Édition du 26 mars 2024

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Afrique

Tunisie : Quand l’Histoire recule par le bon côté

Deux cent cinquante mille ? Cent cinquante mille ? Peu importe les chiffres : nul ne peut contester l’ampleur extraordinaire de la mobilisation nationale qui s’est exprimée hier soir au Bardo. Une logistique impressionnante, de mystérieuses sources de financement, des complicités suspectes, certes.

Mais seuls le ressentiment, la mauvaise foi ou un aveuglement volontaire peuvent prétendre que le rassemblement d’une foule aussi nombreuse à l’échelle de la Tunisie procède simplement de la manipulation. Des bourgeois de la Marsa, des chômeurs de Menzel Bouzaïene, des salariés d’un peu partout, des artistes « post-modernes », des gens venus juste pour faire la fête ou être dans le « mouv’ », bref une étonnante bigarrure sociale dominée par les « classes moyennes », c’est probablement vrai aussi. Des gauchistes de la pire espèce, des démocrates bons teints, des syndicalistes de toutes sortes, des communistes, des nationalistes arabes et des hezbfrancistes, des progressistes du cœur, des laïcs purs et durs et des laïcs mou-du-genoux, des nostalgiques du bourguibisme et des bourguibistes de circonstances, des adeptes d’un pouvoir militaire « éclairé » et d’autres de la démocratie autogestionnaire, des sans-opinion et autres khobzistes, cette diversité brouillonne est un fait ; on ne peut le contester comme on ne peut nier les motivations multiples des manifestants, les mots d’ordre dissonants, et les contradictions fondamentales qui courent en filigrane entre les différents intérêts sociaux qui ont convergé sur la place du Bardo.

Il serait pourtant parfaitement idiot ou bêtement polémique de ne pas reconnaître dans ce rassemblement paradoxal l’expression parfaitement justifiée d’un mécontentement ou d’une grave inquiétude concernant l’avenir de la Tunisie, largement partagés dans tout le pays et — pour des intérêts différents — dans toutes les catégories sociales. Au-delà des seuls manifestants du Bardo, et même si le pouvoir actuel garde de nombreux partisans qu’il serait vain d’ignorer, c’est une large composante de la population, peut-être même majoritaire, qui n’en peut plus et se retrouve dans les slogans clamés par les principaux tribuns de l’opposition.

Non sans raison, cette révolte impute à Ennahdha la responsabilité de la dégradation continue de la situation. Et il est vrai qu’Ennahdha, dans la mesure où elle détient le pouvoir, est largement responsable du rejet dont elle est aujourd’hui la cible. Sans verser dans la diabolisation puérile de ceux qui voient dans ce parti une nouvelle expression du « fascisme » ou d’un « despotisme » de couleur religieuse, il est clair que, sur quasiment tous les plans, Ennahdha a mené une mauvaise politique — contraire parfois à ses intérêts partisans. Et, j’ajouterais, ce n’est guère surprenant, même si l’on pouvait leur supposer un peu plus d’habileté tactique, au moins pour consolider leur faible hégémonie, exprimée lors de l’élection de la Constituante.

Mais, si en tant que parti au pouvoir, Ennahdha a la responsabilité première de la situation actuelle, Ennahdha ne détient pas tout le pouvoir. Ni le 14 -Janvier, ni Kasbah I, ni Kasbah II, ni l’Assemblée constituante n’ont démantelé l’ensemble des dispositifs de pouvoir des réseaux que j’appellerai par commodité RCD-istes. Or, si ces derniers agissent principalement dans l’ombre, s’ils paraissent par moment divisés, ils demeurent fortement présents à tous les niveaux de l’appareil d’Etat, notamment au sein du ministère de l’Intérieur, dans tous les secteurs de l’économie, dans toutes sortes de médias, dans l’encadrement local des populations, dans de nombreux partis et associations, sans oublier les relais dont ils disposent très probablement au sein du régime algérien. L’obstacle fondamental à l’approfondissement de la révolution, la contre-révolution effective, est là et non au sein d’Ennahdha. Et la principale responsabilité de ce dernier est justement d’avoir cherché avec plus ou moins de succès à se rallier une frange des réseaux RCD-istes ou, au mieux, à les « neutraliser » progressivement, plutôt que de les combattre quitte à engager une grande mobilisation populaire pour casser leur pouvoir.

