Édition du 3 décembre 2024

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Afrique

Au Sahara occidental, la reprise de la guerre galvanise un peuple à cran

C’est l’un des conflits les plus invisibles de la planète. Depuis près d’un demi-siècle, le peuple sahraoui lutte pour son droit à l’autonomie et pour l’indépendance du Sahara occidental, que le Maroc considère comme sien. Il y a un an, le cessez-le-feu vieux de trente ans a volé en éclats.

Tiré de Médiapart.

Région de Mahbes (Sahara occidental), Tindouf (Algérie).– La première fois qu’elle a rencontré des Sahraouis, Claude Mangin a écarquillé les yeux : « Ah bon, vous êtes un peuple ? » C’était en 1989, pour le CCFD, le Comité catholique contre la faim et pour le développement. « Comme tout le monde », elle n’imaginait pas des tribus nomades rivales parvenir à une « unité nationale » et à proclamer dans les sables une République arabe sahraouie démocratique (RASD).

Et puis elle a mis les pieds dans les camps de Tindouf, à l’extrême sud-ouest de l’Algérie, arpenté cette « hamada » hostile, où une grande partie d’entre eux a trouvé refuge lorsqu’en 1975, il a fallu fuir les bombardements au napalm du Maroc voisin, qui a annexé leurs terres - l’ancienne colonie espagnole du Sahara occidental - , d’une Marche verte gravée dans les annales.

L’humanitaire, débarquée de la région parisienne, a pris « une claque », découvert « la Palestine de l’Afrique », « un drame infini », « une résistance incroyable », l’un des conflits les plus vieux et les plus invisibles de la planète, l’une des dernières guerres de décolonisation, qui oppose la monarchie chérifienne au Front Polisario, le mouvement de libération du peuple sahraoui, soutenu par l’Algérie qui lui offre l’asile.

Trois décennies plus tard, rien n’est réglé, l’enlisement est total. Claude Mangin est devenue une figure de la cause sahraouie en Europe. Et une bête noire du régime marocain qui la traque jusque chez elle, dans le Val-de-Marne, comme l’a révélé le scandale d’espionnage Pegasus. « Ils peuvent m’intimider, je n’ai pas peur », clame la sexagénaire qui a « aggravé (son) cas » en épousant en 2003 Naâma Asfari, icône du « printemps sahraoui » de Gdeim Izik, condamné à trente ans de prison au Maroc sur la base d’aveux obtenus sous la torture.

La voici de retour dans le désert algérien, avec son duvet et sa lampe frontale, là où sa vie a basculé, là où elle a « ouvert les yeux sur une honte internationale ». Avec tout un convoi qui fend la nuit noire étoilée : 260 Européens répartis dans une trentaine de Land Rover flanqués du logo de la présidence sahraouie, des militants, des chercheurs, des politiques et… cinquante journalistes qui réclament tous une interview exclusive de Brahim Ghali, le président de la RASD, qui a mis le feu entre Madrid et Rabat au printemps en se faisant hospitaliser en catimini en Espagne, avec l’aide d’Alger.

Trois mois que cette fille de « chrétiens de gauche », qui va à la messe tous les dimanches, prépare « la mission » avec Oubi Bachir Bouchraya, l’ambassadeur du Front Polisario pour l’Europe et l’Union européenne, également du voyage. Le visage et la tête enroulés dans un chèche noir, il explique au parterre de reporters les « deux options » sur la table : embarquer sur le front avec l’armée sahraouie dans les territoires « libérés » du Sahara occidental, dans la région de Mahbès plus proche, ou à Mehaires, à deux bonnes journées de piste.

« Nous allons vous faire signer une décharge, nous ne saurons être tenus pour responsables s’il vous arrive quoi que ce soit, nous sommes en guerre, le Maroc déploie une armée invisible de drones de surveillance mais aussi de combat », prévient le diplomate qui a troqué le costume-cravate pour un treillis. Ses enfants vont être contents : « Ils me voient souvent à la télé, et me disent : "Arrête de parler, va sur le front". »

Claude Mangin n’a pas souvenir d’une telle mobilisation médiatique. « Un exploit » tant la question du Sahara occidental est mise sous le boisseau par l’intense lobbying marocain. Le contexte régional explosif - la rupture du cessez-le-feu vieux de trente ans il y a un an, la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par les États-Unis en échange de la normalisation des relations du Maroc avec Israël, les bruits de bottes entre Alger et Rabat mais aussi les tensions entre Rabat et plusieurs pays d’Europe (l’Espagne, l’Allemagne) - n’y est pas pour rien.

