Édition du 23 avril 2024

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Élections américaines

États-Unis : Les « objecteurs de créances » de Strike Debt organisent la résistance

Sur les bords de l’East River à Brooklyn, le 9 septembre dernier, des personnes se relaient au centre d’un cercle et prennent la parole pour expliquer comment leurs dettes leur sont devenues insupportables, par les paiements qu’elles supposent chaque mois et, plus fondamentalement, par les choix qu’elles les obligent à faire, ou plutôt l’absence de choix dans laquelle elles les enferment.

(tiré du site du CADTM)

Certaines disent la honte qu’elles ont ressenties, d’autres leur dégoût, leur incompréhension, le puissant sentiment d’injustice. Puis, dans un geste libérateur, elles mettent le feu à ce courrier leur rappelant le montant qu’elles doivent encore rembourser, ce relevé bancaire faisant état de crédits impayés... Cet acte rappelle celui des militants qui, pour protester contre la guerre du Vietnam, brûlaient leur carte d’incorporation dans l’armée. Mais le geste n’est pas seulement symbolique, il a une fonction cathartique : il s’agit aussi de se débarrasser du sentiment de culpabilité, de briser le tabou, le silence, l’isolement des personnes endettées afin de créer un mouvement de résistance. Strike Debt, le groupe « d’objecteurs de créances » à l’origine de cette action, a d’ailleurs pour slogan ce jeu de mots : « You are not a loan !/ You are not alone ! |1| »

Les rouages du « système dette » mis à nu

Dans le combat que ces militant-e-s d’Occupy Wall Street (OWS) ont entrepris contre un des piliers – certes branlant-, de « l’American way of life », une des premières tâches consiste à comprendre et expliquer : analyser pour faire apparaître les rouages du système, dénoncer les vies pressurées, laminées, rognées, et éventuellement, être les grains de sable perturbant le bon fonctionnement de la machine. Tenter de décrypter parce que, pour reprendre les mots d’une militante qui, malgré la complexité du sujet, s’est attelée à l’étude de la dette municipale, cela arrange bien les 1% que les 99% n’y comprennent goutte.

Les membres surmotivé-e-s de Strike Debt saisissent donc toutes les occasions de partager le fruit de leurs recherches et leurs réflexions. Ainsi, le 17 septembre dernier, pour l’anniversaire d’OWS et après un été de travail intense, est sorti leur manuel du résistant, qu’ils distribuent gratuitement et qui est accessible en ligne sur leur site |2|. Ils/elles ont aussi animé plusieurs ateliers à la Free University organisée du 18 au 22 septembre 2012 au Madison Square Park à New York, et vont poursuivre ce travail d’éducation populaire pendant l’automne avec une série d’exposés et d’ateliers consacrés à la dette dans le cadre d’Occupy Université, l’université populaire d’OWS |3|.

Le travail de ce collectif n’en est peut-être qu’à ses débuts, mais il est très enthousiasmant et va déjà loin en termes de théorisation du « système dette ». « La dette, écrivent-ils/elles, n’est pas personnelle, elle est politique. Le système dette vise à nous isoler, à nous faire taire, et à nous soumettre par la peur des notes délivrées par les toutes-puissantes agences de notation de crédit |4| ». En effet, il faut savoir que des agences attribuent aux Etats-unien-ne-s des notes selon un système très opaque et injuste, notes qui sont ensuite utilisées par les banques et autres établissements de crédit pour déterminer l’octroi ou non d’une carte de crédit, d’un prêt hypothécaire, le taux appliqué à tel ou tel prêt, etc. De plus en plus, les employeurs exigent même de voir ces notes avant d’embaucher ! Ou comment approfondir les inégalités en rendant l’emploi plus inaccessible, le crédit plus cher ou simplement interdit aux plus pauvres.

La dette fonctionne clairement comme un instrument de soumission et de contrôle des populations, qui oblige à accepter des jobs sous-payés ou dissuade de faire grève pour revendiquer plus de droits par exemple. Ainsi, Noam Chomsky voit dans la dette faramineuse des étudiant-e-s un moyen de faire rentrer les plus idéalistes dans le rang : « Si, pour aller à l’université, vous devez contracter une dette importante, vous serez docile. Vous êtes peut-être allé à l’université avec l’intention de devenir un avocat qui défend des causes d’intérêt public : mais si vous sortez de là avec une dette de 100 000 dollars, vous devrez aller [travailler] dans un bureau d’avocats pratiquant le droit corporatif. Et si vous vous dites : “Je vais y aller le temps de rembourser ma dette et ensuite je serai un avocat qui défend des causes d’intérêt public”, ils sont assez brillants pour savoir qu’une fois que vous êtes piégé au sein de l’institution, vous en assimilez les valeurs et intériorisez bien d’autres choses encore : et vous devenez un avocat qui pratique le droit corporatif |5| ».

