Prologue : Darwin et les Irlandais
Dans La descendance de l’homme (2), Darwin cite William Rathbone Greg qui, dans un article de 1868, évoquait « l’Irlandais, malpropre, sans ambition, insouciant, [qui se] multiplie comme un lapin » et l’opposait à l’Écossais, « frugal, prévoyant, plein de respect pour lui-même, ambitieux, moraliste, rigide, spiritualiste, sagace et très intelligent ». Il y eut un Irlandais pour écrire à Darwin en le priant de retirer cette citation désobligeante des prochaines éditions de son livre. Mais Darwin n’a pas répondu à cette lettre courtoise et plutôt bien tournée (3).
Dans une lettre adressée en 1862 à l’un de ses admirateurs, Charles Kingsley – un écrivain mais aussi un ecclésiastique qui avait été le chapelain de la reine Victoria –, Darwin approuve son point de vue : « Ce que vous dites à propos des races humaines supérieures, qui remplacent et éliminent les races inférieures, est très juste. Et aussi que, dans 500 ans, quand la race anglo-saxonne se sera propagée et aura exterminé des nations entières, la race humaine, prise dans son ensemble, aura accédé à un degré supérieur (4). »
Cette « race anglo-saxonne » n’englobe pas la « race celtique », pour laquelle les deux hommes partagent au fond le même mépris. Dans une lettre envoyée à sa femme depuis l’Irlande, le même Kingsley se félicitait d’avoir réussi à pêcher son premier saumon (de plus de cinq livres). Mais l’environnement le déprimait : « je suis hanté par les chimpanzés humains que j’ai vus tout au long des cent miles de ce pays horrible […] voir ces chimpanzés blancs est affreux ; s’ils étaient noirs, on y prendrait moins garde, mais leur peau, sauf quand elle est bronzée par le soleil, est aussi blanche que la nôtre (5). »
Ces violents préjugés étaient monnaie courante et, comme on peut le constater, restaient prégnants, même quelques années après la terrible famine qui avait ravagé l’Irlande. On laissera ici de côté – provisoirement – la question de savoir comment la théorie darwinienne de la sélection naturelle peut s’appliquer à l’espèce humaine dans un tel cadre de pensée. Mais, de manière plus générale, la famine irlandaise (1845-1851) est un passionnant cas d’école où convergent différents systèmes de représentation du monde et de légitimation des inégalités de destin, et c’est de ce point de vue qu’elle sera examinée ici.
La famine en Irlande
L’Irlande du XIXe siècle est depuis longtemps sous la coupe d’une classe dominante anglo-irlandaise, baptisée « ascendance protestante » (protestant ascendancy). Cette domination repose sur la confiscation d’une partie des terres par les propriétaires anglais et s’accompagne d’une discrimination à l’encontre des catholiques (et des protestants dits « dissidents » (allant par exemple jusqu’à la négation de leur droit à l’héritage.
Après l’écrasement de la rébellion de 1798, les deux royaumes, jusque-là formellement distincts, sont réunis en 1800 pour former le Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande. En 1920, l’Irlande deviendra indépendante, à l’exception de l’Irlande du Nord qui restera dans le Royaume-Uni.
En 1845 et durant les années suivantes, le mildiou détruit la majeure partie de la récolte des pommes de terre, qui constituent l’essentiel de la nourriture des paysans. La famine a eu des effets terribles ; sur une population d’un peu moins de 9 millions, on évalue à au moins un million le nombre de morts (de faim ou victimes de diverses épidémies), et à un million et demi de personnes qui durent émigrer vers les Etats-Unis ou d’autres pays du Commonwealth.
