Édition du 11 novembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Discriminées en tant que femmes, réprimées en tant qu’Ukrainiennes

Il existe un mythe selon lequel la science soviétique était progressiste, se développait rapidement et rivalisait avec les découvertes scientifiques au niveau international. Dans les bureaux et les laboratoires, les hommes faisaient des découvertes d’envergure mondiale. Et le parti orientait avec assurance les scientifiques vers le communisme progressiste.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Qu’en est-il de la vérité ? Comment l’URSS a-t-elle inventé des mythes et instauré la terreur contre la science ? Et pourquoi savons-nous encore si peu de choses sur les femmes scientifiques réprimées et « oubliées » par l’Union soviétique ? Yaryna Dehtiar, militante de l’Atelier féministe, a évoqué ce sujet lors d’une conférence sur la science à l’époque de l’URSS, sur les femmes scientifiques ukrainiennes d’hier et d’aujourd’hui, que nous avons organisée.
L’Atelier féministe

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À propos du développement de la science en URSS

En 1928, un agronome inconnu, Trofim Lyssenko, a annoncé la découverte de la vernalisation. Il s’agissait d’une technique inefficace de semis des céréales, qui avait déjà été découverte avant Lyssenko. Mais le pouvoir soviétique a célébré avec enthousiasme Trofim Lyssenko comme un génie unique et autodidacte. Et dans les rapports sur l’efficacité de la vernalisation, on mentait effrontément et on accusait les prétendus « koulaks » d’être responsables des mauvais résultats.

La période Lyssenko, c’est la science de l’époque soviétique. Le parti niait la génétique, les lois de la physique et de la chimie, et à la place, on soignait toutes les maladies avec du bicarbonate de soude.

En outre, les dirigeants du parti ne mettaient à l’Académie des sciences que « leurs » gens, qui obéissaient au pouvoir. Ceux qui étaient talentueux mais ne voulaient pas obéir aux ordres du parti étaient accusés d’espionnage et de terrorisme. Les scientifiques étaient de plus en plus souvent qualifiés de « bourgeois » et d’être « serviles envers l’Occident ». De telles accusations signifiaient la prison, l’exil et la mort.

La science progressiste en URSS était en réalité une fiction construite sur le mensonge et la répression. La fin du lyssenkisme a commencé à la mort de Staline. Cependant, personne n’a jamais été puni pour avoir falsifié des recherches scientifiques et pour l’arrestation et la mort de scientifiques talentueux.

Kateryna Yuchtchenko : l’Ukrainienne qui a créé l’un des premiers langages de programmation
En 1937, le père de Kateryna a organisé pour ses enfants une excursion sur les lieux du passé militaire des Cosaques. Pour cela, il a été accusé d’être un nationaliste ukrainien et arrêté avec la mère de la jeune fille. Kateryna elle-même a été reconnue comme fille d’un « ennemi du peuple » et exclue de l’Université nationale de Kyiv. La jeune fille s’est retrouvée seule. Elle s’est lancée dans la programmation et a été l’une des premières à travailler sur ordinateur.

À l’été 1937, Kateryna Yuchtchenko entre à l’université d’État d’Ouzbékistan à Samarcande. À 30 ans, elle soutient sa thèse de doctorat. Selon son fils, Kateryna Yuchtchenko vivait modestement, sans aspirer à une vie luxueuse. Elle subvenait aux besoins de ses trois enfants, de sa Kateryna Yuchtchenko mère et de sa belle-mère. Elle était toujours occupée à quelque chose, sans jamais se reposer. Le doyen Mykola Hlybovets se souvient :

Je suis venu chez Kateryna pour obtenir une recommandation, car elle faisait partie de mon jury de thèse. Elle m’a accueilli dans la cuisine, tenant ma thèse dans ses mains, la lisant, la feuilletant tout en préparant des crêpes.

Kateryna Yuchtchenko est l’auteure du premier manuel de programmation en URSS. Membre de l’Académie internationale des sciences informatiques, elle a reçu l’Ordre de la princesse Olga. Le père de la cybernétique, Norbert Wiener, a alors affirmé que l’URSS était en avance sur les États-Unis dans le développement de la théorie de l’automatisation. C’est Kateryna Yuchtchenko qui dirigeait le département d’automatisation de la programmation de l’Institut de cybernétique !

Natalia Lukyantchikova : une physicienne reconnue dans le monde entier

Lauréate du Prix national ukrainien dans le domaine des sciences et des techniques, Natalia est la fondatrice d’une école renommée spécialisée dans l’étude des processus photoélectriques et luminescents. Plus de 200 articles scientifiques, neuf élèves devenus docteurs et candidats au doctorat, six mois de travail en Allemagne en tant que professeure invitée. Impressionnant, n’est-ce pas ?

Née en 1937, Natalia a travaillé à l’Institut de physique des semi-conducteurs de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine. Elle était membre permanent du Comité international, dont l’une des tâches était de définir les priorités de la recherche mondiale dans le domaine du bruit. Pendant plusieurs décennies, elle a collaboré avec des scientifiques de renom de Belgique, de Grande-Bretagne, d’Allemagne, de France et des États-Unis.

Ses recherches ont influencé le développement de la recherche sur le bruit. Dans la littérature scientifique sur le bruit, on trouve souvent le terme « rapport de Lukyantchikova »

Valentina Radzymovska : militante et docteure en médecine

Valentina Radzymovska, professeure de microbiologie et fondatrice de l’école ukrainienne de biochimie a été contrainte d’émigrer à l’étranger pour échapper aux persécutions du pouvoir soviétique.

