Édition du 29 avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Transphobie : Contre quoi luttons-nous ?

Les études portant sur les conditions matérielles d’existence des personnes trans se font rares. Pour trouver des chiffres, il faut épier les enquêtes portant sur la transphobie. Pourtant, les quelques données que l’on peut trouver démontrent que nos vies sont lourdement impactées par l’organisation économique et sociale de la société et que cette question est donc primordiale. Ainsi en 2012 en Europe, près de 20% des personnes trans étaient au chômage. Des chiffres deux fois plus élevés que dans le reste de la société.

Crédit : socialistworker.org

En 2014 en France, ce taux monte à 36% si on ajoute le RSA. Près d’un tiers des personnes trans auraient par ailleurs perdus leur travail après leur coming-out et 46% d’entre nous n’oseraient pas chercher de travail salarié par peur de la transphobie. Autre aire géographique, autre réalité : en Argentine, avant la loi passée cet été réservant 1% des emplois publics aux personnes trans, 95% n’arrivaient pas à trouver de travail. Il semblerait donc que de manière globale, les personnes trans occupent plutôt le bas du bas de la classification sociale, quelque chose entre ce que l’on appelle le “prolétariat” et le “sous-prolétariat”.

Partant de ce constat, ce texte propose une approche féministe marxiste de l’oppression des personnes trans. Il s’agit d’une part d’analyser comment nos conditions de vies – et donc, nos vies – sont organisées par un système de domination qui permet à certain-e-s de s’enrichir grâce au maintien de la plupart des personnes dans la misère et la pauvreté. Et, d’autre part, de proposer des outils pour penser des stratégies pour aller vers l’émancipation collective.

La théorie féministe marxiste du “système unitaire”

Le féminisme marxiste est encore largement méconnu en France. Les élaborations théoriques, en dehors de celles de Silvia Federici, sont peu accessibles. L’ouvrage de référence de la théorie du “système unitaire” que je présente ci-dessous, Marxism and the Oppression of Women : Toward a Unitary Theory, de Lise Vogel, n’a toujours pas été traduit tout comme la plupart des réflexions et publications des militantes qui se retrouvent autour de cette pensée. Néanmoins la sortie de Féminisme pour les 99%, un manifeste de Cinzia Arruzza, Titthi Battacharya et Nancy Fraser a permis de populariser un peu ce courant. Suite à cela des versions traduites de certains ouvrages de références commencent à arriver, comme le recueil Avant 8heures après 17 heures. Enfin, La révolution Féministe d’Aurore Koechlin, sorti en 2019, propose des éléments théoriques assez précis pour saisir la base conceptuelle du féminisme marxiste.

Il ne s’agit pas ici de présenter en détail la théorie du système unitaire mais de donner quelques éléments de définition pour permettre d’expliquer pourquoi et comment j’intègre l’analyse de l’oppression des personnes trans à cette théorie.

Par système unitaire, il faut comprendre qu’il n’y a qu’un seul système de domination qui régit les oppressions et l’exploitation : il n’y a pas par exemple d’un côté le capitalisme et de l’autre le patriarcat, avec chacun des dynamiques propres, mais un seul système, cohérent et global. Ainsi l’ensemble des rapports d’oppressions, des discriminations, des inégalités sont organisées par et pour la même classe sociale – y compris si parfois ces rapports vont à l’encontre des intérêts particuliers de certains membres de cette classe. Par exemple, bien que certaines personnes de la bourgeoisie subissent le sexisme ou le racisme, ces deux oppressions permettent structurellement à la classe dans son ensemble de maintenir son pouvoir. Cela explique souvent pourquoi est-ce que les membres de la bourgeoisie qui subissent des oppressions peuvent parfois lutter avec l’ensemble des personnes qui subissent ces oppressions pour gagner des nouveaux droits… mais aussi pourquoi est-ce que malgré des années de lutte, il n’y a pas de changements globaux qui permettent à l’ensemble de la population d’être égales : ce que souhaitent les femmes de la bourgeoisie, par exemple, c’est d’avoir les mêmes possibilités que les hommes de la bourgeoisie, pas que l’ensemble des femmes soient égales de ces hommes et mêmes d’elles-mêmes. Sinon, si tout le monde était égal, avait les mêmes droits, les mêmes conditions matérielles d’existences et accès aux mêmes pouvoirs, il n’y aurait théoriquement plus personne à dominer.