Si la famine a pu entraîner de tels ravages, cela est dû d’abord aux réticences du gouvernement de Londres à procurer une assistance proportionnée, mais aussi à la violence extrême des propriétaires fonciers. Ainsi, quand un paysan ne pouvait plus payer la rente, il était chassé de sa terre et sa maison était détruite. Le résultat fut une concentration des terres encore accrue : « entre 1841 et 1851, la part des tenures de moins de cinq acres passa de 35 à 20%, quand celle des tenures de quinze acres et plus augmenta de 31 à 48% des terres agricoles irlandaises (6). »
William Gladstone, premier ministre à partir de 1868, parlera de la famine comme « la plus grande horreur des temps modernes ». Certains historiens vont la qualifier de génocide, voir d’holocauste (7). Plus près de nous, un autre premier ministre, Tony Blair, présentera en 1997 des excuses publiques au nom du gouvernement : « Le fait qu’un million de personnes aient pu mourir dans une nation parmi les plus riches et les plus puissantes du monde est toujours, quand nous nous le rappelons aujourd’hui, la même source de douleur. Ceux qui gouvernaient à Londres à ce moment-là ont abandonné leur peuple et laissé de mauvaises récoltes se muer en une énorme tragédie. Nous ne devons pas oublier un événement aussi épouvantable (8). »
Le témoignage d’une philanthrope américaine (9) témoigne de cette abomination : « Un jour, un peu en dehors de la ville, nous avons vu une cabane fermée ; un homme eut alors la curiosité de l’ouvrir. Dans un coin sombre, il découvrit une famille composée du père, de la mère et de deux enfants, entassés en une pile compacte. Le corps du père était considérablement décomposé ; la mère était apparemment morte depuis peu, et c’était sans doute elle qui avait bloqué la porte, car telle était la coutume lorsque tout espoir était perdu : se rendre dans le coin le plus sombre et s’y laisser mourir, là où les passants ne pourront pas vous voir. De telles scènes étaient assez courantes et en général la cabane était détruite, ensevelissant la famille comme une tombe […] L’horreur de croiser des fantômes morts-vivants ou de trébucher sur des cadavres la nuit m’a depuis incité à rester à l’écart. »
La tragédie irlandaise est ici l’occasion d’examiner les modes de légitimation de la situation de l’Irlande et de la manière dont elle a été laissée à l’abandon. L’invocation de la Providence, le mépris à l’égard de la « race celtique », la stigmatisation des pauvres responsables de leur état se combinent avec la défense des principes du libre-échange et des vertus du travail. Toutes ces dimensions sont incarnées dans celui qui était en charge des mesures d’assistance à l’Irlande.
Un personnage central : Charles Trevelyan
Charles Edward Trevelyan, secrétaire adjoint au Trésor, a supervisé l’action des pouvoirs publics anglais tout au long de la famine. Le fond de sa pensée est résumé dans une lettre où il écrit qu’il voyait dans la famine le « jugement de Dieu qui a infligé cette calamité afin de donner une leçon aux Irlandais, et c’est pourquoi elle ne doit pas être trop atténuée […] Le vrai mal auquel nous devons faire face n’est pas la famine, mais le caractère égoïste, pervers et instable de ce peuple (10). »
On voit d’emblée comment Trevelyan mêle d’emblée plusieurs types d’explication : la providence divine frappe un peuple qui ne mérite que le mépris : « quel espoir peut-il y avoir pour une nation qui vit de la pomme de terre ? » écrit-il dans un article de 1848, réédité sous forme d’un petit livre, où il dresse le bilan de son action (11).
Mais Trevelyan était aussi un représentant des intérêts des capitalistes anglais. Comme on l’a vu, une grande partie des terres irlandaises appartenait à des propriétaires anglais qui souvent ne résidaient pas sur place. Ils n’hésitèrent pas à expulser les paysans incapables de payer leur loyer. Et quand ces derniers cherchaient à s’emparer de la nourriture, ils étaient abattus par la troupe ou emprisonnés (12).
