Édition du 23 avril 2024

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La révolution arabe

Entretien avec Ahlem Belhadj, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD)

Tunisie : « La lutte contre l’exploitation des femmes peut être un moteur de changement social global »

Après des années de lutte pour faire progresser les droits des femmes et les droits humains, l’ATFD et les femmes qui se battent pour faire progresser leur pays se sont retrouvées au premier plan des révoltes qui ont secoué la Tunisie. Elles revendiquent un changement profond de la législation tunisienne mais aussi des mentalités. La révolution et les bouleversements politiques récents ont amené de nouveaux défis et la situation présente est loin d’être évidente.

Afriques21 : Quelles sont les discriminations subies par les femmes ? Quelle était leur situation jusqu’à présent ?

Ahlem Belhadj : Par rapport au reste du monde arabe, la situation des femmes tunisiennes est assez particulière. Elles ont en effet bénéficié assez tôt de lois progressistes. Dès 1956, par exemple, le Code du statut personnel a interdit la polygamie et accordé le droit au divorce. En 1964, les femmes ont obtenu le droit à l’avortement, c’est-à-dire bien avant les françaises. Elles ont eu le droit de vote en 1957, soit 15 ans avant les femmes suisses.

Les gouvernements tunisiens ont alors souvent instrumentalisé la cause des femmes comme étant la vitrine de la démocratie et de la modernité, en instituant une sorte de « féminisme d’Etat ».

Pourtant, de fortes inégalités, jamais soulevées par ces mêmes dirigeants, persistent dans la loi tunisienne, en particulier au niveau de la famille. Dans une conception complètement patriarcale, le mari, le « chef de famille », est le seul détenteur de l’autorité parentale. Les femmes ne sont considérées comme chefs de famille que dans des cas exceptionnels. Par ailleurs, la législation successorale reste un domaine très important où les femmes sont victimes de discrimination nette puisque la loi oblige les femmes à subvenir aux besoins des ascendants et descendants en continuant à hériter moitié moins que les hommes. Ceci est pour nous inadmissible. Malgré des textes de lois clairs, les jugements qui sont rendus restent souvent marqués par un certain machisme.

Sur le plan social, particulièrement parmi les salariés, on assiste à un phénomène de féminisation de la pauvreté. Comme partout dans le monde, le taux de chômage est beaucoup plus important chez les femmes : à diplôme égal, les femmes ont moins de chance de trouver un emploi. Le problème des chômeurs diplômés est flagrant chez les femmes. Malgré l’égalité affichée par le Code du travail, les femmes sont moins payées et ont moins de chance de progresser au niveau professionnel. Le travail des femmes est aussi beaucoup plus fréquemment marginalisé. Le travail précaire touche essentiellement les femmes, notamment les femmes de ménage ou celles qui exercent dans le secteur de la sous-traitance. Ce sont les secteurs où l’exploitation est à son comble.

Ce sont les principales manifestations de la discrimination des femmes mais, évidemment, il y en a d’autres, notamment en ce qui concerne la participation des femmes à la vie politique. Les femmes restent très peu présentes au niveau des postes de pouvoir. Pas seulement au niveau des rangs élevés dans les ministères mais aussi au niveau de la société civile.

Il en va de même au niveau syndical : comme d’habitude, aucune femme n’a été élue à la direction nationale lors du congrès de l’UGTT, le plus gros syndicat tunisien, de décembre 2011, alors que plus de 40 % des syndiqués sont des femmes. Le taux de présence des femmes au niveau des structures intermédiaires de l’UGTT reste aussi très faible. C’est un milieu où il y a beaucoup de choses à faire en matière d’égalité hommes-femmes.

A21 : Comment s’est opéré le passage des femmes à la révolte ? Quelle a été la place des femmes dans la révolution ?

Ahlem : Les femmes tunisiennes ont été très présentes à toutes les étapes de la révolution, et pas seulement pendant la période du 17 décembre au 14 janvier. Elles ont participé à la préparation de cette révolution, notamment lors des luttes syndicales où elles étaient massivement mobilisées parce qu’elles sont très présentes dans des secteurs fragiles. Par exemple, au début des années 2000, et suite à « l’ Accord Multifibres » (1) qui a touché le secteur du textile, secteur particulièrement féminisé, ce sont les femmes qui ont démarré les luttes sociales, les grèves, les sit-in.

Cette vague de manifestations de femmes, qui ont montré une grande combativité, a été d’ailleurs à la source du Forum social tunisien. Les femmes ont aussi été investies dans le milieu des luttes démocratiques pour les droits humains en propageant un sentiment et une culture contre le régime de Ben Ali. Elles ont parlé de la répression et de la corruption et elles se sont battues pour la démocratie, pour les libertés, pour les droits des femmes.