J’ai évoqué plus haut la diversité des composantes présentes au grand rassemblement du Bardo. J’en ai omis une qui a sans nul doute joué un rôle notable et je dirais même dirigeant. J’entends bien sûr certains réseaux RCD-istes. Ce n’est ni la « spontanéité des masses », ni le Front populaire, ni le Front de salut national en tant que tel, ni l’UGTT qui ont le rôle premier au niveau de la prise de décision politique réelle, mais Nidaa Tounes, une des expressions publiques des réseaux RCD-istes, et d’autres secteurs de ces derniers qui agissent dans l’obscurité des coulisses. On pourra me rétorquer que c’est là une vision « complotiste » de l’histoire. Je persiste à penser pourtant que si les grands mouvements de l’histoire — et notre révolution en est un — ne sont certainement pas le produit de « complots », il n’en demeure pas moins que la manœuvre, déclarée ou secrète, fait aussi partie de la politique, même si elle ne peut aboutir qu’en s’appuyant sur des conflictualités réelles qui la servent ou qui, parfois, la débordent. En l’occurrence, la manœuvre dont je parle — et dont je suppose qu’elle a été préparée par l’assassinat de Chokri Belaïd, voire bien plus tôt — s’est appuyée sur (et a nourri) la réalité du mécontentement populaire, et ne pouvait prendre forme qu’avec l’aide largement involontaire des forces démocratiques et de gauche obsédées par la toute-puissance apparente d’Ennahdha.

C’est là le grand paradoxe qui s’exprime dans le mouvement de contestation dont le magnifique rassemblement d’hier soir a sans doute marqué l’apogée. D’une part, il s’inscrit dans la continuité des mobilisations qui ont conduit à la chute de Ben Ali avant d’imposer l’élection de l’Assemblée constituante ; il traduit ainsi la permanence de la dynamique révolutionnaire engagée depuis le 17 -Décembre ; d’autre part, il se trompe d’ « ennemi principal » ; il découpe l’espace politique entre pro-Ennahdha et anti-Ennahdha plutôt qu’entre tous ceux qui souhaitent un approfondissement de la révolution et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, rêvent d’un compromis avec une partie de l’ancien régime ou sont complices voire engagés dans les réseaux RCD-istes.

De ces derniers événements, il résultera peut-être un renforcement de l’audience du Front populaire et du poids de l’UGTT sur la scène publique. Mais il en résultera surtout une réaffirmation de la puissance RCD-iste dans l’espace politique, civil et institutionnel, et de l’armée en tant qu’acteur potentiel, prétendument neutre, tandis que l’on retiendra des troupes et des cadres du ministère de l’Intérieur, non pas leur rôle essentiel comme pilier de l’ancien régime, mais leur capacité à garantir l’ordre et la sécurité.

Si le potentiel révolutionnaire qui s’est exprimé au Bardo ne se réarme pas, autrement dit si le défaitisme succède aux mobilisations de ces derniers jours et si les équipes dirigeantes actuelles ne prennent pas la mesure des erreurs commises et ne réorientent pas leur politique, alors on pourra dire avec tristesse que la « révolution du 6 août » a constitué un grave recul par rapport à la révolution du 14 janvier.

Membre fondateur du Comité National des Libertés en Tunisie (CNLT) et d’ATTAC-Tunisie (RAID). Sadri Khiari est aussi l’auteur de nombreux articles sur la Tunisie et d’un ouvrage intitulé Tunisie, le délitement de la cité, éditions Karthala, Paris, 2003. Voir également « La révolution ne vient pas de nulle part », entretien conduit par Béatrice Hibou avec S. Khiari, in Politique africaine, n°121, éd. Karthala, Paris, mars 2011, disponible en français et en anglais.

Source :
http://nawaat.org/portail/2013/08/07/quand-lhistoire-recule-par-le-bon-cote/

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