Trevelyan invoque aussi les lois de l’économie. En voici un exemple : dans une lettre du 16 décembre 1846, Randolph Routh, le principal responsable de l’acheminement de l’aide, exprime son inquiétude à propos des réserves de nourriture qu’il juge insuffisantes, tout en demandant à Trevelyan de ne pas considérer cette requête comme importune. Malgré cette précaution, Trevelyan lui répond deux jours plus tard, assez sèchement : « Comme je vous l’ai dit plus d’une fois, nos achats ont déjà été poussés à l’extrême limite, au-delà de laquelle le prix sur le marché de Londres augmenterait sérieusement ». Et il pointe au passage les rapports de classe qui sous-tendent les effets sociaux terribles de la famine : « Un petit pays comme la Hollande peut tirer une grande partie de sa subsistance de l’étranger, mais comme certains des messieurs du nord de l’Irlande l’ont récemment fait remarquer lors de leurs réunions, c’est une chose inouïe que nourrir un peuple aussi nombreux que les Irlandais (13). »
Trevelyan exprime ici ses convictions libre-échangistes qui prennent le pas sur la simple humanité. En effet, il s’est constamment opposé à toute limitation des exportations irlandaises. Et elles ont effectivement continué pendant la famine : des cargaisons de blé irlandais et d’autres produits alimentaires ont été exportées d’Irlande, malgré la famine.
Trevelyan théorise les limites de l’intervention publique et renouvelle sa confiance dans l’initiative privée en des termes que l’on pourrait retrouver dans les discours contemporains : « ce n’est pas la tâche du gouvernement de fournir des vivres ou d’accroître les pouvoirs productifs de la terre. Dans la grande institution des affaires de la société, il incombe au gouvernement de protéger le commerçant et l’agriculteur dans le libre exercice de leurs emplois respectifs, mais pas d’exercer lui-même ces emplois ; et le sort d’une communauté dépend du résultat des efforts que chacun de ses membres déploie à titre privé et individuel (14). »
L’Irlande doit apprendre à compter sur ses propres forces : « Que l’Irlande bénéficiera indirectement de la pénurie et des mesures prises pour remédier à cette situation, je n’ai aucun doute sur ce point […] le plus grand progrès qui puisse advenir en Irlande serait d’apprendre aux gens à ne compter que sur eux-mêmes pour développer les ressources de leur pays, au lieu d’avoir recours à l’assistance du gouvernement à la moindre occasion (15). »
Le discours idéologique de Trevelyan peut en fin de compte être ainsi résumé : les Irlandais devraient prendre leurs affaires en main, mais c’est impossible, non pas en raison des rapports sociaux mais parce que les Irlandais sont congénitalement incapables de tirer toutes les conséquences de la leçon qu’ils ont reçues. Tout ce que l’on peut faire dans ces conditions, c’est leur porter assistance tout en ménageant les intérêts économiques des classes dirigeantes, et s’en remettre à la providence pour le reste.
Certes Trevelyan peut à l’occasion exprimer une certaine compassion. Il écrit par exemple à un inspecteur : « nous sympathisons profondément avec vous et avec les autres officiers qui doivent assister quotidiennement à des scènes de misère déchirantes sans pouvoir apporter un soulagement efficace » ; pour le consoler, il invoque à nouveau l’impuissance de l’action humaine : « nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir et laisser le reste à Dieu (16). » La compassion de Trevelyan baigne dans une rhétorique religieuse qu’un catholique pourrait sans doute qualifier de pharisienne. Ce qui lui fait le plus de peine, en effet, et ce qui est le plus dur pour les pauvres gens, c’est qu’ils sont dans l’incapacité de comprendre que leurs souffrances leur sont infligées par la providence divine (17).
