Édition du 26 mars 2024

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Crise politique au Pérou : un coup d’État parlementaire contre Pedro Castillo

La victoire électorale de Pedro Castillo et de Perú Libre aux élections présidentielles de 2021 augurait de l’approfondissement de la crise politique péruvienne qui dure depuis plus de cinq ans, avec la particularité de la sauvagerie des classes dirigeantes envers un leader syndical d’origine paysanne qui cristallisait grossièrement le racisme et le maccarthysme ambiants de la société péruvienne.

14 décembre 2022 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/crise-politique-perou-pedro-castillo/

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Un populisme de faible intensité

Contrairement aux expériences nationales-populaires récurrentes en Amérique latine, le projet de Castillo ne disposait pas d’une stratégie définie, d’une base populaire solide et d’une large majorité parlementaire pour mettre en œuvre les changements proposés lors de la campagne électorale. En outre, la coexistence avec le parti Perú Libre était plus un accord pratique qu’un engagement dans la construction d’un parti, qui a finalement été formalisé il y a quelques mois.

Face aux manœuvres putschistes de l’extrême-droite, Castillo a constamment choisi d’accorder des concessions aux classes dirigeantes, au point d’enterrer les mesures minimales du programme de changement avec lequel il avait remporté le second tour des élections. Cela s’est manifesté lors du changement de cabinet, où la technocratie néolibérale a récupéré le ministère de l’économie et certains secteurs de droite se sont retrouvés à l’exécutif après seulement 6 mois de mandat.

Castillo a fait échouer les deux premières motions de censure en établissant des accords avec des parlementaires de droite implantés régionalement et avec une certaine bourgeoisie provinciale, comme Alianza para el Progreso(APP) et une fraction d’Acción Popular (AP) et de Podemos Perú. D’une certaine manière, la division de la gauche, les disputes entre Perú Libre et Nuevo Perú, au cours des six premiers mois du gouvernement ont contribué à cette dynamique, renforçant l’entourage régionaliste et familial proche de Castillo, qui a fait office de direction politique informelle de l’exécutif, soutenant sa droitisation et sa capitulation.

L’encerclement putschiste permanent

L’extrême-droite péruvienne, dirigée par le fujimorisme, a ignoré dès le premier jour la victoire électorale de Castillo, et a tenté de diverses manières d’empêcher l’investiture du président en recourant à un pool d’avocats réactionnaires, ainsi qu’aux grands médias, qui ont cherché à saper la légitimité du nouveau gouvernement de gauche.

Les mobilisations antigouvernementales auxquelles ils ont appelé n’ont réussi qu’à rassembler les vieux partis APRA et le Parti Populaire Chrétien (PPC), ainsi que certaines fractions de la classe moyenne et de la bourgeoisie de Lima qui ne toléraient pas que quelqu’un d’origine populaire soit devenu président de la République. Dans une certaine mesure, l’équilibre du pouvoir dans les rues et au Congrès entre l’opposition bourgeoise et le parti au pouvoir a permis la politique de survie qui a conduit Castillo à maintenir le pilote automatique néolibéral.

Face à cette impasse, un autre front de contestation politique a été ouvert avec plus de force par le pouvoir judiciaire et le bureau du Procureur Général de la Nation, qui ont ouvert en un temps record 6 dossiers de poursuites contre le président Pedro Castillo, afin de parvenir à son renversement après l’avoir délégitimé aux yeux de l’opinion publique. Le procureur chargé de l’enquête, qui aurait des liens avec le trafic de drogue, est maintenant devenu une référence dans la lutte contre la corruption, selon le récit des grands médias alignés sur les putschistes. Jusqu’à présent, ils n’ont pu obtenir que des témoignages contre l’ancien président Castillo de la part d’anciens hauts fonctionnaires et de lobbyistes du monde des affaires, sans aucune preuve à l’appui de leurs allégations.

Le Congrès préparait une demande de suspension du président Castillo, car elle nécessitait un vote moins important que les motions de censure, mais cette voie n’ayant pas abouti c’est donc la troisième demande d’admission de la motion de censure présidentielle qui a été approuvée, par un second vote le 7 décembre pour son approbation finale.

Une sortie précipitée

Face à la crise politique non résolue, Castillo décida la fermeture du Congrès putschiste sans bénéficier d’un rapport de force politique nécessaire et sans le soutien populaire écrasant qui lui aurait permis de mener à bien son projet de mesure d’exception. Son isolement était tel que tous les ministres finirent par démissionner en quelques heures ou minutes, y compris des secteurs de la gauche pro-Castillo, comme Roberto Sánchez de Juntos por el Perú et Betssy Chávez de Voces del Pueblo.