« La mission » intervient aussi alors que le Conseil de sécurité de l’ONU doit reconduire la Minurso, la mission de maintien de la paix au Sahara occidental, ce mercredi 27 octobre, et qu’il vient de nommer, après plus de deux ans de blocage, un nouvel émissaire (l’Italien Staffan de Mistura passé par la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan). Elle tombe aussi quelques jours après une victoire historique du Front Polisario : la justice a annulé deux accordscommerciaux majeurs entre Rabat et l’Union européenne (UE) au motif qu’ils incluaient un territoire disputé, le Sahara occidental, sans le consentement du peuple sahraoui.

À la poignée de journalistes français, Claude Mangin distribue un dossier de presse, criblé d’autocollants « Sahraouis lives matter » (la vie des Sahraouis compte), les mêmes que ceux qui tapissent la porte d’entrée de son appartement d’Ivry-sur-Seine. « Pour pas que vous écriviez de conneries ou repreniez celles de la propagande marocaine qui dit que le peuple sahraoui n’existe pas et que le Polisario est une marionnette de l’Algérie, complice des djihadistes. »

Quarante-six ans que « les enfants des nuages », qui nomadisaient au gré des pluies et des pâturages, s’épuisent dans la lutte, attendent de retrouver la terre de leurs ancêtres, endurent un drame humanitaire à l’écart du monde dans le plus dur des déserts. Soit la plus longue situation d’exil du globe, selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR).

  • " Il n’y a que les armes qui peuvent changer la situation. Nous sommes restés trop longtemps la bouche fermée "
  • Lamira Bachir Mohamed, 25 ans, réfugiée sahraouie

Prisonniers de l’espace et du temps, ils sont des dizaines de milliers – 173 000 selon les derniers chiffres qui circulent - à survivre dans la hamada de Tindouf dans des conditions extrêmes, un camp de réfugiés unique au monde, siège de la RASD, une république en exil reconnue par une trentaine de pays, essentiellement africains, avec son gouvernement, son armée, ses administrations et un drapeau qui emprunte volontairement à l’étendard palestinien ses trois bandes horizontales noire, blanche, verte, et son triangle rouge.

Depuis trente ans, l’ONU leur promet, résolution après résolution, un référendum d’autodétermination qui ne vient pas, le droit inaliénable à « disposer d’eux-mêmes » en tant que « peuple », à décider de leur avenir. Si une mission, la Minurso, a été dédiée à cette promesse, rien ne se passe. « La Minurso est enfermée dans sa base et ne sert à rien. Malgré tout, il est important qu’elle soit là », constate la diplomatie sahraouie, qui brocarde « la logique de l’ONU de gérer le conflit, pas de le résoudre et qui se cache derrière la figure de l’envoyé spécial pour se laver les mains ».

Convaincue de sa souveraineté sur le Sahara occidental - « ses provinces du Sud » –, la monarchie marocaine entrave toute possibilité de référendum en s’appuyant notamment sur ses plus grands alliés au Conseil de sécurité, la France et les États-Unis. Elle refuse l’indépendance, défend « un plan d’autonomie » et perfectionne chaque année un peu plus le « berm », son « mur de défense », des remblais de sable ultra-sécurisés, truffés de mines anti-personnel qui s’étirent sur plus de 2 700 kilomètres et coupent en deux la vaste étendue désertique et côtière.

Au Maroc, l’occupation de la majorité (80 %) de ce territoire classé non autonome par l’ONU, que les colons espagnols appelaient la rivière d’or (rio de oro), où se concentrent les richesses naturelles, les phosphates de la mine de Boukraa, le littoral très poissonneux. Au Front Polisario, les 20 % restants, « la zone libérée », aride et rocailleuse, où vivre est une gageure, rendue à la RASD en 1979 par la Mauritanie qui s’était attribué un temps un bout (sec) du gâteau.

