Édition du 26 mars 2024

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Médias

Cinq ans après la naissance de Québec solidaire

Une commission parlementaire sur la législation anti-briseurs de grève

Premier février 2011 : avant même que ne reprenne la session du parlement, on a eu droit en commission parlementaire à tout un débat sur la modernisation de la législation anti-briseurs de grève prévue au code du travail du Québec. Sous les projecteurs médiatiques, l’événement apparemment anodin —une question très technique— a pris soudainement des allures de symbole, faisant se retrouver face à face un des plus puissants entrepreneurs du Québec, Karl Pierre Péladeau, et les représentants des 253 salariés du Journal de Montréal en lock-out depuis plus de 2 ans.

Belle occasion de réfléchir à quelques-uns des enjeux déchirant la société québécoise et au rôle que pourrait y jouer Québec solidaire, 5 ans après sa naissance.

Car au delà des questions proprement juridiques touchant à la nécessité d’amender ou non 4 articles très spécifiques du code du travail concernant la législation anti-briseurs de grèves, ce dont il était d’abord question c’était d’un conflit de travail à maints égards exemplaire et vis-à-vis duquel les différentes prises de position exprimées en commission furent des plus révélatrices. Un vrai cas d’école !

À commencer peut-être par l’interdiction surprise faite à Amir Khadir (non membre officiel de la commission) de pouvoir prendre la parole pendant les travaux, tant on craignait —comme l’indiquait Le Devoir— qu’il puisse s’en prendre à Karl Pierre Péladeau comme il le fit avec tant de force auprès de Henri Paul Rousseau. Manière d’encadrer étroitement le débat, d’empêcher toute parole dissidente ou contestataire et au passage de faire apparaître encore plus nettement le conservatisme ou la fadeur de la plupart des députés présents : quand ils ne se proposaient pas de questionner aussi les droits d’accréditation syndicaux (ainsi que l’a fait Éric Caire), ils restaient collés aux détails de leur projet de loi, se gardant bien de faire ressortir les enjeux de fond de ce conflit : les pouvoirs exorbitants de l’un —milliardaire en position de monopole dans un secteur aussi sensible que l’information— eu égard à ceux des autres —lockoutés et sans travail depuis plus de 24 mois, condamnés à battre la semelle, pancarte à la main sur le pavé de Montréal.

L’arrogance des entrepreneurs made in Québec

Et il faut avoir suivi l’intervention de Karl Pierre Péladeau pour s’en convaincre. Sûr de lui, maniant le verbe avec conviction, il était littéralement à l’offensive : « (..) Nous sommes le plus important éditeur de presse au Canada, et il nous faut adapter nos façons de faire pour rester compétitifs, moderniser nos ressources en faisant preuve de flexibilité (...) L’essence du conflit se situe dans les bouleversements sans précédents que vivent les médias (..) C’est un tsunami technologique (..) et il y a eu un refus systématique du syndicat de composer avec cette réalité de médias (...) Alors que la CSN a été coupable d’outrage au tribunal, Québécor a toujours été respectueux des lois du Québec (...) ». Le discours est sans appel : néolibéral jusqu’au bout des ongles avec en plus l’arrogance de celui qui, tout puissant, sait qu’il peut quand même concéder à ses adversaires que son lock-out était un geste « violent et incontournable ». En face, le discours syndical —aussi justifié et légitime soit-il par ailleurs— paraissait à l’inverse sur la défensive, montrant certes avec précision pourquoi la loi anti-briseur de grèves est désuète et ne protège plus les travailleurs, indiquant même comment les arguments de Péladeau concernant l’agence QMI ou les difficultés de la presse écrite au Québec étaient sans fondement. Mais le tout, en revenant sans cesse au principe de la nécessaire négociation et sans jamais sortir du cadre étroit de leur propre lutte, sans non plus élargir le débat aux enjeux de fond concernant la concentration de la presse en démocratie ou la nécessaire intervention de l’État pour défendre, en cas de conflit social, le bien commun. En somme sans faire apercevoir qu’au Québec tous et toutes étaient concernés par leur drame. Et aucun député pour faire ressortir la justesse de leur lutte, les soutenir activement dans leur combat, mettre Péladeau en contradiction puisqu’on avait réussi à réduire au silence Amir Khadir de Québec solidaire !

Aujourd’hui, ce sont les patrons qui font la grève

Quelque part, cette scène croquée sur le vif dit bien de l’état des rapports de force qui traversent la société québécoise : aujourd’hui ce sont les patrons qui font la loi et imposent leur conditions aux travailleurs au nom des exigences de la mondialisation, détournant sans scrupule toutes les législations que l’on avait si difficilement bâties dans le passé pour protéger les droits du monde ordinaire.

Aujourd’hui, ce sont eux qui font la grève du capital (menaçant comme dans le cas du quotidien Le Soleil de fermer leurs entreprises !) ou mettent les gens en lockout, et c’est en leur faveur que le plus souvent tranchent les élites politiques, juridiques ou médiatiques. De quoi faire apercevoir comment depuis le déploiement néolibéral du début des années 80, le rapport de force social et politique s’est transformé en leur faveur, les laissant comme jamais maître du jeu.

Le rôle de Québec solidaire

C’est justement là le rôle de fond de Québec solidaire : aider à la reconstitution d’un rapport de force social et politique qui serait plus favorable « aux gens d’en bas », en rassemblant les oppositions dispersées ou tétanisées d’aujourd’hui, en somme en regroupant tous ceux et celles qui se réclament des idéaux de gauche et voudraient faire entendre au niveau politique leurs aspirations au changement. Et c’est à l’aune de cet objectif qu’on devrait pouvoir juger ce que Québec solidaire a fait depuis 5 ans.

Or ces temps-ci beaucoup de choses ont été écrites à ce propos, mais elles ont presque toutes en commun de vouloir minimiser son rôle, soit pour le passé ou le futur. Ainsi quand on ne conçoit pas Québec solidaire comme « une anomalie » peinant à dépasser les 6000 membres ou les 10% dans les sondages, on le présente au mieux comme « un vent de fraicheur dans la vie politique » du Québec. Et pas plus ! Alors que tant a déjà été fait, et qu’il reste pourtant tant à faire ! N’est-ce pas ce que nous rappelle cruellement cette commission parlementaire ?

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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