La déclaration des forces armées contre la fermeture du Congrès a clarifié le rapport des forces, ainsi que le caractère précipité et absurde de la mesure d’exception que Castillo a tenté de mettre en œuvre, au-delà des questions formelles/constitutionnelles prioritaires dans l’analyse de la gauche libérale, qui a qualifié l’ancien président Castillo de putschiste, le comparant même à Alberto Fujimori. Certains anciens ministres comme Pedro Francke et Mirtha Vásquez se sont joints au chœur médiatique de la réaction pour condamner la tentative frustrée de fermer le Congrès.

Après le rejet de la mesure précipitée de Castillo, le Congrès était prêt à approuver la troisième motion de censure présidentielle avec les votes favorables de certains membres du Congrès de Perú Libre, Nuevo Perú et du Partido Magisterial y Popular. Une fois le coup d’État parlementaire consommé, des policiers ont arrêté l’ancien président sous l’accusation de rébellion, démontrant une fois de plus l’acharnement des classes dirigeantes péruviennes contre le leader syndical d’origine paysanne.

La crise continue

L’investiture présidentielle de Dina Boluarte, ancienne vice-présidente, est le produit de l’accord tacite des forces politiques du Congrès dans leur manœuvre de normalisation du coup d’État parlementaire victorieux. Quelques mois auparavant, l’extrême-droite avait tenté de la disqualifier alors qu’elle était vice-présidente pour des motifs absurdes, mais ces derniers jours, elle a reculé sur la mesure d’exception afin de permettre le transfert du pouvoir présidentiel sans soulèvement populaire.

Dina Boluarte a annoncé la formation d’un gouvernement d’unité nationale, ce qui signifie en réalité une continuité néolibérale, avec peut-être maintenant un rapprochement plus prononcé avec la technocratie et la droite traditionnelle. Elle n’a pas tenu sa promesse de démissionner en cas de vacance du poste de Castillo, comme elle l’avait déclaré dans l’un de ses derniers discours politiques et n’a pas non plus évoqué le processus constituant ou des réformes progressistes lors de son investiture présidentielle. Malgré cela, l’extrême-droite n’abandonnera pas ses projets de coup d’État : elle attend simplement un meilleur contexte pour sa politique séditieuse.

Il est plus clair aujourd’hui que jamais que l’indépendance politique de la gauche et des mouvements populaires est vitale pour préparer une issue démocratique et anti néolibérale à la crise politique permanente. Dans cette mesure, la construction d’un outil politique pour les majorités populaires est la tâche principale du moment et des nouvelles générations de militantisme révolutionnaire.

De Pedro Castillo à Dina Boluarte ou la crise sans fin au Pérou

La crise politique du Pérou a pris un nouveau tournant. Après avoir pris le pouvoir le 28 juillet 2021 en tant qu’expression du « Pérou profond », méprisé par les élites de Lima, Pedro Castillo n’a jamais trouvé de direction. Il a changé de cabinet ministériel les uns après les autres, a perdu des alliés, s’est montré politiquement erratique et a fini par s’appuyer sur des cercles obscurs de conseillers et par être mêlé à des allégations croissantes de corruption de son entourage et de sa famille. Mais c’est sa décision de fermer le Congrès, qu’il a accusé d’obstructionnisme dans un discours à la voix tremblante, qui a scellé sa fin. Deux heures plus tard, le Congrès, qui n’avait jusqu’alors pas de majorité pour le « libérer », l’a trouvée, et dans les minutes qui ont suivi, le président a été arrêté, alors qu’apparemment il tentait de rejoindre l’ambassade du Mexique.

Comment expliquer cette accélération de la crise et les erreurs du président péruvien ? Dans cet entretien avec Pablo Stefanoni, Marisa Glave nous donne quelques informations clés. Entre 2007 et 2013, Marisa Glave a été conseillère à la municipalité métropolitaine de Lima et entre 2016 et 2019, députée de la République. Elle est actuellement chercheuse associée au Centre d’Etudes et de Promotion du Développement (DESCO).

Johnatan Fuentes

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Comment expliquer la maladresse de Pedro Castillo qui a dissous le Congrès sans prévoir que, quelques minutes plus tard, il se retrouverait complètement seul, alors que le Congrès n’avait en plus pas les voix pour le démettre de ses fonctions ?

