Tiré de Reporterre.
Et si l’on relisait l’histoire coloniale par ses forêts, ses rivières, ses plantations et ses animaux ? C’est l’ambition d’Empires. Une histoire sociale de l’environnement, un livre collectif coordonné par l’historien Guillaume Blanc, professeur à Sciences Po Bordeaux, spécialiste des empires coloniaux et des politiques de conservation, et par Antonin Plarier, maître de conférences à l’université Lyon 3, qui travaille sur l’histoire environnementale et sociale des sociétés africaines.
L’ouvrage rassemble des textes fondateurs, pour la première fois traduits en français, et montre comment les entreprises coloniales ont profondément transformé les environnements qu’elles ont conquis. Des forêts indiennes mises sous contrôle à la création de réserves de chasse en Tanzanie, des plantations d’hévéa au Vietnam au barrage de Cahora Bassa au Mozambique, ces histoires révèlent un fait central : gouverner les hommes passait aussi par gouverner la nature.
Mais la domination n’a jamais été totale. Les populations colonisées ont résisté, négocié, parfois retourné les logiques coloniales contre elles-mêmes. Les paysages d’aujourd’hui portent encore l’empreinte de ces affrontements, et éclairent les inégalités environnementales actuelles. Nous avons interviewé Guillaume Blanc et Antonin Plarier pour comprendre ce que l’histoire environnementale des empires dit du passé colonial, et ce qu’elle révèle de notre présent.
Reporterre — Qu’est-ce qui vous a conduits à concevoir ce livre collectif ?
Guillaume Blanc — L’histoire environnementale de l’empire français reste encore largement à écrire. Alors qu’à l’inverse, celle de l’empire britannique est abondamment étudiée et enseignée.
Des chercheuses comme Hélène Blais ont ouvert des pistes, par exemple sur les jardins botaniques coloniaux, mais dans l’ensemble la recherche française a pris du retard. Avec Antonin, nous avons voulu contribuer à combler ce manque en rendant accessibles en français des textes majeurs qui font autorité dans le champ. Car nous avons aussi constaté que nos étudiantes et étudiants connaissaient très peu l’histoire environnementale des empires.
Pour comprendre en profondeur les rapports entre sociétés et nature, il faut pourtant saisir combien la colonisation a façonné ces rapports. C’est pourquoi nous avons sélectionné et traduit des textes importants, proposant un regard sur une pluralité de situations coloniales —françaises, mais aussi britanniques, portugaises ou allemandes —, et en assumant une perspective très claire : l’environnement est toujours un fait social. Notre fil directeur a été cette question : qu’ont fait les empires coloniaux à la nature, et qu’a fait la nature aux empires coloniaux ?
Concrètement, que signifie l’idée que « l’environnement est un fait social » ?
Antonin Plarier — Cela veut dire que la nature est toujours traversée par des usages, des conflits, des hiérarchies. Prenons l’exemple des forêts indiennes sous domination britannique : pour les populations locales, elles servaient à la culture sur brûlis, au pâturage, à l’artisanat, au bois de construction.
Les colons, eux, y voyaient avant tout une ressource commerciale, destinée notamment à l’exportation. Ces usages divergents ont créé une conflictualité permanente, parfois qualifiée de « guerre des forêts ».
On pourrait dire la même chose des rivières. Le barrage de Cahora Bassa au Mozambique, construit par les Portugais, en est un exemple frappant. Il a bouleversé non seulement les écosystèmes du fleuve Zambèze, mais aussi les modes de vie des populations rurales, en amont comme en aval.
Ce que nous voulons montrer, c’est que l’exploitation de la nature ne peut être dissociée de l’exploitation des humains. Les deux sont intimement liées en contexte colonial.
Vous montrez que la nature a été au cœur du projet colonial : à la fois ressource à exploiter et objet de contrôle social. Pouvez-vous expliquer ce que vous appelez « écologie impériale », et comment cela s’est traduit dans la vie des populations colonisées ?
Guillaume Blanc — Les sociétés coloniales ont bien sûr été diverses — l’Indochine française ne ressemblait pas au Nigeria britannique ou au Mozambique portugais —, mais elles reposaient toutes sur un projet commun : placer la nature au cœur de l’entreprise impériale.
Cela se traduisait par un double mouvement. D’un côté, une prédation systématique des ressources : bois, minerais, plantes, animaux sauvages. De l’autre, la mise en place de dispositifs de protection — forêts réservées, parcs naturels, règlements de chasse — qui visaient à contrôler l’accès aux ressources et à légitimer cette prédation. Protection et exploitation marchaient de pair : on préservait certaines ressources ici pour mieux continuer à les exploiter là-bas.
