Édition du 12 mars 2024

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Venezuela : comprendre la défaite du 6 décembre 2015

tiré d’Inprecor, édition 15 janvier 2016

Le 6 décembre 2015, le Venezuela a connu un profond changement politique. Regroupée dans la Table d’unité démocratique (MUD), l’opposition au gouvernement présidé par Nicolas Maduro a remporté les élections législatives. Cette coalition a remporté 109 sièges sur 167, auxquels s’ajoutent les 3 députés représentant les peuples indigènes, laissant 55 élus pour la coalition gouvernementale réunie autour du PSUV.

Avec cette majorité, l’opposition peut non seulement légiférer mais aussi apporter des modifications substantielles au fonctionnement des institutions, notamment en nommant les membres du CNE (Conseil National Électoral) ou encore en votant la destitution de ministres. Comme elle dispose avec les 3 députés représentant les peuples indigènes d’une majorité des deux tiers, elle peut convoquer une Assemblée Constituante.

Les réactions de la presse occidentale sont étonnantes. D’habitude, les qualificatifs utilisés par les journalistes tendent à faire du régime chaviste une « dictature », ou à l’accuser de « museler l’opposition ». Quant à Felipe González, ancien premier ministre socialiste espagnol, il n’a pas hésité en septembre 2015 à affirmer que ce régime respectait moins les droits humains que Pinochet sous la dictature. Rien de moins ! Ces exagérations guidées par le parti-pris ou la haine se répètent à chaque élection, à chaque victoire du pouvoir bolivarien. Alors que s’est-il passé le 6 décembre 2015 ? Comment se fait-il que tous les médias aient brusquement changé de position en qualifiant le scrutin de… démocratique ? Rien dans les institutions ni dans l’organisation des élections n’a pourtant été modifié. Juste un détail : cette fois-ci, l’opposition de droite a gagné.

Cette seconde défaite électorale (la première ayant eu lieu lors du referendum constitutionnel du 2 décembre 2007) questionne tous ceux qui ont suivi les développements de ce qu’on a appelé la « révolution bolivarienne ». D’abord par son ampleur : la coalition réunie autour du PSUV ne recueille qu’environ 41 % des voix. Ensuite par sa signification politique : certes Maduro n’est pas Chávez, mais il n’a fait que poursuivre la politique menée les années passées par son prédécesseur. Voilà pourquoi, il faut prendre le temps de regarder avec attention ce qui a permis cette déroute.

Malheureusement la plupart des critiques du chavisme et de son épigone Maduro se situent, soit à droite (avec l’objectif affiché de renverser le pouvoir bolivarien), soit au sein d’une partie de la gauche radicale (avec la propension de ne faire aucune nuance quant au bilan des années Chávez). Quant aux soutiens au régime, ils reprennent l’approche qui les a caractérisés pendant toute la période de la guerre froide, en appuyant inconditionnellement le gouvernement et en exigeant du peuple qu’il s’en remette à lui de manière a-critique. L’illustration la plus crue est donnée par L’Humanité Dimanche qui titrait le 4 décembre 2015 : « Venezuela – L’opposition libérale prépare le terrain pour un coup d’État » ; ou le 8 décembre : « La guerre économique lamine le chavisme » (la guerre économique étant réduite ici au sabotage de l’économie par l’opposition). Nulle part, vous ne trouverez de réflexion sur la politique économique du gouvernement, sur l’économie de la rente pétrolière, sur la corruption et le développement de la « bolibourgeoisie », ou sur les enjeux de la démocratie participative et de ses limites. Pourtant au sein même du PSUV et parmi ses « compagnons de route », de nombreuses voix s’élèvent et se sont élevées pour questionner ces orientations gouvernementales et les dérives qui ont suivi.

Des signes préoccupants s’amoncelaient

La victoire de la droite ne vient pas de nulle part. Déjà, avant la dernière victoire électorale de Chávez en octobre 2012, des signes préoccupants s’amoncelaient. Ne serait-ce qu’au niveau du surplace observé à propos des réformes sociales [1] ayant permis l’élévation du niveau et des conditions de vie de la majorité de la population : s’il y a eu une chute importante du taux de pauvreté de 1999 à 2007, les statistiques officielles de la Banque Centrale du Venezuela (BCV) confirment un arrêt de cette tendance depuis lors.