Le péché originel de Pedro Castillo n’est pas seulement la façon dont il a constitué ses cabinets ministériels, mais aussi la façon dont il s’est entouré d’obscurs courtisans. Après avoir formé un cabinet plus large, avec des personnalités issues de divers secteurs progressistes, il a fini par s’appuyer sur un milieu que la presse a appelé « los chotanos » ou « los chiclayanos«  , selon leur origine, qui concentrait les pouvoirs de décision autour du président et était également ses interlocuteurs par rapport à ce qui se passait dans le pays.

Rappelonsl’une des interviews les plus embarrassantes du président, à CNN, dans laquelle il a déclaré ne pas lire les journaux ni regarder la télévision. Il recevait les informations de ceux qui conversaient avec lui. Cet entourage peu formé et peu compétent prenait des décisions commettant erreur sur erreur.

Le président Castillo, par exemple, a nommé comme ministre des affaires étrangères une personne, Miguel Rodríguez Mackay, qui avait fait des déclarations contre le président lui-même, qu’il avait qualifié de communiste, qui avait soutenu la grâce d’Alberto Fujimori et avait même parlé de fraude électorale, une accusation infondée inventée par le fujimorisme. Castillo a également nommé Mariano González comme ministre de l’Intérieur, qu’il a fini par considérer comme une taupe des putschistes au sein de son gouvernement. On reste confondu par le degré de précarité et de naïveté et une sorte d’arrogance très forte chez les personnes qui prenaient les décisions.

Récemment, Castillo a changé deux personnages importants : le chef de la Direction nationale du renseignement (DINI) et le ministre de la défense. Il a placé l’ancien général Wilson Barrantes à la DINI et Gustavo Bobbio à la Défense, deux personnes qui se détestent. Aujourd’hui, de nombreuses rumeurs circulent dans les salles de presse et en divers lieux, selon lesquelles ces deux responsables auraient assuré à Castillo qu’il disposait d’une force suffisante, parmi les forces armées et la police, pour aller de l’avant avec la fermeture du Congrès, vers ce coup d’État absurde. Parce que c’était un coup d’État. La police a décidé de facto de ne pas répondre aux ordres du président, et évidemment les militaires ont fait de même. Et puis il y a un certain nombre de personnalités politiques dans l’entourage du président, dont la première ministre, Betssy Chávez [33 ans, cinquième présidente du Conseil des ministres depuis l’entrée en fonction de Castillo], qui, je pense, a surestimé le soutien populaire potentiel à la décision du président de fermer le Congrès et de demander une Assemblée Constituante.

Je dirais aussi que ces fantasmes s’accompagnaient d’une crainte réelle de Pedro Castillo face à l’évolution des enquêtes du ministère public et à l’émergence de nouveaux « collaborateurs effectifs » (de la justice) avec une série de témoignages qui commençaient à fuir dans la presse. Ce qui l’a le plus touché est peut-être la déclaration de l’ancien chef de la DINI, José Fernández Latorre, qui parle d’éventuels paiements à des proches de Castillo, ainsi qu’à des fonctionnaires actuellement en fuite. Le 7 décembre, l’ex directeur de cabinet de conseillers du ministère du Logement, Salatiel Marrufo, a donné des détails très précis sur la somme de neuf millions de soles (plus de deux millions d’euros) qu’il aurait reçue d’une femme d’affaires pour financer une série d’actions du président Castillo, et même de l’argent qui lui aurait été destiné. Je pense que ces craintes expliquent en partie la décision de la fuite en avant avec cette tentation autoritaire, qui était également une caractéristique de certains membres de son entourage.

Tout a fini par se développer en quelques heures et le Pérou a un autre ex-président en prison, cela ressemble à une crise sans fin dans laquelle tous les présidents finissent en prison, voire se suicident comme Alan García ?

Tout cela pourrait être interprété comme l’efficacité du système judiciaire péruvien, mais la vérité est qu’il s’agit en réalité de signes de la précarité de la représentation politique et d’une série de coups portés à la confiance même des Péruviens et des Péruviennes. Si l’on regarde les enquêtes IPSOS, le Pérou est l’un des pays d’Amérique latine où la confiance dans la démocratie est la plus faible et où la méfiance envers les autorités est la plus grande. Alors, comment la démocratie et les institutions peuvent-elles être soutenues lorsque plus de 80 % de la population estiment que la classe politique ne s’intéresse qu’à sa propre reproduction, et à son autoprotection, plutôt qu’à la recherche de transformations minimales ou de normes de justice élémentaires dans le pays ?

Castillo est arrivé comme candidat du Pérou profond et, dès le début, il était clair que son gouvernement suivait un parcours erratique, sans majorité parlementaire, sans idées et, comme vous l’avez mentionné, avec un entourage qui a fini par être submergé par la logique du clientélisme et de la corruption. Comment cette expérience affecte-t-elle la gauche péruvienne ?

