Édition du 26 mars 2024

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Le Monde

De quel vide politique le populisme est-il le nom ?

Le populisme est une notion commode. On ne sait pas trop ce que c’est, sauf que ce n’est pas bien a priori. « Populiste » est une manière feutrée de dire « raciste » ou « fascisant ». Et de mettre dans le même sac des opinions, des individus et des groupes que tout oppose sur le fond...

Tiré du blogue de l’auteur.

Aucune définition du populisme n’est satisfaisante. En fait, le terme renvoie à trop de réalités historiques différentes. La Russie et les États-Unis de la fin du XIXe siècle, les expériences latino-américaines depuis les années 1940, les extrêmes droites européennes aujourd’hui… Il en est du populisme comme du totalitarisme : la description n’est pas l’explication ; l’accumulation des caractères ne dit rien de l’essence ; le ressemblant n’est pas l’identique.

Globalement, l’hypertrophie du terme désigne en creux une carence. Le « populisme » s’impose dans l’espace public quand le « peuple » n’y est pas, ou si peu. On ne parle pas de populisme quand on a l’impression que le peuple est acteur, qu’il est souverain ou qu’il est bien « représenté ». Sur un fond d’inégalités croissantes, partout, le terreau de l’inflation populiste est une démocratie limitée, maltraitée ou malade.

En cela, le populisme qui naît d’un vide peut être l’illusion d’un plein trop aisément accessible. Si le peuple est aux abonnés absents, c’est qu’« on » le tient à l’écart. « On » : selon les options, c’est le possédant, l’élite ou « l’autre » ; le puissant, le technocrate ou le migrant. Pour que tout rentre dans l’ordre, pour que la démocratie retrouve des couleurs, il suffit donc d’isoler les puissants, d’écarter les technocrates ou de renvoyer les immigrés.

L’option populiste est en cela une illusion, parce que le peuple n’existe pas tout constitué, en tout cas comme sujet politique. Il y a certes un peuple sociologique : la somme des catégories populaires, des exploités, des dominés, des subalternes. Quand les composantes du « populaire » s’assemblent, elles forment une multitude. Mais une multitude n’est pas encore un peuple. Le peuple politique se construit, si et seulement s’il est à la fois « contre » et « pour ». Moins contre d’autres groupes (les exploitants, les dominants) que contre le système qui produit l’opposition des dominants et des dominés ; non pas pour que ceux d’en bas deviennent ceux d’en haut, mais pour que la logique de polarisation des classes ne soit plus un principe de classement.

Historiquement, le peuple ne devient protagoniste politique conscient que lorsqu’il peut opposer, à l’ordre inégalitaire « réel », le projet d’une société où l’inégalité n’est plus la logique dominante. Le populiste est par-là aux antipodes du populaire : il se réclame du peuple, mais ne dit rien de ce qui permet aux catégories populaires dispersées de se rassembler autour d’un projet qui, en les émancipant, émancipe la société tout entière.

Toutefois, si le populisme est une illusion, l’anti-populisme déclamé peut-être une impasse, dès lors qu’il nie le fait que la tentation populiste n’est que le miroir inversé d’un peuple aux abonnés absents. On peut toujours vitupérer la virulence populiste ; cela n’empêche pas que la souveraineté populaire soit en panne. Ce ne sont pas d’abord les « populistes », mais les États et les institutions de l’Union européenne qui se dispensent d’écouter le « peuple » quand ses avis ne lui conviennent pas…

Faut-il donc accepter le part pris « populiste », le jeter à la face des oligarchies dominantes, le disputer à l’extrême droite ? C’est ce que suggèrent les tenants d’un « populisme de gauche », à l’instar de la philosophe Chantal Mouffe. Le propos est solide, mais on peut leur objecter que la mobilisation « populiste » des affects populaires peut se retourner contre ceux qui l’utilisent. À vouloir désigner l’ennemi ou même seulement l’adversaire, on court le risque de mettre au second plan les causes des maux, des colères et des peurs. On risque de laisser s’opérer le glissement qui va du responsable (que l’on ne voit pas toujours) au bouc émissaire (que l’on a à portée de main).

Quand l’espérance est en panne, le ressentiment peut être le vecteur le plus fort de rassemblement d’un peuple désorienté : l’extrême droite en fait ses choux gras. Quand la solidarité devient un vain mot, la tentation est grande de se replier : sur la communauté étroite ou un peu plus large (celle des « natifs » ou « de souche »), dans le cocon rassurant d’un espace fermé (la frontière et le mur). Alors le racisme retrouve les ferments que le long effort de solidarité populaire avait contenu dans le passé. Alors l’incantation populiste prend la place de la mobilisation populaire.

Si tout cela est vrai, ni l’antiracisme ni l’anti-populisme ne sont des voies en elles-mêmes porteuses. Rien ne peut remplacer le travail persévérant de reconstruction de l’espérance. Ce n’est pas un hasard si, aux XIXe et XXe siècles, le mouvement ouvrier ne se définit pas d’abord par ses traits sociologistes, mais par le projet qu’il mettait au centre de son action. Ce ne fut pas le « populisme » ou « l’ouvriérisme » qui furent au cœur du combat, mais le socialisme, le communisme, l’anarchisme ou la République.

Ce texte est extrait d’un dossier du magazine Regards (hiver 2017, 12 euros) intitulé « Faut-il être raciste pour être populaire ? ». Voir le site www.regards.fr

Roger Martelli

Journaliste à Mediapart (France).

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