Certes le taux de chômage s’est stabilisé, mais l’inflation, elle, a repris de plus belle, passant de 28,2 % [2] en 2010 à 62,2 % en 2014 et dépassant certainement les 80 % pour 2015. Cette inflation touche principalement les produits de base, avec une hausse de 86,7 % en 2014 pour l’alimentation et les boissons non alcoolisées.

L’insécurité, une des principales préoccupations de la population, particulièrement dans les quartiers populaires des grandes villes, a fait un bond spectaculaire, malgré la création de la Police Nationale Bolivarienne qui était censée apporter la solution à cette question en cherchant à contourner la corruption des polices nationales, locales et d’État.

Tous ces échecs ne peuvent pas être mis au seul compte du sabotage économique organisé par la bourgeoisie et la droite politique. Ce sabotage est réel, mais la question qui mérite d’être posée est double. Tout d’abord : alors qu’en 2002-2003, après le coup d’État et la grève pétrolière, le gouvernement a été capable de passer à travers la crise en se lançant dans des mesures sociales et en mobilisant le peuple, pourquoi il en est incapable depuis 7 ans ? Ensuite : alors que le gouvernement parle d’approfondissement permanent du socialisme, pourquoi la bourgeoisie serait-elle devenue plus forte maintenant ?

Les réponses à ces deux questions se trouvent dans le modèle de développement assumé par le chavisme depuis 1999 ainsi que dans la question de la participation de la population à un processus de construction du socialisme, et cela quelle que soit l’opinion que l’on ait sur le régime réel issu de la constitution de 1999.

L’absence de modèle économique alternatif

Il est évident que la bourgeoisie vénézuélienne fait tout pour renforcer la pénurie, accentuer la contrebande et désorganiser la production. Elle peut le faire d’autant plus facilement que 17 ans après l’élection de Chávez, elle détient toujours le gros du pouvoir économique. Pourtant il y a eu de nombreuses voix, au sein même du PSUV et du gouvernement, pour alerter les responsables politiques de cette situation. Quand on sait qu’en 2014, les 2/3 du PIB vénézuélien sont produits par le secteur privé, et cela dans la même proportion qu’en 1998 [3], il y a lieu de s’interroger. Pendant ce temps, la rente pétrolière, qui a été largement mise à contribution pour développer les programmes sociaux, n’a pas été utilisée pour modifier, moderniser et élargir le tissu productif. Elle a plutôt servi à enrichir la « bolibourgeoisie », y compris aux dépens de l’environnement et de la santé des salariés du secteur des hydrocarbures.

C’est ce qui explique pour une bonne part, les capacités de nuisance de la bourgeoisie. Rappelons-nous des effets de la crise financière de 2008 ! Au Venezuela, plusieurs banques étaient en faillite et alors que nombre d’économistes proches du régime insistaient pour nationaliser le secteur bancaire et instaurer un strict contrôle des devises, cette proposition a été non seulement repoussée, mais l’État a utilisé ses fonds propres pour renflouer les banques en faillite et s’est contenté d’installer un contrôle partiel des changes. Depuis, la situation monétaire du pays n’a pas cessé de se dégrader et le marché noir des devises explose, notamment depuis mars 2013. Le taux de change au marché parallèle est passé de 50 bolivars par dollar à 100 en octobre 2014 pour s’envoler à 220 en mars 2015 puis atteindre les 816 le 29 septembre 2015 [4].

Ce choix de laisser l’économie en l’état, relève pour certains d’une illusion politique : celle de développer une économie mixte qui éviterait la confrontation avec les secteurs durs de la bourgeoisie. Mais pour d’autres, il s’agit de tout autre chose. Une première étude du 8 septembre 2014, menée par des économistes liés au courant de gauche du PSUV, Marea Socialista [5], et fondée sur les données des comptes de l’entreprise publique pétrolière PDVSA, prouve que 259 milliards de dollars de revenus du pétrole ont été détournés entre 2004 et 2012, sous trois formes : par spéculation financière, par corruption et par fuite des capitaux. Une deuxième étude du 4 décembre 2015, intitulée « Autopsie d’un effondrement : Qu’est-il arrivé aux dollars pétroliers du Venezuela ? », chiffre à 216,397 milliards de dollars les différences entre les revenus enregistrés dans les registres de PDVSA et ceux transférés au pouvoir politique entre 2004 et 2012 [6]. Où sont-ils passés ?