Je pense que l’expérience de ce gouvernement, sans clarté programmatique, sans aucune réforme de base qui pourrait lui donner une quelconque bannière de changement social, de justice sociale, va frapper durement la gauche, et encore plus durement le secteur de la gauche autoritaire, comme Perú Libre et d’autres organisations, qui ont maintenu leur soutien au gouvernement pendant une plus longue période. Mais aussi la gauche démocratique, qui a été hésitante et n’a pas été capable de dire clairement que, au-delà de la présence d’une droite putschiste qui existait dès le premier jour de Castillo et qui n’a même pas reconnu son triomphe dans les urnes, il était nécessaire de marquer clairement une distance avec un gouvernement dont la volonté de transformation était inexistante. Outre les signes évidents de corruption et l’incapacité à prendre des mesures minimales dans le domaine de la santé et de l’éducation après les effets de la pandémie, l’une des pires en Amérique latine.

Mais je dirai aussi que si tout cela va peser sur la gauche, il ne faut pas oublier que le Congrès, aux mains de l’opposition de droite que nous avons vue à l’œuvre pendant cette période, a des taux de rejet proches de 90 %. Nous sommes confrontés à une profonde décomposition de la représentation politique dans son ensemble. Cela risque de favoriser la possibilité de voir se développer de prétendues solutions autoritaires.

Dans quelle mesure cette situation pourrait-elle favoriser l’extrême droite, avec des figures telles que le maire élu de Lima, Rafael López Aliaga ?

Je pense que l’extrême droite a tendance à surestimer les choses. Castillo s’est auto-destitué, ce qui a été provisoirement capitalisé par le Congrès. Mais je ne pense pas que l’extrême droite puisse tirer autant de profit de ce moment de crise. Ma préoccupation, je le dis sincèrement, vient plutôt des projets comme celui d’Antauro Humala, qui est une expression autoritaire différente du projet de López Aliaga. Il est un ethno-nationaliste autoproclamé, qui pourrait s’implanter dans certaines zones et territoires du Pérou. Antauro Humala a proposé, par exemple, de fusiller les anciens présidents corrompus, dont son frère Ollanta, « pour avoir été un traître ».

Que peut-on attendre de Dina Boluarte, à la lumière de son profil de vice-présidente aussi inattendu que celui de Castillo ?

Dina Boluarte a délivré un message, dès son arrivée à la présidence, appelant au dialogue national, à la construction d’un gouvernement d’unité disposant d’une large assise, à une trêve politique tout s’engageant à lutter contre la corruption. Elle a elle-même déclaré qu’une partie des problèmes était liée à la nécessité d’une réforme électorale, qui n’a toujours pas été adoptée. Cependant, je pense que la nouvelle présidente et les personnes qui pensent que cette succession constitutionnelle va générer plus de stabilité se trompent. Il est difficile de croire que la majorité des Péruviens et des Péruviennes accepteront que ce Congrès et Dina Boluarte restent en fonction jusqu’en 2026 comme si rien ne s’était passé. Mon impression est qu’il y aura une mobilisation citoyenne dans un contexte très compliqué : il y a une sécheresse très sévère qui touche une partie du pays, ce qui génère beaucoup d’agitation parmi les paysans et les agriculteurs, qui discutaient déjà de la possibilité d’une grève… et en plus l’aile droite du Parlement, des secteurs comme Fuerza Popular(fujimoriste), Avanza País (qui a des liens avec le parti espagnol Vox) ou Renovación Nacional (López Aliaga) va sans aucun doute demander également le départ de Dina Boluarte. Ne disposant d’aucun groupe parlementaire, il serait naïf de sa part de penser qu’elle sera tranquille au Congrès. Dina Boluarte ferait bien d’encourager la mise en place d’un dialogue sur les réformes politiques et électorales possibles qui pourraient conduire à une élection anticipée. Il est possible qu’elle n’ait de lune de miel ni avec le Congrès ni avec le peuple, c’est pourquoi il est important d’ouvrir un dialogue en vue d’une élection anticipée, qui n’aura pas lieu dans les trois prochains mois, mais qui doit être mise à l’ordre du jour.

Enfin, pour conclure, je dirais que nous sommes en transition vers notre prochaine crise. Je ne pense pas que nous soyons en train de résoudre la crise, mais plutôt de nous diriger vers une autre crise.

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Article publié d’abord en castillan par Viento Sur. Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Illustration : Wikimedia Co

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