Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Des viols et des chiffres

« 13 femmes accusent Gérard Depardieu ». Il y a quelques mois, un premier témoignage était sorti. Elle s’appelait Charlotte Arnould. Et maintenant, surprise. Peu ou prou la même méthode d’action contre 13 femmes. Enfin, contre les 13 qui parlent. À croire qu’une personne qui agresse une fois serait capable de se répéter. Quel rebondissement inattendu. 13. C’est le nouveau chiffre. Dans quelques mois, ce sera peut-être 15, 20, 23. Comme pour Nicolas Hulot, une seule d’abord, puis 4, puis 6, puis 8. Comme pour PPDA, une seule d’abord, puis 6, puis 12, puis 30. Comme pour Norman, une seule d’abord, puis 7, et puis, et puis…

Tiré de Entre les lignes et les mots

Toujours la même leçon : une seule ne suffit jamais. Il faut une série, un « pattern ». Même avec un féminicide, lorsque l’homme est connu, mieux vaut trouver une deuxième femme qui a souffert pour venir corroborer le récit de la première qui est morte. Combien il en a contre lui, lui ? 13, 16, 42. Des chiffres. Un grand nom face à des chiffres. Le nom, flamboyant, en tête d’article, et puis des chiffres. Il n’y a que ça qui marche, qui imprègne un peu : les gros chiffres. Rien de plus flou et désincarné qu’un chiffre, mais pourtant.

Nous n’avons jamais passé le stade de « une femme ». Il y a un homme qui a un nom, un nom énorme souvent, connu de tout le monde, et puis il y a une, dix, vingt femmes, anonymes par devoir, par peur, qui le restent, qu’on ne connaît que par la description de leur agression. Celle qui est mineure. Celle qui a été violée là, ou là. Celle qui est prescrite, pas prescrite. Celle qui porte plainte, celle qui a un faux nom avec une petite astérisque.

Souvent, on ne les retient pas, les noms. Ou alors un seul, celle qui a osé en premier, celle qui s’est livrée à toute l’horreur des doutes, des insultes, des harcèlements, des enquêtes de moralité. Celle-là, on la décourage, on la fait taire, on exhibe son nom et son agression partout, on la traite de menteuse, on commente son visage, son passé, le degré de sincérité de ses larmes. Une seule ne suffit pas. Deux non plus, la plupart du temps. 13 ? 13 ça commence à faire son petit effet. C’est à partir d’un certain nombre qu’elles peuvent espérer ne pas se retrouver sur le banc des accusés.

Toujours les mêmes médias pour faire de vraies enquêtes. 1, puis 2, puis 4, puis 10. À partir de 10 les autres tendent l’oreille, les articles se multiplient, la nouvelle se répand. Quand le groupe est suffisamment constitué, les relais commencent à faire leur travail, mais on s’emmêle les pinceaux dans les comptes, on dit parfois 6, parfois 8, parfois 18, ou « une trentaine », peu importe : suffisamment. Souvent, on ne retient même plus les chiffres : combien ? beaucoup. On retient « beaucoup ». Les actes ? On se souvient parfois des actes, on juge leur gravité, on classe, dans un petit classement sinistre : celle-là, c’est moins grave. Lui c’était quoi déjà ? Ah oui, oui, lui ça craint.

En dessous d’un certain nombre, il faut qu’il y ait au moins un récit atroce, poignant, un truc vendeur. Mais une seule, la plupart du temps, c’est bien pour attendre, c’est juste un signe de ralliement. Un petit signal public envoyé au hasard des voix qui voudront l’entendre et oseront à leur tour dire quelque chose. Quand une seule parle, on attend qu’un jour, peut-être, une autre ose rejoindre le navire. Affaire suspendue. Parce qu’une seule, décidément, ça n’est pas assez.

Nous avons accepté collectivement qu’une seule femme ne suffisait pas à disqualifier un homme. Ou même à l’isoler en attendant. Plus l’homme est connu, plus c’est vrai. Mais dans la vie aussi, on l’accepte. Une seule, ça peut encore être une erreur. On érige les agresseurs en colosse, par prévention, au cas où : méfions-nous, sait-on jamais. Et puis il est quand même marrant. On ne détruit pas une vie d’homme célèbre pour une vie de femme anonyme. Il en faut plusieurs pour démanteler un colosse.

On le sait, pourtant, on en a une vague idée, que pour une seule qui parle, ce sont des années de complaisance, de bruits de couloir, de confidences d’oreille en oreille. On sait quelle force, quelle patience, quel nombre d’années il faut pour rendre les choses audibles avant de pouvoir parler. On sait les « il est tactile », les « ne traîne pas trop dans le couloir seule quand il est là », les « faut faire attention avec lui », les euphémismes qui enrobent tout dans un charmant folklore et font barrage au discours. On sait que souvent, si une parle, si deux parlent, c’est qu’il y en a d’autres. Que c’est exponentiel. On sait que si dix parlent, c’est qu’il y en a peut-être 20, 50, 100. Mais il faut attendre le décompte officiel.

Alors on compte, on ne sait plus combien, beaucoup. Les femmes, de toutes façons, ont déjà appris à compter puis à arrêter de compter : individuellement, déjà, on a cessé de dénombrer les agressions subies, on a appris à les classer de la plus grave à la moins grave, puis à les oublier. On poursuit notre petit décompte personnel.

Mais il devient difficile de penser à autre chose quand on constate, jour après jour, qu’on ne sera jamais à égalité. Qu’une ne suffit pas pour un. Qu’il nous faut tracer des lignées, des systèmes d’action, chercher les récits plus petits pour appuyer les plus gros, étoffer l’histoire mois après mois après mois, chiffre après chiffre. Et continuer même d’y aller mollo lorsque 25 personnes qui ne se connaissent pas se rencontrent autour du même récit.

Nous, on en a un peu marre de devoir fournir des chiffres énormes pour que les choses fassent semblant de bouger. Un peu marre d’être 15 à devoir se sacrifier pour un seul, de lire les agressions des autres, de regarder des femmes en pleurs, parfois pour des histoires qui ont 20 ans. Marre que ce soit au bout de 8, de 15, de 30 que le colosse commence à avoir les pieds fragilisés et à s’effondrer, marre qu’alors tout le monde rapplique en disant que « ça n’est pas une surprise » ou qu’« on savait, faut avouer qu’on savait, mais ça n’était pas à nous de le dire ».

Aujourd’hui, donc, c’est 13, jusqu’au prochain chiffre.

Merci à Marine Turchi et aux journalistes qui font l’énorme travail de recherche et de mise en avant des faits, merci à Mediapart de se contenter d’une pour aller chercher les autres, et merci, merci, merci à celles qui osent parler.

Camille Islert

https://blogs.mediapart.fr/camille-islert/blog/120423/des-viols-et-des-chiffres

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