La réforme monétaire [7] a favorisé la spéculation monétaire et la corruption mais aussi alimenté l’augmentation vertigineuse de la masse monétaire. Elle-même a poussé à l’inflation au point qu’il est devenu préférable de stocker des marchandises plutôt que de les mettre en vente. La Banque centrale du Venezuela reconnait l’augmentation de la pénurie de produits de base qu’elle chiffre à 29,4 % en mars 2014 [8]. Cette pénurie est accentuée par la faiblesse de la production agricole du pays, dont une bonne partie est vendue en Colombie, assurant ainsi des revenus aux grands propriétaires. C’est d’ailleurs une des raisons de la fermeture de la frontière entre le Venezuela et la Colombie à partir du 22 août 2015.

Ainsi le Venezuela connait une crise économique majeure dont on peut mettre en lumière deux causes fondamentales.

La première réside dans la dépendance de l’économie vis-à-vis du marché mondial et du capitalisme international. Le gouvernement a fondé sa politique uniquement sur la croissance de ressources issues de la vente d’hydrocarbures sur le marché mondial. Pendant des années, le cours du baril était au plus haut, mais depuis deux ans, son cours a été divisé par 3, limitant d’autant les marges de manœuvre du gouvernement. Aussi assistons-nous à une course entre un prix du baril bas et un gouvernement qui cherche à compenser ses pertes par une augmentation rapide de la production d’hydrocarbures. Cette production nouvelle s’effectue principalement dans le delta de l’Orénoque, aux dépens des peuples indigènes et de l’environnement. Parallèlement, la crise monétaire et l’absence de développement de l’appareil productif aboutissent à une contraction du marché intérieur, au point que le PIB a baissé de 4 % en 2014 [9]. Cette économie de rente subit de plein fouet les variations du cours des matières premières. Cette politique économique rend l’économie vénézuélienne extrêmement dépendante. Pourtant, il existe des exemples dans l’histoire de l’Amérique latine où la rente des matières premières a parfois été utilisée pour renforcer le tissu productif et la diversification de la production, notamment industrielle. C’est notamment le cas pendant la période dite d’industrialisation par substitution d’importations au cours de la première moitié du XXe siècle en Amérique latine.

La deuxième cause trouve son origine dans l’absence de rupture avec les logiques du capitalisme. Depuis le début, le programme qui porta Chavez au pouvoir était centré sur la dénonciation justifiée du système politique et de ses conséquences néfastes sur les conditions de vie de la population vénézuélienne. Il avait d’abord été élu pour se débarrasser des vieilles élites politiques corrompues et injecter une dose de démocratie participative dans la manière traditionnelle de gouverner ainsi qu’en témoigne la Constitution de 1999. Mais parallèlement, Chávez estimait qu’il existait une énorme dette sociale envers la majorité de la population qui subissait les effets des politiques néolibérales et ne profitait pas des revenus du pétrole. C’est ce qui a justifié les premières mesures sociales dès le Plan Bolivar 2000 et les 49 mesures de 2001 puis les missions après 2002/2003. Il reste que la rupture avec le modèle de développement était envisagée seulement sur deux plans. Tout d’abord, en développant une économie mixte, fondée sur les coopératives, censée contrebalancer le poids des rapports de production capitalistes (ce fut un échec reconnu par le ministère qui suivait ce secteur). Ensuite, en tentant de contrôler les abus exercés par le patronat. Les quelques nationalisations qui ont eu lieu sous Chávez étaient « punitives ». Elles visaient des industriels pris dans des affaires de corruption, d’évasion de capitaux ou de sabotage économique. Il n’y avait aucun plan stratégique permettant de développer un secteur public coordonné avec un plan de développement économique.

En fait, une des raisons majeures du ralentissement du processus de la « révolution bolivarienne », réside dans le fait que des dignitaires du régime participent activement à la corruption (par la gestion d’entreprises et la répartition de la rente pétrolière) et ont des intérêts de plus en plus divergents avec ceux du peuple vénézuélien. Cette contradiction entre d’un côté le discours gouvernemental sur le socialisme et la révolution, et de l’autre la réalité concrète vécue par de larges secteurs de la population, paralyse toute intervention politique efficace contre les stratégies de tension menées par l’opposition.

Pas de pouvoir « populaire » sans débat libre

La rhétorique chaviste insiste sur l’importance décisive du « pouvoir populaire », expression de l’avancée vers le socialisme. Et plusieurs lois ont jalonné la mise en place des structures institutionnelles organisant ce nouveau pouvoir.