Pour “dominer”, la bourgeoisie s’appuie sur un “mode de production” – une organisation des activités humaines – le capitalisme. Il s’agit, en gros, pour la classe dominante, d’utiliser son pouvoir (économique, social, culturel, politique, militaire, etc.) pour gagner de l’argent en obligeant les autres à travailler – et de maximiser ces gains en minimisant la rétribution. Contrairement aux analyses marxistes “économistes” (c’est-à-dire, qui font primer l’exploitation des travailleurs salariés par leurs patrons sur les autres rapports de domination), le féminisme marxiste met en avant que non seulement le travail dit “productif” est organisé et soumis par la classe dominante pour maximiser ses profits, mais également que le travail dit “reproductif” – l’ensemble des activités qui permet de nous maintenir en vie en tant qu’espèce – est tout autant soumis et organisé par la classe dominante.

Pour comprendre le travail reproductif, je renvoie à l’explication qu’en donne Aurore Koechlin :

Dans les sociétés divisées en classes, en particulier sous le mode de production capitaliste, la force de travail est produite et reproduite hors des centres de production, essentiellement dans le cadre de la famille et par les femmes. La reproduction générationnelle de la force de travail est effectuée par le travail de grossesse, d’accouchement et d’éducation des enfants. La reproduction quotidienne de la force de travail est rendue possible par la reproduction des moyens d’existences, mais également par tout un travail additionnel que la tradition féministe a appelé “travail domestique” : préparation des repas, soin de la maison, travail émotionnel, travail sexuel, etc. […] la famille est le lieu central mais pas unique de la production et reproduction de la force de travail : les cantines, les crèches, les hôpitaux, les écoles remplissent aussi ce rôle. L’ensemble de ces tâches peut être qualifié de travail reproductif. »

Le travail reproductif a été assigné aux femmes par la classe dominante, la bourgeoisie, pour maximiser ses profits. En effet, pour maximiser les profits, il a fallu séparer d’un côté le travail productif et de l’autre le reproductif : l’ensemble des activités qui à priori ne produisent pas directement des choses dont la vente peut permettre de faire du profit doit couter le moins cher possible à ceux qui souhaitent faire du profit… puisque, précisément, elles ne permettent pas directement de faire du profit. Bien entendu, cela est dynamique, évolue au fil du temps et surtout selon les victoires et défaites des personnes qui luttent pour l’amélioration de leurs conditions de vie – selon le rapport de force dans la lutte des classes. Par exemple, le développement de services publics qui permettent de gérer collectivement une partie du travail reproductif est consécutif de longues luttes sociales.

C’est cette assignation au travail reproductif qui fonde l’oppression des femmes. Pour cela, il a fallu la naturaliser afin que l’on trouve cela “normal” que ce travail soit effectué gratuitement au sein du foyer – ou qu’il soit très peu et très mal payé. Cette naturalisation passe par la tolérance voir par l’encouragement des violences machistes. Silvia Federici a démontré dans Caliban et la Sorcière que l’avènement du capitalisme s’est appuyé sur de larges mouvements de féminicides et de violences contre les femmes pour les soumettre à cette nouvelle organisation économique et sociale. Soulignons enfin que la naturalisation est allée de pair avec la dévalorisation du travail reproductif. Il a fallu inverser les normes et que chacun se mette à penser que les activités qui nous permettent de vivre sont moins importantes que celles qui permettent à certaines personnes de faire du profit !

L’oppression des personnes trans

Cette rapide présentation nécessiterait d’être approfondie et précisée mais elle est suffisante pour introduire une analyse marxiste de l’oppression des personnes trans.

Ainsi, pour les féministes marxistes, les femmes cis sont “assignées” par le système à s’occuper de la reproduction sociale de la vie. L’absence d’études systématiques des conditions et types de travail occupés par les personnes trans est à regretter pour permettre une analyse sérieuse et complète. Néanmoins les quelques chiffres existants laissent indiquer que la situation des femmes cis et des personnes trans est relativement similaire. Par exemple, une étude réalisée en Argentine en 2013 indique que 95% des femmes trans ont eu recours au travail du sexe au moins une fois dans leur vie et que 67% l’exerce comme travail quotidien. Et si l’on regarde du côté du salariat, les femmes interrogées occupent ou ont occupé de manière écrasante des “travails de reproduction sociale” comme employées de commerce, travailleuses domestiques ou employées de salon de coiffure.