Le mouvement du bassin minier en 2008, étape très importante qui a précédée la révolution tunisienne, a été déclenché par les femmes. Les mères des jeunes non recrutés ont commencé les sit-in dans les rues de la région de Gafsa et assuré une résistance au quotidien.

En décembre 2010 et janvier 2011 - les médias l’ont beaucoup rapporté - les femmes étaient présentes partout, dans la rue, sur les blogs, dans les affrontements, dans toutes les manifestations de révolution. Et elles ont pu vivre une citoyenneté égalitaire aux côtés des hommes lors de ces événements.

A21 : Après la chute de Ben Ali, quels ont été les changements ? Comment envisages-tu l’avenir ?

Ahlem : Malheureusement, après la révolution, les choses sont devenues un peu plus dures. Pourtant, on avait l’impression que cette forte participation des femmes à la révolution préparait le terrain pour plus d’égalité, plus de droits pour les femmes tunisiennes. Les femmes ayant activement participé à cette révolution, ont évidemment revendiqué d’obtenir immédiatement des lois égalitaires.

Et cette revendication a été associée à celle de la séparation du politique et du religieux qui apparaissait comme étant le corollaire de l’égalité. On ne peut pas obtenir l’égalité en continuant à se référer à la Chariah.

Ensuite, une bataille s’est engagée pour une plus grande participation des femmes à la vie politique. Finalement une loi historique concernant la parité a été votée par un grand nombre de représentants de la « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution »(2). Ce travail a permis à des femmes du fin fond de la Tunisie d’être présentes sur des listes, de participer à des meetings, et même de rentrer tard chez elles ! Je pense que ceci aura un effet sur les mentalités, mais peut-être à long terme. À plus court terme, on compte un peu plus de 25 % de femmes parmi les élus à l’Assemblée constituante, même si la majorité appartiennent à Ennahda.

Par contre, concernant l’égalité au niveau juridique et social, pour l’ensemble des femmes et dans toutes les régions, les choses sont moins évidentes. Dorénavant, dans le monde politique, on parle de préserver les acquis des femmes mais on ne parle plus d’une amélioration des lois. Il est par exemple demandé notre association de se consacrer uniquement à préserver les acquis, alors que nous luttons depuis 20 ans pour une réelle égalité, en particulier au sein de la famille.

Ce discours de plus en plus fréquent est en grande partie imposé par la présence d’Ennahda au gouvernement. Face à Ennahda, il faudrait au minimum préserver les acquis pour ne pas laisser s’ouvrir des brèches qui pourraient lui laisser imposer d’inquiétants reculs dans certains domaines. Il est vrai qu’un certain nombre de fondamentalistes religieux, les salafistes notamment, mais aussi certains membres d’Ennahda, parlent de revenir sur des questions fondamentales telles que la polygamie, l’adoption, ou même la hilafa (la gouvernance islamiste) qui menace les droits des femmes.

Par rapport au droit au travail et la féminisation de la pauvreté que je viens de décrire, rien n’est fait en faveur des femmes. Elles sont pourtant les plus pauvres, celles qui ont le moins de biens, celles qui sont le plus exploitées. Au contraire même, des voix s’élèvent pour dire que les femmes prendraient le travail des jeunes, appellent les femmes à rester à la maison et s’attaquent aux femmes qui travaillent.

Ce sont encore des menaces contre la situation des femmes. Cependant, face à cela, il existe une très belle mobilisation des femmes, qui sont extrêmement vigilantes et qui s’organisent pour constituer un véritable rempart contre toute forme de régression. Je pense d’ailleurs que la lutte contre l’exploitation des femmes et la domination masculine peuvent être un moteur de changement vers davantage de justice sociale de manière générale.

C’est en faisant le lien, l’articulation entre les différents niveaux de lutte - la lutte contre les inégalités entre les sexes, les inégalités économiques et sociales, les inégalités régionales, etc. - que les choses auront des chances d’aboutir en Tunisie. Et nous restons optimistes face à tous ces défis parce que la mobilisation est là, et que les gens sont très attentifs à tout ce qui se fait actuellement.


Notes :

(1) L’Accord Multifibres régissait le commerce international dans la filière textile depuis 30 ans par des quotas d’importation instaurés pour protéger les industries du Nord face à l’ouverture progressive des marchés aux produits textiles des pays du Sud. Il est arrivé à échéance en 2005, et en 2008 pour la Chine, ce qui a modifié les rapports d’exportations.

(2) Instance composée de représentants d’organisation, de syndicats, de partis, d’associations de droits de l’homme qui a exercé de mars à octobre 2011. Elle a été notamment chargée de mettre en place le processus électoral.

FITOUSSI Eve, BELHADJ Ahlem, BARON Alain


* Propos recueillis en janvier 2011 par Eve Fitoussi et Alain Baron pour Afriques21

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