D’abord la Constitution elle-même a dès le départ prévu l’existence d’un pouvoir complémentaire aux instances gouvernementales, notamment au travers de l’idée d’une démocratie participative et protagoniste. Mais c’est la crise de 2002-2003 qui a réellement donné de l’ampleur au phénomène. Il y a eu les missions, les comités pour la répartition des terres, etc., puis des lois, celles de 2006 sur les Conseils Communaux, de 2009 sur le pouvoir populaire et de 2011 sur les Communes [10]. Nous ne reviendrons pas en détail sur leur contenu. Ce qu’il est intéressant de constater c’est que la multiplication de ces lois n’a pas fondamentalement changée la donne, et l’autogestion réclamée notamment par des syndicats au sein d’entreprises, comme la Sidor ou celles du secteur automobile, est loin d’être la règle.

Et cela, sans parler du fait que les décisions essentielles, comme les orientations économiques, les choix d’investissements ainsi que décisions politiques, même au plus près de la population, restent toujours prises au sein des institutions gouvernementales. Ce n’est pas un hasard si les conseils communaux n’ont jamais pu obtenir que soit formée une « Assemblée nationale des conseils communaux » leur permettant de prendre des décisions coordonnées.

En fait, il ne peut pas en être autrement quand le parti au pouvoir ne tolère pas le débat interne. Rappelons à ce propos la polémique qui a eu lieu en 2009 autour d’une rencontre regroupant de nombreux intellectuels latino-américains soutenant le processus bolivarien [11]. Les quelques critiques émises lors de cette rencontre sur « l’hyperpouvoir » de Chávez, ont donné lieu à des réactions d’une violence inouïe de la part des proches du gouvernement, au point même que Chávez a dû intervenir personnellement pour calmer le jeu. En fait ce n’est que la partie émergée d’une conception plus profonde qui touche à toute la société vénézuélienne. Elle repose sur le refus du débat, permettant ainsi la promotion de personnes dont la qualité première se résume à leur allégeance à toute épreuve au pouvoir. Même lors des congrès du PSUV, la direction du parti établit au préalable une forte sélection des délégués, et nous retrouvons, outre les places réservées de droit aux dirigeants institutionnels, des délégués pour la plupart installés dans les institutions de l’État. Elle prend ainsi toutes les garanties pour éviter une éventuelle contestation interne.

Dans le même sens, lors de la discussion sur la nouvelle loi du travail (équivalent du Code du Travail), le gouvernement n’a pas hésité à casser l’UNT, syndicat combatif qui a été créé pour défendre Chávez, lors de l’affrontement de 2002-2003 contre la coalition liant le patronat, l’opposition de droite, la confédération syndicale majoritaire (la CTV) et les USA. Mais le refus de l’UNT d’être un simple relais des décisions politiques a amené le gouvernement à en finir avec elle pour créer ensuite la Centrale Socialiste des Travailleurs Bolivariens, devenue un rouage de l’appareil politique chaviste.

Puis vint la crise gouvernementale de 2014. Jorge Giordani, ministre de la Planification depuis 1999 (avec deux années d’interruption), publie un texte le 18 juin 2014 [12]. Il veut alerter le pouvoir sur ce qu’il considère être des erreurs d’orientation économique ainsi que sur l’accroissement de la corruption au sein même du régime. Et il insiste sur l’absence de programmation stratégique visant à la constitution d’un secteur public, mais aussi sur l’absence de contrôle du système bancaire. Il dénonce également les mesures financières prises établissant un taux de change à trois niveaux et pointe du doigt la corruption qui en résulte à travers les structures liées au commerce extérieur. Enfin, il fait ressortir les risques liés à toutes les dépenses sans fondement effectuées par le pouvoir ainsi qu’à toutes les irrégularités dans la gestion de PDVSA et de la BCV. Pour avoir soulevé le débat, même en interne, Giordani est viré du gouvernement par Maduro le 17 juin 2014.

Cette affaire va faire boule de neige. L’ex-ministre de l’Éducation, Héctor Navarro [13] annonce son soutien aux critiques formulées par Giordani. Il est suspendu de la direction du PSUV dont il est membre, puis exclu du parti. L’ex-ministre de l’environnement, Ana Elisa Osorio, qui a démissionné du PSUV et adhéré à l’organisation de la gauche radicale Marea Socialista, tout comme Gustavo Márquez, ancien ministre de l’Industrie et du Commerce, puis du Commerce extérieur, reprennent à leur compte les critiques de ces deux ex-ministres.