Cependant Trevelyan ne désespère pas, car la famine aura à terme des effets bénéfiques : « pour la postérité, cette famine marquera le début d’une révolution salutaire dans les mœurs d’une nation longtemps exposée à un singulier malheur, et elle reconnaîtra qu’à cette occasion, comme dans bien d’autres, la Sagesse Suprême a construit un bien permanent à partir d’un mal transitoire. » Cette révolution salutaire n’étant malheureusement pas garantie, Trevelyan se place encore une fois sous la protection de Dieu qu’il faudra prier pour que l’action des hommes ne « transforme pas en malédiction ce qui était conçu comme une bénédiction (19). »
L’amorce du darwinisme social
Dans son Histoire de l’Angleterre (19), un classique publié en 1848 pendant la famine, l’historien Thomas Macaulay minimise le rôle de la religion dans l’opposition entre Irlandais catholiques et Anglais protestants. Mais ce n’est pas pour mettre en avant les rapports de domination coloniaux ; il s’agit d’autre chose : les différences qui opposent ces deux populations s’expliquent avant tout par leur appartenance à « des lignées distinctes » qui se trouvent à « des stades différents de la civilisation ».
La supériorité numérique des Irlandais a été « plus que compensée par une grande supériorité d’intelligence, de vigueur et d’organisation » des Anglais établis en Irlande qui « étaient, du point de vue du savoir, de l’énergie et de la persévérance, plutôt au-dessus de la moyenne de la population de la mère patrie. » Quant aux « paysans autochtones » ils vivaient « dans un état presque sauvage et ne se mettaient au travail que quand la faim les aiguillonnait ».
La porte était ainsi ouverte à une lecture s’inspirant du « darwinisme social. » Le pas est notamment franchi dans un petit volume publié en 1881, où l’auteur – anonyme – expose « ce que la science a à dire sur l’Irlande (20). » Se référant explicitement à Herbert Spencer – l’inventeur de l’expression « survie du plus apte » (survival of the fittest) – il reproche à John Stuart Mill de ne pas avoir compris la théorie de l’hérédité « qui enseigne, entre autres choses, la quasi-impossibilité de modifier la nature et le caractère des peuples sauvages et barbares ».
L’Irlande, victime de l’économie politique
Parmi les caractéristiques du peuple irlandais il y a donc sa paresse intrinsèque. On retrouve alors une critique récurrente de l’« assistanat » : une aide fournie trop généreusement aurait pour effet d’installer les populations concernées dans leur état de dépendance. Or, la famine irlandaise intervient quelques années après l’édiction d’une nouvelle loi sur les pauvres qui avait été motivée par ce type d’arguments : l’assistance publique serait contre-productive parce qu’elle « désinciterait » (dirait-on aujourd’hui) les initiatives individuelles. Au plus fort de la famine, Trevelyan continue à assumer ce point de vue : « si les Irlandais découvrent qu’ils pourraient en certaines circonstances obtenir gratuitement des subventions gouvernementales (…) nous aurions alors un système de mendicité sans précédent dans le monde entier (21) ». La roublardise des Irlandais est en effet sans limites : « toutes les classes affichent la grimace du pauvre (make a poor mouth) pour reprendre une expression imagée irlandaise. Ils dissimulent leurs avantages, exagèrent leurs difficultés et relâchent leurs efforts. Le paysan ne sème pas son exploitation, le propriétaire n’emploie pas ses pauvres pour améliorer son patrimoine, car, ce faisant, ils se verraient dénier leur « part de l’aide » (22) ».
Tel est le point de vue qui prévaut à l’époque chez les économistes les plus influents : John Ramsay McCulloch, Harriet Martineau, ou Nassau Senior. Ce dernier, l’un des auteurs du rapport de 1834 sur la Poor Law (23), reste évidemment fidèle à ses convictions qu’il ne fait que transposer au cas irlandais : « Certains croient qu’à une population plongée dans l’état qui semble être aujourd’hui celui de l’Irlande, on pourrait tranquillement dire que la loi fondamentale de la société humaine a été abrogée en sa faveur et qu’ils pourront manger, même s’ils ne travaillent pas ; d’autres croient qu’un peuple va s’engager dans la bataille exigeante que l’homme doit mener pour sa subsistance, alors qu’on leur dit que c’est la tâche des contribuables – et à défaut du gouvernement britannique, dont les ressources sont inépuisables – de les aider quand leurs efforts sont insuffisants et de les assister quand ils n’en font aucun ; ceux qui peuvent croire tout cela sont sourds à tout argument tiré de la théorie, ou même de l’expérience (24). »
A partir de 1838, l’aide aux nécessiteux n’était plus distribuée que dans les maisons de travail (workhouses), mais les indigents refusaient d’en bénéficier en raison, selon Senior, de leur « grand dégoût pour la propreté, l’ordre, l’enfermement et le travail régulier ». Mais dès que l’aide directe est devenue licite, « les paysans se sont précipités pour y trouver une source de revenu, ainsi que les petits propriétaires et agriculteurs pour qui c’était une source de loyer ou de travail sous-payé (25) ».