Valentina est née dans la région de Poltava dans une famille de militants ukrainiens. Après avoir terminé ses études secondaires à Kyiv en 1903, Valentina part étudier à Saint-Pétersbourg. Elle y participe activement aux réunions de l’intelligentsia ukrainienne du Parti révolutionnaire ukrainien et lit les œuvres de Lesia Oukrainka [NdT – Écrivaine ukrainienne (1871-1913), militante pour l’indépendance de son pays, pionnière du féminisme. Voir L’Ukraine en toutes lettres , Syllepse, 2023.].

Sa maison devient le lieu de rassemblement du mouvement national ukrainien. À plusieurs reprises, Valentina cache des documents et des armes. Après le début de la révolution de 1917, Valentina s’est concentrée sur la science et l’enseignement. Professeure à l’Institut médical de Kyiv en 1924, elle a dirigé un département à l’Institut panukrainien d’éducation populaire et un autre l’Institut scientifique et pédagogique.

Valentina Radzymovska est l’auteure d’une étude sur l’impact des bouleversements sociaux et des révolutions depuis 1917 sur l’organisme des enfants. Les résultats ont montré une influence négative évidente : petite taille, prise de poids et sous-développement de certains organes.

Arrêtée en août 1929 pour espionnage, Valentina Radzymovska a passé plus d’un an en prison, où elle a subi des tortures morales et physiques. Le parti l’a qualifiée de « peu fiable ». Il n’était plus question de science ni de recherche. Valentina part à l’étranger, où elle poursuit son travail. Le cœur de Valentina Radzymovska s’est arrêté de battre le 22 décembre 1953 dans l’État de l’Illinois, aux États-Unis.

Olena Kurylo : créatrice de la terminologie scientifique ukrainienne

En 1908, Olena a commencé à étudier au département de philologie de la faculté de philosophie de l’université de Königsberg. Le linguiste ukrainien Yevhen Tymtchenko fut le premier à intéresser Olena Kurylo à la culture ukrainienne et au mouvement de libération. Le deuxième fut son mari, Dmytro Kurylo, qui servit comme officier supérieur dans l’armée de la Ré- publique populaire ukrainienne et fut membre de la mission diplomatique ukrainienne à Varsovie.

Pendant la République populaire ukrainienne, Olena a vécu à Kyiv et a rédigé un manuel de grammaire ukrainienne pour les enfants. À la même époque, la linguiste a commencé à travailler à l’élaboration d’une terminologie ukrainienne. En 1918, elle a publié un Petit dictionnaire russo-ukrainien de terminologie médicale. Olena était également collaboratrice de la Commission folklorique et ethnographique, membre de la Commission d’histoire locale et de la Commission d’histoire de la chanson de l’Académie des sciences de l’Ukraine, membre de la Commission dialectologique de l’Académie des sciences de l’Ukraine.

Elle a participé à des expéditions dans les régions de Tchernihiv et de Poltava pour y recueillir les chants funèbres, les chansons, les contes et les légendes ukrainiennes.

Au début des années 1930, une campagne de persécution des linguistes ukrainiens a commencé et ses travaux ont été interrompus. Après 1932, aucun de ses travaux n’a été publié. Le mari d’Olena a été envoyé en exil et elle a été condamnée à huit ans de camp. Il existe des mentions indiquant qu’Olena aurait réussi à rester en vie et à sortir du camp le 5 octobre 1946. Mais les informations sur sa vie s’arrêtent là.

Double oppression

Nous savons peu de chose sur les femmes scientifiques ukrainiennes, car elles étaient victimes d’une double oppression : l’URSS et le patriarcat. Les Ukrainiennes talentueuses ont été réprimées, persécutées et leurs travaux interdits. Celles qui ont réussi à se faire une place dans le monde scientifique à l’époque de l’URSS devaient en plus s’occuper de leurs tâches ménagères, de leur mari et de leurs enfants. Qu’est-ce qui a changé depuis l’époque de l’URSS et quelle est la situation actuelle des femmes scientifiques ukrainiennes ?

Selon les données de l’Institut de statistique de l’Unesco, les femmes représentent 47% des scientifiques en Ukraine. Elles sont représentées à égalité avec les hommes dans les sciences naturelles et agricoles, la construction mécanique, la médecine et les technologies. Cependant, les stéréotypes sociaux à l’égard des femmes et le manque de financement empêchent encore les femmes scientifiques ukrainiennes de réaliser leur potentiel. Voici comment Elena Vaneeva, mathématicienne et docteure en sciences physiques et mathématiques, explique cette situation :

J’ai été confrontée à cette situation lorsque je me suis inscrite en doctorat. Ils ont appelé le directeur de mon mémoire pour qu’il donne son avis sur moi. Et il a répondu : « Je ne sais pas, vous pouvez la prendre ou non. Mais je pense qu’elle n’écrit pas tout elle-même, c’est un camarade de classe qui lui donne les réponses ».

Natalia Atamas, candidate en sciences biologiques et vulgarisatrice scientifique, partage également son expérience des stéréotypes :

La saison des expéditions commence en avril, quand l’eau des rivières est encore froide. Qu’est-ce que j’entends ? « Ma fille, comment tu peux te baigner dans l’eau froide, tu vas accoucher ! »

Les femmes scientifiques ukrainiennes ont brisé le « plafond de verre » et démystifient les stéréotypes sur les femmes. Après tout, nous avons une forte tradition de pensée scientifique, créée et développée par les femmes au même titre que les hommes. Comme c’était le cas autrefois. Comme c’est le cas aujourd’hui.

Yaryna Dehtiar
Yarina Dehtiar est membre de l’Atelier féministe.
Publié dans : Soutien à l’Ukraine résistante. N° 39-40 – 1er juillet 2025
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/06/30/soutien-a-lukraine-resistante-n-39-40-1er-juillet-2025/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-39-40-40_compressed.pdf

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