Bien sûr pendant leur période de participation au pouvoir, ces cadres du chavisme ont partagé la responsabilité des orientations politiques et économiques qui ont amené à la situation actuelle [14]. Mais leurs critiques expriment la crise de confiance et la crise politique qui traversent tout le corps social. On ne peut pas comprendre la défaite du 6 décembre en accusant uniquement le sabotage patronal. Les élections ont été organisées par le gouvernement et il les a perdues. Lors de la crise de 2003, toutes les élections qui ont suivi ont été gagnées par les chavistes. Ce qui a changé, ce sont les conditions de vie du peuple vénézuélien : elles se sont dégradées (salaire augmentant moins vite que l’inflation, pénuries récurrentes, criminalité qui n’a pas baissé, etc.)

Solidarité avec le peuple vénézuélien ou avec le gouvernement ?

Pendant les premières années Chávez, de nombreuses mesures sociales ont été prises et ont clairement amélioré la situation des plus pauvres. Mais depuis 2007, le surplace est de mise [15]. Le pouvoir économique de la bourgeoisie a été largement épargné, pendant que celui de la « bolibourgeoisie » a explosé sur les ruines de la monnaie nationale.

Le suivisme que développent certaines personnes qui sont solidaires du processus ne cesse de nous étonner. En novembre 2015, Romain Mingus [16], d’habitude plus inspiré, considère que « le chavisme peut gagner » et explique que s’il perd, la faute en reviendra tout à la fois au sabotage organisé par les USA , à la droite et « l’ultra-gauche » dont Marea Socialista [17], dépeignant au passage le régime chaviste comme un régime omniscient qui n’aurait pas eu de chance. À se demander qui détient le pouvoir gouvernemental…

Dans la même veine, l’interprétation de la défaite de Maduro par l’Humanité relève de pratiques d’un autre âge, comme quand il s’agissait de défendre coûte que coûte le « bilan globalement positif » des ex-pays « socialistes ». Nous pourrions ici paraphraser Brecht : « Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple ». À moins de considérer – ce qui est fort improbable – que la majorité qui a voté pour l’opposition représente uniquement la bourgeoisie…

Qu’est-ce qui caractérise toutes ces interprétations ? On y défend plus un gouvernement et sa politique que le peuple lui-même. À croire qu’on a oublié ce que Marx affirmait quand il disait que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ! Cela pose une question de fond que nous retrouvons dans tous les processus de radicalisation révolutionnaire de par le monde. Comment construire une société qui serait débarrassée de l’exploitation ? Or, si le débat a souvent lieu autour des mesures économiques à prendre et du transfert de pouvoir au sein des entreprises, il reste très limité vis-à-vis de l’organisation politique de la société. La volonté affichée de construire un socialisme du XXIème siècle, de développer le pouvoir populaire, s’est heurtée à la confiscation de fait du pouvoir ; une confiscation menée à travers des structures et des institutions construites sur le modèle de la délégation de pouvoir. Et sans que se construise parallèlement un pouvoir alternatif. Qui peut raisonnablement prétendre qu’au Venezuela de Maduro les orientations économiques sont prises dans les Conseils communaux ? Qui peut dire que les décisions politiques de fond sont l’œuvre de ces conseils ? Rien d’étonnant à ce que le peuple se détache du régime, dans la mesure où il vit une situation économique et sociale dégradée et qu’on lui assène tous les jours qu’il doit faire une confiance absolue à ses dirigeants. Or, la confiance se mérite.

Le peuple mobilisé a fait revenir Chavez en 2002, malgré le coup d’État, parce qu’il vivait les débuts d’un changement après des décennies de politique d’austérité. La crise économique, le sabotage et les infiltrations de la CIA ou des groupes paramilitaires colombiens qui ont suivi, n’ont interdit ni la mise en place des missions, ni les victoires électorales. Il y avait alors un réel espoir mis dans la construction d’une autre société. Mais, les années passant, les mouvements sociaux se sont confrontés à la répression dans les entreprises. De leur côté, les mouvements indigènes, acquis au chavisme après les lois sur les droits des peuples indigènes, sont retournés dans l’opposition suite aux promesses non tenues. Parallèlement, l’enrichissement des dignitaires du régime s’est amplifié. L’opposition de droite s’est nourrie de cette situation et n’a pas eu besoin d’un coup d’État : le désaveu électoral a suffi.