Mais la dette est aussi un formidable moyen d’extorsion. Extorsion d’argent, mais aussi de travail, de temps, de possibilités à venir. Ainsi, la dette que les étudiant-e-s contractent pour suivre des formations supérieures, parfois de très mauvaise qualité (notamment dans des écoles privées à but lucratif |6|), peut être vue comme un achat de travail futur de ces mêmes étudiant-e-s. On se rapproche alors de l’idée du vol du temps développée par Maurizio Larazzato |7|, qui voit dans l’endettement généralisé une « dépossession […] de l’avenir, c’est-à-dire du temps comme porteur de choix, de possibles ». D’où aussi, parmi les militant-e-s, la référence très présente à l’esclavage, et ce d’autant plus que le système dette ne frappe pas indifféremment les Blancs et les personnes de couleur.

Les auteur-e-s du manuel ont, de leur propre aveu, été amené-e-s sur des terrains qu’ils/elles n’avaient pas envisagés et dont le lien avec la dette n’était pas a priori évident. Sans doute était-ce sans surprise pour nombreux d’entre eux/elles, mais il est vraisemblable que beaucoup d’autres découvrent maintenant grâce à Strike Debt comment la dette prolonge et accentue la discrimination contre les personnes de couleur. La pratique du « redlining » ou du « reverse redlining » consiste ainsi à refuser l’octroi de prêts ou à offrir des conditions différentes selon le lieu de vie de l’emprunteur/euse. Il va sans dire que les personnes vivant dans des quartiers où vit une majorité d’Afro-descendants ou d’enfants d’immigrés devront payer des taux d’intérêt plus élevés. De même, les personnes de couleur voulant bénéficier de la procédure de faillite personnelle sous le chapitre13 |8| ont 20% plus de risque que les Blancs de voir leur dossier rejeté par le juge. Et l’on pourrait citer bien d’autres exemples... Strike Debt résume le phénomène en ces termes : « L’endettement permanent est la caractéristique dominante du mode de vie moderne aux États-Unis. Pour contrôler le tout, un dispositif particulier propre aux États-Unis est en place, dans lequel l’incarcération de masse, la ségrégation raciale et la servitude de la dette se renforcent mutuellement |9| ».

Un autre lien à ne pas oublier a par ailleurs été développé dans un article paru dans Tidal, la revue d’Occupy Theory, par David Graeber, auteur de l’important ouvrage Debt : The First 5,000 Years (New York : Melville House Publishing, 2011) : celui entre la dette et l’exploitation de la nature. En effet, pour payer un intérêt de x% sur une somme empruntée, il faut produire x% de PIB supplémentaire. La dette, vue comme une « promesse de productivité future », alimente donc la course à la croissance et au productivisme. Une raison de plus de considérer toutes ces dettes comme littéralement insoutenables (et, espérons, un moyen de rallier les écologistes à la cause).Le manuel du résistant : morceaux choisis

Le manuel a été conçu non pas comme un produit fini mais plutôt comme le début d’un projet collaboratif, « un manuel écrit de manière collective pour l’action collective ». Les lectrices et lecteurs sont invité-e-s à envoyer leurs corrections, ajouts, etc. pour améliorer le manuel. Produit en seulement deux mois, il est déjà dans sa forme actuelle un outil très utile, agréable à lire, et fourmille d’informations importantes, parfois choquantes, sur la dette, son fonctionnement, et sur les moyens à disposition des personnes endettées pour s’en sortir. En plus des solutions individuelles proposées, il n’omet jamais d’appeler à l’action collective et d’inscrire la lutte contre le système dette dans un combat plus large, contre la marchandisation de tous les aspects de la vie et pour la satisfaction des besoins élémentaires de toutes et tous.

Notes

|1| « Tu n’es pas un prêt / Tu n’es pas seul ! »

|2| The Debt Resitors’ Operations Manual, téléchargeable à l’adresse suivante : http://strikedebt.org/initiatives/the-debt-resistors-operations-manual/

|3| Voir http://university.nycga.net/

|4| “Debt is not personal, it is political. The debt system aims to isolate us, silence us, and scare us into submission with the all-powerful credit rating”, in “Strike Debt !”, Tidal, septembre 2012, p. 10

|5| Cité par Normand Baillargeon, dans « Chomsky : misères et grandeur de l’université », http://www.ababord.org/spip.php?article1309 (source : Noam Chomsky, Permanence et mutations de l’université, PUQ, 2011)

|6| Voir à ce sujet Christopher Newfield, « La dette étudiante, bombe à retardement », Le Monde diplomatique, septembre 2012, p 4-5.

|7| « La dette ou le vol du temps », Le Monde diplomatique, février 2012 http://www.monde-diplomatique.fr/2012/02/LAZZARATO/47416

|8| Il existe deux procédures de faillite, celle relevant du chapitre 7 et celle relevant du chapitre 13 de la loi, la deuxième étant à bien des égards moins avantageuse et plus risquée. Pour Strike Debt, cette deuxième procédure n’est rien moins qu’une arnaque. Voir le chapitre 10 de leur manuel sur la faillite.

|9| “Permanent indebtedness is the pre-eminent characteristic of modern American life. Keeping all this in check is the peculiarly U.S.-specific apparatus, in which mass incarceration, racialized segregation ans debt servitude are mutually reinforcing”, in “Strike Debt !”, Tidal, septembre 2012, p. 10.

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