Un mécanisme efficace pour réduire l’excédent de population
Pour Malthus, l’Irlande était un exemple parfait de sa théorie selon laquelle la population tend à augmenter plus vite que les ressources, mais il n’oubliait pas d’y ajouter « l’état d’ignorance et de barbarie » des Irlandais. Voici le raisonnement quelque peu circulaire (l’état de barbarie conduit à un état de misère extrême et vice versa) que Malthus tient dans son Essai sur la population :
« L’usage des pommes de terre a beaucoup accru [la population de l’Irlande] pendant le cours du dernier siècle. Le bas prix de cette racine, le peu de terre en culture qui est nécessaire pour nourrir de cet aliment toute une famille, cet état d’ignorance et de barbarie qui porte à suivre ses penchants presque sans prévoyance, ont encouragé le mariage dans ce pays à un tel point, que la population y a passé de beaucoup les bornes des ressources et de l’industrie. Il en est résulté nécessairement, pour les dernières classes du peuple un état de misère et d’abaissement extrême. En conséquence, les obstacles à la population en Irlande sont principalement des obstacles destructifs, des maladies occasionnées par la plus déplorable pauvreté, par des habitations humides et malsaines, par des vêtements mauvais et insuffisants, par la malpropreté habituelle, et trop souvent par le besoin (26). »
Trevelyan n’avait pas oublié les enseignements de Malthus, dont il avait été l’étudiant, et c’est donc à lui que l’on doit cette remarquable formule faisant de la famine un « mécanisme efficace pour réduire l’excédent de population (27) ». Déjà en octobre 1843, donc avant le début de la famine, Trevelyan avait adressé deux lettres anonymes au Morning Chronicle, sous le pseudonyme de Philalethes (ami de la vérité). Il redoutait un soulèvement de masse, préparé à l’instigation du clergé catholique. Et, de manière prémonitoire, il rapportait les propos prêtés à un Irlandais qui lui aurait déclaré : « nous sommes huit millions et le pays ne peut pas les faire vivre ; on pourrait avantageusement se passer d’un ou deux millions et le pays appartiendrait aux survivants (28). »
Ce même cynisme brutal se retrouve aussi chez Senior qui allait jusqu’à relativiser la gravité de la famine qui « ne tuerait pas plus d’un million de personnes », ce qui ne serait peut-être pas suffisant « pour produire quelque bienfait (29) ». Le calcul de Senior était assez précis : il y a eu effectivement au moins un million de morts entre 1845 et 1850.
John Stuart Mill fut pour un temps la seule exception notable. Dans le Morning Chronicle du 17 octobre 1846, il écrivait : « La nation anglaise a une dette énorme envers le peuple irlandais pour des siècles de mauvaise administration, menée avant tout en faveur de cette colonie d’ascendance anglaise qui est propriétaire des terres d’Irlande […] Nous avons l’occasion d’accorder une compensation, sous la forme la plus admirable pour le bénéfice permanent des destinataires …] à l’encontre de notre comportement passé qui visait à barbariser et anarchiser, si l’on m’autorise ces expressions, un peuple pourtant civilisé. » Sa proposition était de redistribuer aux petits paysans les terres laissées en friche par les grands propriétaires.