« Les colons imposaient un ordre écologique parallèle à l’ordre social »
Mais cette logique n’était pas seulement matérielle. Elle était aussi idéologique. En définissant ce qui relevait de la nature à sanctuariser et ce qui devait être exploité comme ressource, les colons imposaient un ordre écologique parallèle à l’ordre social. Ils décidaient quels étaient les bons et les mauvais usages, qui avait ou non le droit d’accéder à tel espace.
C’est cela que nous appelons « écologie impériale » : une science coloniale, celle de la « nouvelle écologie humaine » qui, dès les années 1920-1930, conceptualise la société comme un organisme vivant, avec ses équilibres et ses déséquilibres.
Les élites scientifiques et administratives se donnaient alors pour mission de planifier rationnellement l’exploitation de la nature et, par là même, le contrôle des hommes. Gouverner les populations colonisées passait par gouverner leur environnement.
Cette écologie impériale n’est pas une simple arrière-pensée du projet colonial : elle en est un pilier. La comprendre, c’est prendre au sérieux les bâtisseurs d’empire et leur ambition de gouverner — et de dominer — à la fois les hommes et la nature.
Vos récits montrent que les ambitions coloniales ont souvent été déjouées ou détournées : le figuier de Barbarie à Madagascar, le thé en Assam… Que racontent ces histoires sur la fragilité de la domination coloniale ?
Antonin Plarier — Le projet colonial n’a jamais été une machine parfaitement huilée. Les ingénieurs, agronomes ou gouverneurs généraux qui rêvaient de mettre la nature en ordre se heurtaient sans cesse aux réalités écologiques.
Prenons l’exemple du thé d’Assam, dans l’Inde britannique. Les théiers y existaient à l’état endémique, mais les colons britanniques refusaient d’y voir une production digne de l’Empire. Ils ont donc importé des plants et des experts chinois, au prix de décennies d’efforts et de dépenses colossales. Ce n’est qu’à la fin du XIXᵉ siècle qu’ils admettront que les plantes d’Assam étaient bien des théiers…indiens.
Des travailleuses dans une plantation de thé dans l’état indien d’Assam. Drashokk / CC BY-SA 4.0 / Wikimedia Commons
Quant au figuier de Barbarie, introduit par les Français à Madagascar au XVIIIᵉ siècle, il devait d’abord servir les besoins des colons. Le projet colonial échoua, mais la plante s’implanta durablement et fut utilisée par les populations locales pour l’élevage et même comme barrière défensive contre l’avancée coloniale. On a donc là un retournement complet de son usage.
Ces exemples rappellent que la domination coloniale, malgré sa violence, n’était pas toute-puissante. La nature et les sociétés locales imposaient sans cesse des marges d’incertitude.
Vous montrez également que les colonisés n’ont pas seulement subi : ils ont résisté, négocié…
Guillaume Blanc — La conclusion à laquelle nous arrivons, c’est qu’il y a toujours domination, mais qu’elle ne prend jamais la forme que l’on croit. Car le projet impérial est aussi mis en œuvre, quoique sous la contrainte, par les colonisés eux-mêmes. Cela crée une conflictualité permanente, à la fois sociale et environnementale.
L’exemple des forêts indiennes, étudié par Ramachandra Guha et Madhav Gadgil, est éclairant. Officiellement, l’ordre colonial britannique était vertical : des élites européennes appuyées sur des élites indiennes dominaient les populations rurales. En réalité, les élites indiennes oscillaient : parfois elles soutenaient les Britanniques, parfois elles rejoignaient les paysans qui protestaient contre les impôts ou l’exploitation forestière.
Elles tiraient parti de cette situation, devenant elles-mêmes des intermédiaires du capitalisme impérial. La domination coloniale n’était donc pas monolithique, mais traversée par des négociations et des conflits.
Un autre exemple vient de l’anthropologue Lynn Shumaker, qui a travaillé sur une mine de la Copperbelt, en actuelle Zambie. Pour expliquer la mortalité des mineurs, ceux-ci évoquent dans leurs récits oraux des serpents menaçants, symboles d’une propriété et d’un usage des sols et des sous-sols bouleversés par l’ouverture de la mine.
Les propriétaires britanniques, eux, se présentaient comme des sauveurs face à ces dangers, en construisant d’autres récits légendaires — des récits de chasseurs européens — pour légitimer leur présence. On voit là une hybridité culturelle et écologique : la représentation de la nature dans ce contexte illustre des conflits de propriété et d’appropriations des ressources naturelles.
Certaines populations ont même utilisé l’environnement comme arme. Que nous apprennent ces luttes sur la dimension écologique des révoltes coloniales ?
Antonin Plarier — Dans la dernière partie du livre, nous avons choisi trois luttes emblématiques. Le premier est l’insurrection « Maji Maji » en Afrique orientale allemande, au début du XXᵉ siècle. Elle est souvent présentée comme une révolte politique contre la domination coloniale. Mais si l’on regarde de près, elle est indissociable de la mise en place de réserves de chasse qui limitaient brutalement les pratiques locales de chasse. Sans cet aspect environnemental, on ne comprend pas la colère des populations.
