Édition du 12 mars 2024

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France

Geoffroy de Lagasnerie : « Macron est un chef de guerre sociale »

Manifs partout, veillées aux flambeaux, blocages de routes et de gares, coupures d’électricité... Il faut rendre le pays ingouvernable, selon le sociologue Geoffroy de Lagasnerie. Geoffroy de Lagasnerie est sociologue, philosophe et professeur à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy. Il est l’auteur de Sortir de notre impuissance politique (Fayard, 2020) et La Conscience politique (Fayard, 2019).

22 mars 2023 | tiré de Reporterre.net
https://reporterre.net/Geoffroy-de-Lasganerie-Macron-est-un-chef-de-guerre-sociale?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=nl_hebdo

Reporterre — Comment réagissez-vous à l’usage du 49.3 pour faire passer la réforme des retraites ? Assiste-t-on à un changement de régime ?

Geoffroy de Lagasnerie — Le problème n’est pas que l’Assemblée nationale n’ait pas voté, c’est la loi en tant que telle, la manière dont elle va détruire un certain nombre de vies, qui l’est. Il y a aujourd’hui un risque de restauration des mythologies procédurales, un transfert du scandale de la loi à la forme d’adoption de la loi. Or si nous acceptons cette ligne, que nous restera-t-il pour nous opposer aux réformes violentes qui seront peut-être majoritaires dans le pays ou à l’Assemblée, sur la migration ou le chômage par exemple ? Et que se passera-t-il si un jour, au pouvoir, nous sommes minoritaires pour soutenir une loi de justice sociale ? Nous serons démunis. Il faut revenir à un raisonnement sur le fond et comprendre que la procédure nous paraît violente, parce que la loi est violente.

Quel rôle joue Emmanuel Macron dans cette bataille ?

J’entends parfois dire que les manifestations servent à faire entendre à Macron « la colère du peuple » et que nous devrions être plus nombreux pour qu’il l’entende enfin. Mais Macron entend très bien. C’est juste qu’il est en guerre contre les forces progressistes — et je pense même qu’il jouit littéralement de ces moments d’affrontement avec la gauche. Pour moi, ce qui se rapprocherait le plus de la macronie, ce serait la figure du chef de guerre sociale. Ces gens mettent l’État au service d’une guerre sociale contre les classes populaires, ils exposent leur corps à la souffrance, la blessure, la mutilation, la mort, pour en tirer le plus de profit. Le gouvernement est composé de nombreux millionnaires et actionnaires. Il existe un rapport concret entre leurs positions sociale et politique. C’est un pouvoir de guerre, un pouvoir en guerre. Ils voudraient bâtir un État caserne (on le voit avec le SNU, Service national universel), obéissant (on le voit avec la loi Séparatisme), où les individus seraient forcés de suivre la ligne décrétée par un chef autoritaire (En marche !) pour produire de la valeur qu’ils s’approprient ensuite ou qui, s’ils résistent, seront mutilés.

Face à un gouvernement aussi inflexible, comment agir et sortir du sentiment prégnant d’impuissance ?

Il faut partir de la réalité. Sur les trente dernières années, les mouvements qui ont pris la forme rituelle de la manifestation de masse et de la grève défensive ont tous perdu. Le seul qui a gagné, c’est la grève contre le plan Juppé en décembre 1995. Les deux seuls autres mouvements qui ont fait reculer les gouvernants, ce sont les Gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement syndical et traditionnel, et le CPE [contrat première embauche], qui était un mouvement étudiant à la base. Donc, sur trente ans de mouvements sociaux, il y a une seule réussite et une quinzaine de défaites. C’est un constat sociohistorique. Une vérité objective. On pourrait presque dire que le taux d’échec de la forme manifestations nationales-grève défensive est de 95 %. Il ne faut donc pas s’étonner de perdre. La question devrait plutôt être : pourquoi a-t-on recours à des pratiques routinisées et attendues alors que l’on devrait savoir que l’on va perdre ?

Des centaines de personnes ont installé des barricades et bloqué le périphérique à Rennes contre la réforme des retraites, le 20 mars 2023. © Quentin Vernault / Reporterre

C’est une erreur des syndicats, selon vous ?

Disons que les syndicats ne sont pas vraiment imaginatifs. Ils ont critiqué les professeurs qui voulaient bloquer le bac [entamé lundi 20 mars] et dénoncé la stratégie de La France insoumise à l’Assemblée nationale [une soi-disant « culture de l’outrance »] par exemple. Il y a une notabilisation du monde syndical avec une approche très domestiquée, le respect des processus parlementaires et une critique des formes d’action venant de la base. Certains se comportent comme des apparatchiks du Parti socialiste, donc toujours prêts à trahir.

Tous les syndicats ?

Les principaux, du moins, des membres de la CGT, de la CFDT… Les grands leaders qui organisent la lutte.

Pourquoi cette forme d’action — les manifestations de masse, la grève défensive — est-elle vouée à l’échec ?

