Édition du 26 novembre 2024

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En prison pour dettes, des milliers de femmes sont doublement victimes de la pauvreté en Égypte

«  – De quoi êtes-vous accusée ?
– D’une dette de 35 000 livres égyptiennes ».
– Et votre peine est de trois ans de prison ? Le motif de l’endettement ? »
– Marier ma fille.
 »

Tiré de Entre les lignes et les mots

Voilà les réponses d’Iman*, femme au foyer divorcée et mère de 5 enfants lors de son accueil à la Sawaed Foundation, une ONG caritative dans la ville de « 10 du Ramadan » (Al-Ashir min Ramadān), au nord du Caire. Le 14 janvier 2023, cette femme de 48 ans s’est rendue à ce centre pour demander de l’aide, vêtue d’une vieille djellaba noire et d’un voile couvrant son visage pour cacher son identité. Iman est recherchée par la police depuis plus de six mois.

En juin 2022, un tribunal du gouvernorat de Charqiya, dans le Delta, a condamné cette mère par contumace, pour ne pas avoir réussi à rembourser, depuis plus d’un an, une dette de l’équivalent en livres (LE) de 1 100 euros. Depuis ce verdict, Iman se cache dans les maisons de ses voisins pour échapper aux descentes régulières de la police.

« Nous recevons chaque mois environ 50 cas comme celui d’Iman », explique à Equal Times, Rabab Mansour, secrétaire générale de Sawaed Foundation. Depuis cinq ans, cette ONG s’efforce notamment de collecter de l’argent pour aider celles qu’on appelle en Égypte les « Gharemat  », les femmes endettées condamnées à la prison.

«  Après la réception des cas, on essaye de leur offrir un soutien juridique grâce à notre avocat et lancer des cagnottes, notamment sur les réseaux sociaux, afin de rembourser les dettes de ces femmes et permettre leur libération  », ajoute Mme Mansour.

Si Iman pourrait avoir la chance de voir son nom inscrit sur la liste des femmes aidées par cette petite ONG, c’est déjà trop tard pour des milliers d’autres qui se trouvent derrière les barreaux pour la même raison.

Selon les chiffres annoncés par l’État en mars 2021, il y aurait aujourd’hui près de 30 000 Gharemat en prison. Certaines ONG suggèrent quant à elles un nombre bien plus grand, vu la difficulté de faire un recensement complet dans tout le pays.

Toutefois, ces Gharemat représentent aujourd’hui, selon des estimations officielles, 25% des personnes emprisonnées en Égypte, soit la deuxième plus grande catégorie de prisonniers après les prisonniers politiques. La plupart de ces femmes sont condamnées à des peines qui s’élèvent entre 3 à 16 ans, d’après une étude publiée en mai 2021 par The Forum for Development and Human Rights Dialogue (FDHRD), une ONG indépendante égyptienne qui a estimé pour sa part à 35 000 le nombre de ces femmes emprisonnées.

«  La plupart des femmes endettées viennent des villages et sont des femmes cheffes de familles qui empruntent de l’argent pour pouvoir marier leurs filles. D’autres s’endettent pour acheter des médicaments, payer des opérations chirurgicales ou se trouvent dans un besoin urgent d’argent », précise Rabab Mansour. « Parmi les cas venus pour demander de l’aide, il y a notamment celui d’une femme condamnée à deux ans pour ne pas avoir réussi à rembourser une dette de 6 000 LE (environ 380 euros)  ».

Prisonnières de la pauvreté

Le phénomène des Gharemat démontre comment les femmes sont les premières victimes de la pauvreté en Égypte, ainsi que le grand fossé entre les hommes et les femmes dans le marché du travail et l’autonomisation financière. Selon les chiffres de l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS) publiés en mars 2021, seules 11,8% des femmes en âge de travailler ont un emploi.

«  Les prisonnières de la pauvreté, comme je souhaite les décrire, constituent un phénomène préoccupant en Égypte, qui démontre les difficultés et les pressions économiques dont souffrent les femmes, particulièrement les cheffes de famille  », explique à Equal Times, Noal Mostafa, directrice de l’ONG Les Enfants des femmes emprisonnées (Atfal al-Sagenat, en arabe).

En Égypte, être une femme cheffe de famille est une lutte quotidienne. Pour le centre égyptien des droits de la femme, un tiers des familles égyptiennes sont sous la responsabilité unique de la mère. L’écrasante majorité d’entre elles sont sans travail, sans éducation ni aucun soutien de l’État. La plupart sont obligées de nourrir une famille nombreuse et d’assumer seules les coûts exorbitants du mariage de leurs filles. Plus de 59% de ces femmes cheffe de familles sont illettrées. Les chiffres du CAPMAS publiés fin 2021 confirment leur misère. Une situation qui ne laisse d’autres choix à ces femmes que l’endettement.