Alors, oui la bourgeoisie fera tout pour garder ses privilèges, y compris par la violence. Ce qui est étonnant, c’est que certains disent que c’est à cause de cette violence que le gouvernement a chuté. S’il n’y a pas de possibilité de faire mieux, car selon eux la politique gouvernementale serait parfaite (!!!), autant dire tout de suite que tout gouvernement progressiste sera impuissant devant cette violence.

Nous préférons expliquer que des solutions existent et qu’elles se trouvent dans le peuple mobilisé, plus que dans les élites des cercles institutionnels. Mais encore faut-il défendre les intérêts populaires avant ceux du parti au pouvoir. C’est la leçon principale qu’on peut tirer de la victoire de la droite, le 6 décembre 2015.


* Patrick Guillaudat (anthropologue, spécialiste de l’Amérique latine et syndicaliste de SUD) et Pierre Mouterde (sociologue et journaliste, ex professeur de philosophie à Québec) ont publié notamment Hugo Chávez et la révolution bolivarienne – Promesses et défis d’un processus de changement social, M éditeur, Montréal 2012.


[1Voir notre article parus dans la revue Contretemps n°25 d’avril 2015, « 16 ans après, où en sont les acquis sociaux de la révolution bolivarienne ? »

[2Chiffres de l’INE (Institut National de la Statistique vénézuélien).

[3Données de la Banque central du Venezuela (BCV).

[4Communiqué de la BCV du 30 septembre 2015.

[5Ce courant a depuis quitté le PSUV, en partie forcé par l’exclusion de nombreux de ses membres et en partie par décision politique, constatant une dérive droitière accélérée du régime.

[6« Autopsia de un colapso : ¿Qué pasó con los dólares petroleros de Venezuela ? », http://mareasocialista.com.ve/?p=379

[7Dès 2013, le gouvernement a modifié le cours du bolivar en créant trois cours différents : à 6,3, 12 et 50 bolivars par dollar. Le choix de l’une de ces parités dépendait de l’usage du change.

[8Par comparaison, la BCV reconnaissait dans un communiqué du 24 janvier 2014 une pénurie de 16,3 % en décembre 2012 et de 22,2 % en décembre 2013.

[9Données de la CEPAL (Commission Économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes)

[10Voir l’article de Mila Ivanovic, « Les conseils communaux à l’ombre du « pouvoir populaire » : entre espoirs et continuités », Contretemps n°25 d’avril 2015.

[11Rencontre dénommée « Intellectuels, démocratie et socialisme : voix sans issue et chemins à parcourir », organisée les 2 et 3 juin 2009 à Caracas par le Centre international Miranda, dont les actes ont été publiés dans la revue Comuna – Pensamiento critico en la revolución, n° 0 de juillet-septembre 2009.

Les interventions de Victor Álvarez R. (« La transformation du modèle productif vénézuélien »), Gonzalo Gómez (« Peut-on faire avancer la révolution depuis l’appareil de cet État ») et Aram Aharonian (« La révolution doit être du côté des intellectuels ») ont été traduites dans Inprecor n° 553/554 de septembre-octobre 2009.

[12Lettre intitulée « Testimonio y responsabilidad ante la historia » (Un témoignage et une responsabilité devant l’histoire).

[13Dans une interview donnée au journal El Tiempo le 26 mai 2015, Navarro annonce que Maduro avait envisagé une dollarisation partielle de l’économie. Cela concernait dans un premier temps la vente de véhicules. Alertés, les syndicats demandaient dans ces conditions à être payés en dollars !

[14Voir l’article de Johnny Alarcón Puentes, « Pérez Pirela, Navarro, Giordani, Osorio y Barreto tambíen son corresponsables de la derrota », publié le 12 décembre 2015 : http://www.aporrea.org/actualidad/a219109.html

[15Voir notre ouvrage, Hugo Chávez et la révolution bolivarienne – Promesses et défis d’un processus de changement social, M éditeur, Montréal 2012.

[16Sociologue et journaliste résidant au Venezuela depuis 2005.

[17Il pousse la caricature à expliquer que les candidats de Marea socialista sont « issus de l’intelligentsia académique » – comme lui pourrait-on dire malicieusement – oubliant au passage les syndicalistes et autres candidats issus des quartiers populaires, etc..

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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