De même, les chiffres élevés concernant la perte d’emploi après le coming-out, le haut taux de chômage et le recours au travail sexuel comme seule source de revenu pour beaucoup de personnes trans partout dans le monde permettent de souligner cette tendance à l’assignation des personnes trans au travail de reproduction sociale. D’ailleurs, la corrélation entre la perte de l’emploi et la seule possibilité d’exercer le travail sexuel notamment chez les femmes trans met en lumière que pour le système, tout ce qui sort des normes établies n’est ensuite toléré que dans l’ombre, en position de “soutien” à ceux qui permettent de faire du profit (ceux dont la seule activité est valorisée socialement, même après une pandémie qui aurait dû remettre la vie au centre).

De manière générale la classe dominante n’a pas envie de se “prendre la tête” avec des personnes dont l’existence remet en cause la naturalité des assignations. Il s’agit d’une transgression que le système tente de corriger de la même manière qu’il cherche à empêcher les femmes cis de sortir de leur “destinée” : en produisant et en tolérant les violences.

En effet les violences transphobes et transmisogynes fonctionnent de la même manière que les violences faites aux femmes cis. Il s’agit ni plus ni moins de faire la guerre aux personnes trans. Nous devons rester dociles et à notre place, c’est-à-dire soit dans le placard, soit à accepter les seuls travails qu’on nous réserve sous les conditions qui vont avec. En ce sens, l’absence de reconnaissance et de droits pour les travailleuses du sexe permet d’organiser la gestion de ces violences par un laisser-faire qui rappelle à tout instant la primauté de la production sur la reproduction dans le système actuel : pas d’encadrement, pas de droits, pas de sécurité sociale et aucune protection face aux violences – y compris face au risque d’être assassinées – cela permet tout à la fois de dire que les violences machistes sont tolérées et tolérables et que certains types de personnes (les femmes cis et personnes trans) peuvent être violentées et assassinées.

De manière générale, le quotidien des personnes trans, c’est l’exclusion, la précarité, la marginalisation. Et surtout, c’est la peur d’être agressée dans la rue, de rentrer seule le soir, dans une relation hétéro, de subir un viol ou une tentative de meurtre, au travail, d’être harcelée, c’est un calcul permanent de comment se comporter pour ne pas risquer d’être exclu, c’est se demander si selon comment on s’habille ou on se présente dans tel endroit, ça va aller. C’est se souvenir en permanence qu’il n’y a aucun endroit “public” où nous pouvons et devons-nous sentir “sûr-e-s” : à l’instar des femmes cis, si nous voulons être safe, nous pouvons rester chez nous. Aux hommes cis le public, le travail valorisé, l’occupation de l’espace. A nous, l’ombre, le placard, les rôles de subalternes des subalternes. Choisir de transgresser cela individuellement, c’est toujours prendre un risque. C’est intolérable, mais c’est comme ça. Fort heureusement, c’est par la force du collectif qu’on arrive à transformer ce que nous ne pouvons plus supporter.

« LGBTQI+ contre le racisme et le capitalisme » – Pride Antiraciste et Anticapitaliste, le 20 juin 2021

La libération des personnes trans sera féministe et révolutionnaire ou ne sera pas !
Adopter une analyse marxiste de l’oppression des personnes trans doit nous permettre enfin de penser notre émancipation collective – collective et individuelle, individuelle car collective. Plus encore, cela permet de réfléchir cette émancipation comme partie prenante de l’émancipation de toutes et tous. La théorie du système unitaire dégage une cohérence dans la domination malgré l’apparente fragmentation du monde social : rien n’est dû au hasard, les rapports d’oppressions et d’exploitations s’imbriquent, le racisme, le sexisme, la transphobie, l’homophobie, le validisme, tout cela s’enchevêtre afin, finalement, de renforcer le pouvoir de la même classe, qui dégage toujours plus de profit.