L’illettrisme et le manque d’éducation constituent une aubaine pour les créanciers voraces. « Pour financer le mariage de leurs filles ou emprunter de l’argent, ces femmes sont obligées de signer un chèque en blanc aux créanciers. Au cas où elles ne peuvent pas rembourser les dettes, certains créanciers écrivent des montants très élevés sur les chèques pour intimider et forcer les femmes à rembourser l’argent ou risquer la prison », explique Noel Mostafa.

« Ce phénomène est lié à la pauvreté, mais aussi aux traditions relatives au mariage, où les familles des filles doivent acheter des biens qui dépassent largement leurs moyens  », ajoute cette activiste.

L’engagement de Noal Mostafa pour les femmes endettées a commencé durant les années 90. Journaliste à l’époque, elle s’est rendue pour un reportage à la prison pour femmes d’al-Qanatir, au nord du Caire. Noal Mostafa a été sous le choc en voyant des femmes emprisonnées, dont la plupart sont des Gharemat, obligées de garder leurs nouveau-nés. Une situation d’autant plus insoutenable qu’elle a réalisé que certaines d’entre elles étaient en prison pour une somme modique, dépassant à peine les 200 euros. Elle a alors décidé de lancer son ONG, pour fournir de l’aide aux femmes endettées, ainsi que leurs jeunes enfants, grâce aux dons.

Si grâce à l’initiative de Mme Mostafa des centaines de femmes endettées ont été libérées, selon l’activiste, ces femmes ne font que sortir d’une petite prison pour se retrouver dans une plus grande, à savoir la société. « Les femmes sortent de prison avec une forte stigmatisation. Personne n’accepte de leur fournir du travail, car dans le fichier judiciaire est écrit qu’elles ont commis un crime. Certaines n’ont alors d’autres solutions que de chercher des moyens illégaux, comme la prostitution ou la mendicité, pour nourrir leur famille », ajoute-t-elle.

Depuis lors, Noal Mostafa a décidé de ne pas attendre que les femmes se retrouvent en prison pour payer leurs dettes. Elle tente ainsi de lutter contre le phénomène à la racine. Grâce aux aides et partenariats, elle a créé en 2016 un premier atelier de vêtements pour permettre aux femmes endettées de travailler et rembourser leurs dettes. Cette initiative propose également des formations de couture pour leur offrir un nouveau départ après l’incarcération. Grâce à ces efforts, l’ONG qui a ouvert un second atelier, a réussi à fournir un travail ou une formation à plus de 6 000 femmes endettées.

Un problème légal

L’aggravation du phénomène des femmes endettées a commencé à attirer l’attention du pouvoir égyptien il y a peu. En 2018, le fonds Tahya Misr (appartenant à l’État) a lancé l’initiative « Égypte sans personnes endettées », destinée à trouver des solutions pour les femmes et des hommes endettés et emprisonnés. En outre, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a commencé récemment à gracier des petits débiteurs et débitrices lors des jours de fêtes nationales. Mais selon les ONG, les chiffres sont encore minimes, puisque l’État ne cherche pas à trouver une solution radicale au phénomène.

Pour Nader Eissa, le responsable de la communication de l’ONG Les enfants des femmes prisonnières, le phénomène des femmes endettées s’aggravent particulièrement en raison d’une loi datant de la fin des années 1940 qui permet d’emprisonner une personne qui n’a pas remboursé ses dettes.

«  Les efforts de libération de certaines femmes endettées ne constituent pas une solution. Pour résoudre vraiment le problème, l’Etat doit avant tout revoir les lois applicables qui condamnent à l’emprisonnement des personnes endettées  », dit-il à Equal Times.

Depuis 2018, l’ONG Les enfants des femmes emprisonnées a soutenu deux projets de loi au Parlement, pour demander de remplacer la peine d’emprisonnement pour les personnes endettées par une punition civile permettant à ces dernières de travailler pour l’État afin de rembourser les dettes. Mais ces projets restent « dans les tiroirs », commente Nader Eissa.

La crise économique que traverse l’Égypte depuis le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne a aggravé la situation des femmes en Égypte. En 2022, la livre égyptienne a perdu 50% de sa valeur et les prix ont presque doublé, aggravant encore les pressions sur les femmes cheffes de famille, selon Nader Eissa. «  Aujourd’hui de plus en plus de femmes doivent contracter des dettes pour payer les besoins essentiels à la survie de leur famille. Cette situation est catastrophique pour elles. Maintenant, certaines femmes ne peuvent même plus rembourser une dette de 1 000 ou 2 000 LE (30 ou 60 euros)  », explique-t-il.

Cette situation a également fait chuter les dons offerts aux ONG qui dépendent entièrement de cet argent. « Il est devenu difficile de collecter des dons pour rembourser les dettes des femmes par rapport au passé. Une collecte de 10 000 LE peut désormais prendre plus de 10 jours, comparé à trois jours avant. Malheureusement, notre capacité d’aider est fortement affectée », regrette Rabab Mansour.

* Son nom de famille n’est pas donné pour préserver son anonymat.

Hossam Rabie, 20 mars 2023
https://www.equaltimes.org/en-prison-pour-dettes-des-milliers
https://www.cetri.be/En-prison-pour-dettes-des-milliers

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