Il y a un an, en novembre 2020, en pleine pandémie, après trente ans d’un « ni guerre ni paix », le cessez-le-feu de 1991 a volé en éclats. L’armée marocaine a pénétré la zone tampon de Guerguerat, un no man’s land près de la Mauritanie sous contrôle des casques bleus de la Minurso, pour déloger des manifestants sahraouis qui dénonçaient l’expansionnisme de Rabat et la passivité de l’ONU en bloquant la route commerciale entre le Maroc et l’Afrique de l’Ouest.

Loin des radars médiatiques, la guerre a repris. Une guerre de « basse intensité », selon le jargon consacré, asymétrique. David contre Goliath. Le Front Polisario compense ses moyens dérisoires et antédiluviens avec ce qui a fait sa force et sa réputation dans les années 1970 : la guérilla, le harcèlement, inspirés des révolutions algériennes, libyenne ou cubaine.

« Être partout et nulle part à la fois ; ici aujourd’hui, ailleurs demain ; n’offrir aucun jour de repos à l’ennemi », résume sous le croissant de lune et les constellations le commandant de la sixième région militaire, Abba Ali Hamoudi, un septuagénaire plusieurs fois blessé en cinquante ans de combat, qui a des bouts d’intestins en plastique et une connaissance fine de la France à travers ses hôpitaux.

  • " La Minurso est la seule mission de l’Onu à ne pas inclure de mécanisme de protection des droits humains "
  • Claude Mangin

Il bivouaque avec ses hommes, jeunes et vieux, avec lesquels il partage tout, le ménage et la cuisine, le sacrifice de la chèvre et la préparation du pain, au cœur de la zone des « quatre frontières », une bande de terre aux confins du Sahara occidental, de l’Algérie, du Maroc et de la Mauritanie, à quelques kilomètres du « mur de la honte », comme les Sahraouis désignent le mur des sables.

Des morceaux de viande sèchent dans les buissons, une théière chauffe sur un brasier. Au loin, les roquettes Grad des bataillons tapis derrière les acacias ou les dunes détonent. Aussitôt suivies par des répliques de l’adversaire, elles rappellent que la guerre est bien réelle malgré les dénis du Maroc et l’indifférence internationale.

Après un court sommeil sous les étoiles et les couvertures du HCR, une prière tournée vers La Mecque et le rituel sacré du thé, les troupes se hissent dans des pick-up recouverts de sable séché. Ils lèvent le camp pour un autre, encore plus près de la muraille marocaine. La nuit glaciale a laissé place à un soleil brûlant. Kalachnikov en bandoulière, Sidati réajuste son chèche, enfile des lunettes de plongée pour se protéger du sable. Il tend une paire au conducteur qui slalome à travers les cimes et les abîmes de caillasse, guidé par un collègue qui étale son français devant la presse étrangère et répète : « Toi, bon chauffeur, bon chauffeur ! ».

Ils ont entre quarante et soixante ans, dont une vingtaine d’années dans les rangs du Polisario, les dents marron/rouges à cause de la nicotine et de l’eau contaminée, ils n’ont pas vu leurs familles depuis des mois. « Elles nous manquent mais elles sont heureuses de nous savoir à la guerre », dit Sidati, tandis que le convoi de jeeps stoppe au pied d’une colline de pierres noires. Les journalistes sont invités à ramper jusqu’au sommet qui surplombe l’immensité saharienne et à s’allonger à plat ventre sur le reg, le temps d’une nouvelle salve de roquettes sur des cibles marocaines, par-delà le mur de séparation que l’on n’aperçoit pas sans jumelles.

La vérité est la première victime des guerres. Celle-ci en témoigne. La propagande est redoutable. Côté marocain, on assure qu’il n’y a ni guerre ni pertes. Côté Polisario, on glorifie la lutte armée sur la Rasd-TV, la télévision sahraouie qui tourne en boucle, mais on botte en touche dès qu’il s’agit de préciser les chiffres, les défaites, les morts, les blessés.