Face à cela, nous devons donc nous aussi arriver à lire cette cohérence, à nous penser nous-même comme partie prenante de celles et ceux qui sont opprimées et exploitées, que l’on peut nommer “classe ouvrière globale” ou “prolétariat élargi” : c’est-à-dire, toustes celles et ceux qui sont en situation de produire ou de pouvoir produire (qui sont au chômage) des choses à partir desquelles la bourgeoisie dégagera des profits ET toustes celles et ceux dont l’activité permet de “reproduire” la force de travail – de permettre à l’espèce humaine de se pérenniser et de permettre aux travailleurs/euses d’être “opérationnel-le” pour pouvoir aller travailler.

Se penser comme partie prenante de la classe ouvrière élargie, cela signifie notamment que les conditions de vies de “la plupart” des personnes trans sont proches des conditions de vies de “la plupart” des femmes cis. Et que les conditions de vie de cette “plupart” des femmes cis et personnes trans sont assez semblables à celles de la plupart hommes cis. En résulte stratégiquement qu’il est dans l’intérêt de la plupart des femmes cis et des personnes trans de nouer des alliances avec la plupart des hommes cis pour aller dans l’intérêt des 99 % de la population… contre les intérêts de celles et ceux qui tirent profits de la domination – y compris de certaines femmes cis et certaines personnes trans.

La question de ces alliances est délicate, car si les violences machistes, transphobes et transmisogynes servent les intérêts de la classe dominante, elles sont souvent exercées dans notre vie quotidienne par des personnes proches de nous… donc, par des hommes cis de notre classe (puisque nous ne fréquentons que peu ceux de la bourgeoisie). Il semble alors parfois paradoxal de chercher à militer quotidiennement avec des personnes qui potentiellement peuvent et vont reproduire des violences que nous vivons. En résulte souvent que les personnes trans – comme les femmes et les personnes racisées par ailleurs – désertent les organisations collectives qui prétendent lutter “globalement” pour se centrer sur des espaces qui ne produiront pas certaines violences. Le problème qui se pose alors est que comme la classe dominante assoie son pouvoir à partir d’un système global et cohérent, lutter de manière dispersée n’est que peu efficace : et donc que non seulement nous n’arrivons pas à améliorer nos conditions de vies, mais aussi qu’au fil du temps, elles se dégradent et les violences que nous subissons augmentent.

Pour résoudre cette contradiction, il n’y a pas de formules magiques : il ne suffit pas, par exemple, de rentrer dans des organisations, de “se forcer”, en espérant les changer de l’intérieur. Néanmoins, le développement dans certains pays depuis une dizaine d’année d’un mouvement féministe fort, autoorganisé, massif et anticapitaliste et dans lequel femmes cis et personnes trans luttent ensemble, permet de modifier la donne et de recréer les conditions de luttes vraiment collectives, globales et victorieuses. En articulant l’auto-organisation de celles et ceux qui subissent des violences machistes et sont assigné-e-s au travail reproductif à la lutte globale contre le système, ce féminisme utilise notamment la grève féministe comme outil. Un tel mouvement féministe permet de créer des situations de changement révolutionnaire, comme cela a été le cas au Chili en octobre 2019.

Arya Meroni

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Références bibliographiques :

Les chiffres donnés sont issus d’Eurostat et de diverses enquêtes disponibles ici :

https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra-2014-being-trans-eu-comparative-0_en.pdf
https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2016-1-page-193.htm/
https://tetu.com/2020/09/08/largentine-reserve-1-des-emplois-publics-aux-personnes-trans/
http://attta.org.ar/wp-content/uploads/2013/07/Informe-T%C3%A9cnico-Adherencia-al-TARV-en-Argentina.pdf

Ouvrages qui ont servis/ aidé pour l’écriture de ce texte :

Marxism and the Oppression of Women : Toward a Unitary Theory, Lise Vogel (en anglais).

Le relazione pericolose : matrimoni e divorzi tra marxismo e femminismo, Cinzia Arruzza ( en italien, disponible en anglais)

Féminisme pour les 99%, un manifeste, Cinzia Arruzza, Titthi Battacharya et Nancy Fraser

Avant 8h après 17h, dir. Titthi Battacharya

La Révolution Féministe, Aurore Koechlin

Caliban et la sorcière, Silvia Federici

Un précédent texte plus long pour prolonger sur la partie stratégique :

http://www.europe-solidaire.org/spip.php/article57483

Publié le 28 novembre 2021
Par Arya Meroni

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