Édition du 23 avril 2024

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Europe

Comprendre Naval’nyi

Pour comprendre la signification d’Aleksei Naval’nyi pour la Russie, il faut avoir une certaine idée de la nature du régime politique. Il s’agit d’un régime de type « bonapartiste », dans lequel l’administration étatique, et la proximité à cette administration, sont les principales sources d’accumulation. Par conséquent, la pérennité au pouvoir de cette administration est l’intérêt central de l’État, et la corruption est à son cœur. (La constitution a été récemment amendée pour permettre une éventuelle présidence de Poutine jusqu’en 2035.) Ce régime a été initialement établi avec le soutien enthousiaste des principaux États capitalistes, qui ont finalement été déçus lorsque leur création s’est rebellée contre son statut semi-colonial.

En termes de libertés politiques, le régime peut être qualifié de « dictature douce » : il tolère ces libertés (bien plus que l’ancien régime soviétique, en dehors de ses premières et dernières années), mais seulement dans la mesure où elles ne posent pas ce qu’il considère comme une menace. Et la marge de tolérance s’est rétrécie progressivement au cours de la dernière décennie, de sorte que même le piquetage à une seule personne a récemment fait l’objet de restrictions. Les grèves légales sont depuis longtemps pratiquement impossibles. Sur le plan social, il s’agit d’un régime néolibéral extrême.

Puisque le principal objectif de l’activité politique de Naval’nyi a été la dénonciation de la corruption officielle, à la fois économique et politique (élections falsifiées), et depuis que ses appels à manifester - dans des manifestations déclarées illégales - ont mobilisé des dizaines de milliers de personnes, le régime naturellement le considère comme une menace sérieuse. Il a fait l’objet de diverses poursuites pénales (l’empêchant, entre autres, de se présenter aux élections présidentielles) et de la tentative d’assassinat presque réussie d’août dernier, pour laquelle le régime n’a même pas encore ouvert d’enquête pénale.

Bien que le principal message de Naval’nyi au public russe porte sur la corruption endémique du régime de Poutine, au cours des dernières années, il a fait des efforts pour promouvoir aussi des revendications socio-économiques, comme, par exemple, de meilleurs salaires, des retraites plus élevées, une fiscalité progressive. Il a également créé une sorte de mouvement syndical virtuel de travailleurs et de travailleuses du secteur public en réponse à la promesse non tenue du gouvernement d’augmenter leurs salaires. Certains membres de la gauche russe, qui est assez faible, ont trouvé encourageant ce tournant social. Mais le principal message de l’activité publique de Naval’nyi reste néanmoins la corruption endémique de l’État, un message qui trouve clairement une résonance dans une société si profondément inégale et globalement relativement pauvre.

L’accent mis sur la corruption, plutôt que sur les questions socio-économiques, s’explique sans doute par le fait que Naval’nyi est un libéral, mais avec un certain penchant nationaliste ethnique-russe (ici on dirait « raciste »), qu’il a supprimé et, dans une certaine mesure, réussi à blanchir au cours de la dernière décennie. Ayant obtenu sa formation universitaire en droit et en finance pendant les années 1990 « sauvages » de la Russie, la période de la « thérapie de choc », tout en travaillant en même temps dans diverses entreprises privées, Naval’nyi a adhéré au parti libéral Yabloko en 2000, atteignant assez rapidement une position élevée au sein de l’organisation de Moscou du parti. Il a cependant été expulsé en 2007 pour son activité raciste, notamment pour son rôle dans la fondation du mouvement éphémère « Narod » (peuple), dédié à la défense du « nationalisme démocratique » : ses principaux objectifs programmatiques étaient la démocratie et les droits des Russes de souche.

En 2010, il a lancé un site Internet anti-corruption célèbre « Ros-Pil », dédié à la dénonciation de la corruption gouvernementale. C’est en 2011 que Naval’nyi, dans une interview, a qualifié le parti de Poutine dans la Douma (le parlement) de « parti des voleurs et d’escrocs », une étiquette qui a rapidement été acceptée à travers la Russie. Sa notoriété publique s’est encore accrue grâce à son rôle dans le mouvement de protestation de 2011-2012 contre la falsification des élections parlementaires et le retour de Poutine à la présidence (après une interruption de quatre ans en tant que Premier ministre). En 2011, Naval’nyi a créé sa Fondation pour la lutte contre la corruption, consacrée à la dénonciation de la corruption dans les hautes sphères du gouvernement, et lors des élections régionales de 2019, il a promu la tactique du « vote intelligent », par lequel les électeurs antigouvernementaux sont invités à concentrer leur vote sur le seul candidat ou la seule candidate qui n’est pas membre du parti au pouvoir qui a les meilleures chances de gagner. La tactique a eu un certain succès.

Naval’nyi et son mouvement sont un autre exemple du phénomène populiste qui s’est répandu ces dernières années à travers le monde. Ses partisanes et partisans dans la population sont une masse largement atomisée, son mouvement s’appuyant fortement sur les réseaux sociaux (plus de six millions d’abonné.e.s YouTube). Ce mouvement de protestation n’a ni programme cohérent, et en particulier un programme qui s’adresserait aux travailleurs et travailleuses, ni stratégie significative. Le dernier exposé vidéo de Naval’nyi, publié pour coïncider avec son arrestation à son retour d’Allemagne, où il a été traité pour empoisonnement, a été vu par des millions de personnes. Mais il n’offre guère une analyse visant à favoriser un mouvement de citoyens et de citoyennes politiquement conscient.e.s. Le sujet de la vidéo est un complexe palatial sur la côte de la mer Noire qui aurait coûté plus d’un milliard de dollars américains et, selon la vidéo, appartient à Poutine, décrit de manière simpliste comme un homme animé par une soif écrasante de richesse personnelle et de luxe.

Le courage, la ténacité et la compétence tactique de Naval’nyi ne peuvent être mis en doute. Mais la grande majorité des Russes ne le voient pas comme une alternative crédible. Les Russes sont loin d’être amoureux et amoureuse du régime actuel, mais, de manière traditionnelle russe qui a ses racines dans la mémoire historique, elles et ils craignent ce qui pourrait le remplacer. Et les Russes n’ont pas beaucoup à regarder pour voir les tristes résultats des « révolutions de couleur » dans l’ancien espace soviétique, l’Ukraine étant un bon exemple. La participation des membres de la jeune génération a été notable dans les manifestations de ces dernières quelques années. Les étudiants et les étudiantes du secondaire et de l’université ont été averti.e.s cette fois que leur participation serait signalée à leurs établissements respectifs. Mais les Russes plus âgés se souviennent des « années 90 sauvages » qui ont suivi la disparition de l’Union soviétique (suite à ce qui était, au fond, une autre « révolution de couleur »). L’arrivée de Poutine au pouvoir a coïncidé avec une reprise économique après une dépression très profonde et prolongée, la réaffirmation de l’indépendance de la Russie sur la scène internationale, et la fin de la dérive de l’État vers la balkanisation. Ces facteurs jouent encore en faveur de Poutine, alors que son régime fait tout ce qu’il peut pour empêcher qu’une alternative crédible à Poutine émerge.
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David Mandel

Professeur retraité à l’Université du Québec à Montréal

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