragé le groupe qui s’est autoproclamé réformiste à hausser la voix publiquement et hors des cadres du parti, mais il lui a permis de contester la commission d’enquête désignée par le chef du régime pour enquêter à son sujet. Dans la même veine on a la position d’un groupe de Saïhoun, qui n’a pas coupé les liens avec le régime, mais qui a affiché son soutien au droit du peuple à exprimer son refus des dernières décisions économiques et a condamné la violence utilisée à l’encontre des manifestants.

Pire, les alliés et les partenaires du régime au sein du gouvernement actuel d’affameurs et de paupérisation ont été incapables de défendre sa politique ou d’approuver ses gestes répressifs. Le plus grand des partis traditionnels qui participe au gouvernement (Parti unioniste/origine) a observé une agitation tangible et une déclaration de ses cadres de se retirer du gouvernement. Il n’avait pu empêcher ses bases de jeunes de participer au mouvement de protestation. Son dirigeant qui souhaitait se maintenir au sein du gouvernement s’est mis en retrait pour éviter l’embarras d’avoir à défendre ses positions, sinon à huis-clos. Quant aux petits partis qui constituent son centre, certains de leurs affidés, comme le ministre de l’information, ont défendu l’indéfendable, mais une telle défense est promise à la caducité tout comme s’en ira l’écume sur la nature de ces partis qui mourront avec le régime, à l’instar du parti de gouvernement actuel qui ne peut pas vivre éloigné du pouvoir.

Pour la première fois, le soulèvement a permis à des Etats de critiquer publiquement le régime et d’exprimer leur préoccupation vis-à-vis de la répression au Soudan. Ce fut notamment le cas des Emirats arabes unis, du royaume d’Arabie saoudite, ou des remarques de la France, et dans une moindre mesure, des Etats Unis ; cela a été suivi des prises de position de chaînes d’information comme Al Arabiya et Sky News qui se sont distinguées par une couverture sérieuse du soulèvement qui a contraint le régime à fermer leurs bureaux à Khartoum par crainte d’une révolution pour reprendre les propos du ministre des Affaires étrangères. Cette étape est une avancée majeure vers l’encerclement du régime et la diminution du soutien proclamé, ou tacite qu’il reçoit auprès des Etats Unis d’Amérique et des pays en lien étroit avec son projet dans la région. C’est un indicateur de la profondeur des contradictions dans ce camp, qui seraient profitables si les forces d’opposition savaient mieux les exploiter.

Il ne fait aucun doute que l’aspect impressionnant des protestations qui sont une réalisation importante pour notre peuple est l’élément dominant de la jeunesse, une jeunesse qui a mis en échec la tactique maîtresse du régime pour se maintenir au pouvoir, et qui consiste à briser la chaîne de l’organisation dans toutes les structures de la société civile et a opérer une rupture entre les forces de l’opposition et les masses. En effet, la jeunesse a dépassé les directions historiques. Dans les rues les jeunes ont réalisé l’unité des personnes organisées dans des partis et des inorganisés. Ils ont organisé eux-mêmes leur soulèvement, même si l’organisation ne s’est pas encore hissée au niveau requis. La défaite de la tactique du pouvoir sur laquelle le président avait misé signifie que le peuple ne peut plus être encadré et dominé, et que ce dernier a pris l’initiative des mains du pouvoir et l’a mis sur la défensive, en démontrant sa capacité à sortir du coin où le régime voulait le confiner. Le soulèvement de septembre a prouvé au régime que la casse des sphères organisationnelles et la séquestration du droit à l’action de masse entre les mains des partis et des forces organisées en violation de la Constitution est passé par la multiplicité des centres de protestation et leur extension aux régions et aux villes autres que la capitale.

N’oublions pas que la première à sortir dans la rue fut la ville de Oued Madani dans la Jazira. La poursuite du soulèvement pendant toute cette période en dépit de la violence excessive utilisée par le pouvoir, signifie que la barrière de la peur s’est effondrée et que les masses ont pris confiance en elles-mêmes, transmettant la peur inéluctablement à l’autre camp, celui du pouvoir. Les manifestations de cette peur ne sont pas réductibles au traitement violent des protestations, ce sont aussi la tentative de certains de se jeter du navire qui va couler (les réformistes par exemple), et dans la fuite à l’étranger de fonds pillés, l’envoi de leurs enfants à la recherche d’un pays alternatif, le déménagements de familles des enfants de l’élite parasitaire gouvernante de leurs logements insolents construits par la sueur de notre peuple et de leurs fonds d’assurance, l’absence de destouriens et de ministres à leur travail ou dans leurs ministères, les prétextes allégués par des membres de ce groupe pour voyager hors du pays, ainsi que l’obligation pour le pouvoir de fermer les écoles et les universités.

En fin de compte, le soulèvement a permis de faire passer le peuple de la défensive à l’offensive et a obligé le pouvoir à utiliser l’attaque violente pour se défendre. Il a dévoilé sa nature antisociale et son isolement et l’a poussé à révéler sa nature hostile aux masses en confisquant l’étroite marge de liberté en place et le droit d’expression, la pratique des arrestations et de la torture. Il a déchiré son hégémonie médiatique, brisé l’unité de l’organisation au pouvoir et poussé nombre de ses soutiens à prendre leurs distances. Le soulèvement a également encouragé des Etats et des médias à la critique et à le reléguer dans un coin et contribué à briser le cycle de la confiscation du droit à l’organisation, par la création de formes d’organisation différentes de celles issues du pouvoir coutumières de la répression. De même il a contribué à étendre le domaine d’action de masse et de protestation pour qu’il coïncide entre le Centre et les villes de l’intérieur du pays. La plus importante de ses réalisations fut de briser le mur de la peur, de donner l’initiative aux masses et de renforcer la possibilité de la construction par accumulation à partir de ces acquis jusqu’à la réalisation de l’objectif qui est de renverser le régime.

Renverser le régime capitaliste parasitaire au pouvoir au Soudan n’est pas une simple opération basée sur une équation mathématique simple. C’est un processus d’accumulation complexe de progrès et de reflux, de tactique et de contre tactique, de compréhension de qui a été réalisé , qui suppose des d’efforts pour le compléter avec d’autres éléments pour parachever la crise afin de renverser le régime, surtout avec lune évaluation de l’équilibre interne des forces, avec un plan de l’action politique réaliste, avec une lecture des circonstances régionales et internationales afin que le soulèvement réalise ses objectifs. L’important est la maîtrise des problèmes du soulèvement, la préservation de l’incandescence de sa flamme, et la construction sur tout ce qui a été réalisé jusqu’à maintenant, afin que se réalise la délivrance de notre peuple et la justice pour nos martyrs.

Gloire et immortalité aux martyrs du magnifique soulèvement de septembre
Honte et défaite pour leurs bourreaux au service du capitalisme parasitaire 
Ahmad Othman Omar, Le dialogue moderne

* http://www.lcr-lagauche.org/les-realisations-de-linsurrection-de-septembre/

* Traduit de l’arabe par Luiza Toscane.

Ahmad Othman Omar

Auteur de l’article "Soudan : les réalisations de l’insurrection de septembre"

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