Mais, peu après, le 7 décembre 1846, son ton change brusquement. Toujours dans le Morning chronicle, il déclare qu’il « faudra peut-être cent mille hommes armés pour que le peuple irlandais se soumette au destin commun qui est de travailler pour vivre […] Nous devons cesser de dire aux Irlandais que c’est à nous de leur procurer de la nourriture. Nous devons leur dire, maintenant et à jamais, que c’est leur affaire (30). »
John Mitchel, un indépendantiste irlandais, s’est rendu fameux par sa formule « C’est bien sûr le Tout-Puissant qui a envoyé le mildiou, mais ce sont les Anglais qui ont créé la famine (31) ». Il n’avait pas tort de dire aussi que l’Irlande « a été tuée par l’économie politique et enterrée sous des tonnes de paperasse gouvernementale ».
Les ignobles caricatures de la presse anglaise
Parallèlement aux prises de position des économistes, la presse menait une violente campagne de dénigrement. The Times était particulièrement en flèche. Voici par exemple ce que l’on pouvait lire dans son numéro du 22 septembre 1846 : « Pourquoi la perspective et même la certitude d’une grande calamité, n’a-t-elle pas conduit à de grands efforts ? Hélas, le paysan irlandais avait goûté à la famine et avait trouvé que c’était bon. Il vit le nuage qui menaçait au loin et il salua son approche. Pour lui, il était la promesse d’une manne généreuse […] La divinité en laquelle il plaçait sa foi, c’était le gouvernement, la manne dont il rêvait, c’était une subvention parlementaire […] C’était une religion qui disait : « L’homme ne travaillera pas à la sueur de son front » […] Pour notre part, nous considérons le mildiou de la pomme de terre comme une bénédiction. »
Dans son numéro du 26 mars 1847, The Times continue à tirer à boulets rouges sur le peuple irlandais, pour dénoncer « une oisiveté rusée, calculatrice, cupide, un refus absolu de tout effort personnel et la maladie morale d’une vaste population plongée dans l’agréable bourbier de l’indigence volontaire, qui spécule sur les gains d’une famine perpétuelle (32) ». Enfin il faut citer Punch, le magazine illustré, qui regorge de dessins d’Irlandais caricaturés en singes et affublés de noms aussi spirituels que Mr G-O’Rilla, et ceci avant et après la famine.
Au carrefour des idéologies
Les sentiments et préjugés anti-irlandais et anti-catholiques sont évidemment spécifiques de l’histoire de l’Angleterre. Mais il était en un sens nécessaire de leur trouver des fondements dont la portée soit plus large. De ce point de vue, la catastrophe irlandaise, qui se situe exactement au milieu du XIXe siècle, est aussi un épisode permettant d’observer la confluence de plusieurs modes de légitimation. La toile de fond reste l’explication de la providence divine qui explique l’existence des pauvres et est assortie, au moins en principe, de devoirs de charité. Mais elle se combine avec une analyse visant à imputer aux pauvres la responsabilité de leur infortune, une thèse qui s’est développée tout au long des débats autour des lois sur les pauvres. Enfin, l’opposition entre la « race saxonne » et la « race celtique » trouvera naturellement sa formulation « scientifique » avec les thèses héréditaristes puis eugénistes.
Ce rapide survol permet ainsi de mesurer la permanence des dispositifs de légitimation, et, dans le cas de l’Irlande, rappelle les racines historiques d’un conflit qui n’est pas achevé.
Michel Husson, Avril 2019
Notes
(1) La bibliographie de l’ensemble des références consultées est disponible sur cette page.
(2) Charles Darwin, The descent of man, 1871. Nous citons la première traduction française parue en 1876. Une traduction plus récente a été publiée en 1989 aux éditions Syllepse, sous la direction de Patrick Tort, et avec le nouveau titre de La filiation de l’homme.
(3) ‘An Irishman’, Letter to Charles Darwin, 13 juin 1877.
(4) Charles Darwin, Letter to Charles Kingsley, 6 février 1862.