Seule certitude : dans la hamada de Tindouf, où l’on vit depuis quarante-six ans, sous perfusion humanitaire, une attente et un exil insupportables, en donnant aux campements les noms des principales localités du Sahara occidental (Boujdour, Smara, Dakhla...), la reprise de la guérilla galvanise un peuple à cran, frustré, désespéré, tout particulièrement la jeunesse.
« Tu te rends compte ? Ma génération n’a jamais vu sa terre. On n’en peut plus. Naître et mourir dans un camp de réfugiés, ce n’est pas une vie », enrage Lamira Bachir Mohamed, enveloppée dans une melhfa colorée, le voile traditionnel qui recouvre tête et corps, protège du froid et de la chaleur. Âgée de 25 ans, elle a quitté Malaga, en Espagne, où elle vivait avec son mari et leurs deux enfants, à la rupture du cessez-le-feu, pour revenir s’installer dans le camp de Boujdour, « soutenir la famille, le peuple, la guerre ».

Dans les rangs de la diaspora, ils sont nombreux à avoir opéré le même retour, des étudiants, des travailleurs. Les femmes ont rejoint les campements, les hommes, les cantonnements des zones « libérées » entre la frontière et la ligne de défense marocaine. « Cette guerre est une bonne chose. C’est malheureux mais il n’y a que les armes qui puissent changer la situation. Nous sommes restés trop longtemps la bouche fermée. »

Lamira habite une case bâtie en parpaings pour résister aux tempêtes et aux inondations violentes, doublée à l’extérieur d’une khaïma (la tente traditionnelle)... en zinc, décorée du sol au plafond d’un tissu fleuri violet. Elle gagne un peu d’argent en faisant des hennés pour les mariages qui ont toujours lieu le dimanche ou le jeudi, « cela me change les idées, on parle d’amour, pas de la guerre ».

Elle n’a jamais vu ses tantes, ses oncles, ses cousins maternels qui vivent dans les territoires « occupés » du Sahara occidental, où le Maroc mène une politique de colonisation à l’israélienne, encourage l’installation de civils marocains, investit à tout-va et interdit tout accès aux journalistes et aux ONG de défense des droits humains.

Depuis trois ans, Lamira entraperçoit les siens par écran interposé, grâce à WhatsApp. Ils lui racontent « la terreur », « la torture », la répression qui frappent les militants sahraouis et leurs familles. Un nom revient : Sultana Khaya (proposée au prix Sakharov des droits de l’homme par la gauche européenne), une activiste de la trempe d’Aminatou Haidar, la « Ghandi sahraouie » qui avait disparu quatre ans dans un bagne secret du Maroc dans les années 1990. Assignée à résidence depuis un an, battue, torturée, agressée sexuellement par la police marocaine, la jeune femme est devenue un symbole de la résistance sahraouie, une héroïne qu’on brandit dans les fêtes, les manifestations, en fond d’écran des téléphones.

« La Minurso pourrait intervenir, faire pression, mais elle est la seule mission de l’Onu à ne pas inclure de mécanisme de protection des droits humains au Sahara occidental à cause du Maroc qui bloque avec le soutien de la France et invoque une ingérence dans ses affaires intérieures », déplore Claude Mangin dans la maison voisine, devant un cérémonial bédouin des « trois thés » ou, plutôt, des « quatre thés ». « On dit que le premier est amer comme la vie, le second sucré comme l’amour, le troisième suave comme la mort, les Sahraouis en ont ajouté un quatrième pour l’indépendance. »

Une fois par semaine, elle a son mari Naâma Asfari au téléphone depuis sa cellule de la prison de Kenitra, où il est enfermé depuis dix ans et pour encore vingt ans. Quelques minutes qu’elle essaie de transformer en éternité. Pas cette fois. « C’était trop compliqué de se parler en plein désert. » Elle l’aura une seule fois à son retour en France. Elle vient d’apprendre qu’il était interdit d’appel par les autorités marocaines, en représailles à une interview donnée au journal français L’Humanité. Il y explique qu’elle est « sa fenêtre sur le monde, son prolongement dans le monde extérieur » et que « personne ne pourra jeter à la mer le peuple sahraoui », ni « lui arracher le droit à l’autodétermination et à l’indépendance ».

Naâma Asfari a été forgé par une expérience en particulier : la disparition forcée de son père, dans des conditions « bien plus dures » que les siennes, pendant seize années. « Il était parmi les centaines de disparus sahraouis des années soixante-dix. Survivant, il a été libéré en 1991, au moment du cessez-le-feu. J’avais 21 ans, je ne l’avais pas vu depuis l’âge de cinq ans. »

Arnaud Marin

Journaliste pour Médiapart (France)

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