Deuxième exemple : la guerre d’Indochine. Les plantations de caoutchouc y tenaient une place centrale. Elles symbolisaient l’exploitation coloniale la plus brutale, avec des taux de mortalité parfois effroyables parmi les ouvriers. Elles étaient aussi des espaces de monoculture intensive, où une espèce venue du Brésil — l’hevea brasiliensis — avait remplacé les forêts tropicales.
« Les symboles de la domination coloniale pouvaient être renversés, mais sans pour autant rompre avec la logique de mise en ordre de la nature »
Au début de la guerre, le Vietminh a choisi d’attaquer ces plantations, en détruisant massivement des hévéas, parce qu’elles incarnaient le cœur économique du pouvoir colonial. Mais à mesure que la perspective de l’indépendance se rapprochait, leur attitude a changé : ces plantations sont devenues un symbole national, une ressource économique à préserver pour le futur Vietnam. On voit bien ici que la lutte politique et la lutte écologique sont imbriquées.
Au Mozambique, dans les années 1960-1970, le barrage de Cahora Bassa représentait pour les Portugais la puissance coloniale à son apogée : domestiquer un fleuve, transformer la nature et déplacer des populations. Les nationalistes du Front de libération du Mozambique l’ont combattu, en tentant de saboter le chantier.
Une fois au pouvoir, en revanche, ils ont à leur tour repris ce barrage, en l’intégrant au projet national postcolonial. Là encore, on voit que les symboles de la domination coloniale pouvaient être renversés, mais sans pour autant rompre avec la logique de mise en ordre de la nature.
Vous établissez enfin un lien entre colonialisme environnemental et inégalités écologiques actuelles. Comment cette continuité éclaire-t-elle notre monde ?
Guillaume Blanc — Le concept d’« échange écologique inégal » permet de comprendre ce lien. L’idée vient du sociologue Immanuel Wallerstein, qui a montré que le système-monde reposait sur un échange économique inégal entre un centre et des périphéries. L’historien Alf Hornborg a prolongé ce raisonnement en montrant que cet échange était aussi écologique : certaines régions fournissent les ressources, d’autres en récoltent les profits.
Prenons l’exemple de la Tanzanie : les réserves et les parcs créés par les colons allemands puis britanniques pour contrôler l’ivoire sont devenues sources de revenus touristiques. Mais depuis l’indépendance, l’économie nationale repose toujours sur la satisfaction du besoin occidental de « nature africaine », au détriment, sur place, de l’agriculture ou de l’urbanisation.
Introduit par les Français à Madagascar au XVIIIᵉ siècle pour le projet colonial, le figuier de barbarie fut finalement plus utilisé par les locaux de l’île. Tanja Freibott / CC BY-SA 4.0 / Wikimedia Commons
Cet exemple n’en est qu’un parmi d’autres. On pourrait évoquer le caoutchouc vietnamien grâce auquel Michelin a construit une bonne part de sa fortune, jusqu’en 1975, ou encore l’uranium du Gabon et du Niger grâce auquel les foyers français ont de l’électricité. Autant d’exemples qui montrent que nos sociétés contemporaines prolongent des logiques héritées de l’époque coloniale, même si elles prennent de nouvelles formes.
Ce n’est plus du colonialisme environnemental à proprement parler, car les États africains et asiatiques sont souverains. Mais c’est bien une continuité dans les rapports inégaux, qui révèle à quel point l’écologie reste au cœur des relations de pouvoir mondiales.
Peut-on parler pour autant de néocolonialisme environnemental ?
Antonin Plarier — Le terme pose problème. L’époque coloniale est révolue et les élites locales sont devenues des acteurs à part entière. Elles reprennent parfois des politiques coloniales, mais dans une configuration nouvelle où elles ont leur propre pouvoir de décision.
Comme historiens, nous insistons sur la continuité des logiques, sans nier les ruptures. Autrement dit, si les indépendances n’ont pas fait table rase, il ne faut pas non plus sous-estimer la capacité d’agir des élites postcoloniales, qui jouent désormais un rôle central.
Et, au-delà du regard historien, il y a une question politique : comment transformer ces rapports de domination hérités du passé ? Les enjeux extractivistes et écologiques actuels ont une profondeur historique, et le comprendre n’est pas qu’affaire d’érudition, c’est aussi regarder dans le rétroviseur pour mieux transformer nos sociétés actuelles.
Empires. Une histoire sociale de l’environnement, sous la direction de Guillaume Blanc et Antonin Plarier, aux éditions CNRS, 2 octobre 2025, 432 p., 27 euros.











Un message, un commentaire ?