(5) Charles Kingsley, His Letters and Memories of His Life, edited by his wife, volume II, 1900.
(6) Géraldine Vaughan, « La famine en Irlande », L’Histoire n°419, janvier 2016.
(7) Tim Pat Coogan, The Famine Plot. England’s Role in Ireland’s Greatest Tragedy, 2012.
(8) cité dans Christophe Gillissen, « Charles Trevelyan, John Mitchel and the historiography of the Great Famine », Revue française de civilisation britannique, vol. 19 n° 2, 2014.
(9) Asenath Nicholson, Annals of the Famine in Ireland in 1847, 1848 and 1849, 1851.
(10) Charles Trevelyan, Letter to colonel Jones, 2 décembre 1846, citée par Cecil Woodham-Smith, The Great Hunger : Ireland, 1845-1849, 1962.
(11) Charles Trevelyan, The Irish Crisis, 1848.
(12) Charles Trevelyan a été immortalisé par la chanson The Fields of Athenry, composée en 1979 : « Michael, ils t’ont emmené / Pour avoir volé le maïs de Trevelyan / Pour que les jeunes puissent voir le jour / Et maintenant un bateau-prison attend dans la baie. »
(13) Charles Trevelyan, correspondance avec Randolph Rough, 16 et 18 décembre 1846.
(14) Charles Trevelyan, Lettre à Lord Monteagle, 9 octobre 1846.
(15) Charles Trevelyan, Lettre à Sir R. Routh, 3 février 1846.
(16) Charles Trevelyan, Lettre au Lieutenant-Colonel. Douglas, February 1st, 1847, dans : Correspondence relating to the measures adopted for the Relief of Distress in Ireland, January-March 1847.
(17) « It is hard upon the poor people that they should be deprived of knowing that they are suffering from an affliction of God’s providence. »Charles Trevelyan, Lettre à Hewetson, 6 janvier 1847, cité par Thomas Gallagher, Paddy’s Lament. Ireland 1846-1847. Prelude to Hatred, 1982.
(18) Charles Trevelyan, Lettre à Lord Monteagle, 9 octobre 1846.
(19) Thomas Babington Macaulay, The History of England from the Accession of James the Second, vol. II, 1848.
(20) Anonyme, What Science is Saying about Ireland, 1881.
(21) Charles Trevelyan, Lettre à Randolph Routh, 18 janvier 1847. Cité par Cecil Woodham-Smith, The Great Hunger : Ireland 1845–1849.
(22) Charles Trevelyan, The Irish Crisis, 1848.
(23) Voir Michel Husson, « Des lois anglaises sur les pauvres à la dénonciation moderne de l’assistanat, 2018.De Speenhamland à la loi de 1834 », A l’encontre, 7 avril 2018.
(24) Nassau W. Senior, « Relief of Irish distress in 1847 and 1848 », Edinburgh Review, October 1849.
(25) Idem.
(26) Thomas R. Malthus, Essai sur le principe de population, 1803, traduction française, Garnier-Flammarion, 1992 [1809].
(27) Cette citation est souvent donnée, mais sans référence.
(28) « « There will be fewer of us, sir » was the reply. I then began to understand his meaning, and, as I encouraged him to speak out, he proceeded to say that there were eight millions of them, that the land was not able to bear them, that one or two millions might be spared with advantage, and that the country would be for the survivors. »
(29) « would not kill more than one million people, and that would scarcely be enough to do any good », cité par Cecil Woodham-Smith, The Great Hunger : Ireland 1845–1849.
(30) John Stuart Mill, Newspaper Writings, January 1835-June 1847.
(31) « The Almighty, indeed, sent the potato blight, but the English created the famine. » John Mitchel, The Last Conquest of Ireland (Perhaps), 1861.
(32) cité par Edward J. O’Boyle, « Classical Economics and the Great Irish Famine : A Study in Limits, Forum for Social Economics, Volume 35, Issue 2, September 2006.
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