Justement parce qu’elle est défensive et réactive. Je suis frappé par le fait qu’il n’y a pas eu en France depuis trente ans un seul mouvement national conquérant. Jamais la CGT et la CFDT ne se sont mises en grève pour la 6e semaine de congés payés, pour la semaine de 28 heures ou le Smic à 1 600 euros. Les conquêtes sociales, nous les devons pourtant à ce type de mouvement comme ceux de 1936 ou de 1968. On a perdu la capacité à faire le temps politique. Cela a été fait sous de Gaulle, pourquoi ne pourrait-on pas le refaire ?

« L’objectif de la grève n’est plus une conquête, mais une conservation »

L’énergie politique dégagée est beaucoup plus grande si l’on se bat pour souffrir moins, que si l’on se bat pour souffrir à l’identique. Aujourd’hui, l’objectif de la grève n’est plus une conquête, mais un mouvement de conservation. Insidieusement, on détruit son caractère offensif.

Concrètement, et malgré les grands discours, le mouvement actuel peine à bloquer le pays, à mettre la France à l’arrêt...

Des modes d’action peuvent s’user, car ils perdent de leur caractère inattendu et deviennent routiniers. Il y a néanmoins eu des grèves efficaces ces derniers jours, notamment dans les raffineries ou chez les éboueurs. Le problème est que beaucoup d’outils de lutte sont devenus des droits conditionnés. Notre droit est structuré par une logique du « sauf si », qui le mine de l’intérieur : le droit de se rassembler est total — sauf si le préfet décide que non ; le droit de grève est constitutionnel, sauf si le préfet réquisitionne. Peut-on encore parler de droit quand l’exercice de celui-ci présuppose l’autorisation de la police ?

Une des mesures de gauche serait de redéfinir un droit de grève inconditionnel, de revenir sur les lois de droite qui empêchent les grévistes de s’exprimer : l’obligation de déclarer sa grève en avance pour les cheminots, les possibilités de réquisition, etc.

Manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 7 février 2023. © NnoMan Cadoret / Reporterre

À court terme, dans le contexte actuel, que faire ?

Nous devons d’abord mener la guérilla juridique au Conseil constitutionnel. Il faut que les professeurs de droit, à gauche, se mobilisent pour sensibiliser avec des arguments forts les membres du Conseil. Il faut concevoir la mobilisation du Conseil constitutionnel comme aussi importante qu’une occupation de gare.

Quid de la rue ?

J’ai été à presque toutes les manifestations déclarées ; très sincèrement, je les ai trouvées faibles en intensité. Avec les Gilets jaunes ou le comité Adama Traoré, à chaque instant, l’on vivait une forme d’intensité politique même si l’on était moins nombreux. Le seul moment fort que j’ai vécu est sur la place de la Concorde, le jour de l’annonce du 49.3.

Personnellement, j’évite de me mettre en danger par rapport à l’appareil répressif d’État et je ne veux pas être comme ces intellectuels qui incitent à faire des choses illégales sans le faire eux-mêmes. Néanmoins, je pense que le développement d’actions sporadiques, tous azimuts, qui rendent le pays de plus en plus ingouvernable avec des manifestations partout, des veillées aux flambeaux, des blocages de routes et de gares, des coupures d’électricité sont l’un des outils pour faire pression sur le pouvoir et recréer de l’enthousiasme, refaire de la lutte un moment fort.

« LFI a les moyens de faire dérailler la macronie, en rendant les lois invotables »

Cela suffira-t-il ?

Sur le terrain politique, La France insoumise et plus généralement la Nupes ont un rôle majeur à jouer. Nous vivons un moment où l’enjeu est de rendre le macronisme impossible, de cultiver le refus de cette gouvernementalité. Le groupe LFI doit continuer à rendre l’Assemblée ingouvernable. Elle a les moyens de la faire dérailler, en rendant les lois invotables, en faisant exploser le temps d’examen, en faisant des rappels intempestifs aux règlements, en ciblant les ministres. Et comme les affects de colère et d’indignation sont très répandus en ce moment, même si cette stratégie rencontre l’hostilité de tout le champ médiatique et de la politique domestiquée, elle est susceptible de créer une dynamique politique puissante.

Dans le journal L’Opinion, un conseiller de l’Élysée confie que l’exécutif ne céderait que dans le cas d’un « scénario extérieur, un mort dans une manifestation, un attentat… ». Comment réagissez-vous à ces propos ?

Pour être honnête, je suis persuadé que si un manifestant mourait en manifestation, Macron en serait presque heureux, en se disant « Bien fait pour lui ». Il ne faut jamais sous-estimer les affects de cruauté à l’œuvre dans la politique qu’il mène, qui est une des formes que prend aujourd’hui la haine de classe — l’insensibilité aux récits qui sont faits de la pénibilité au travail en est la preuve. Nietzsche disait qu’il y avait toujours chez l’Homme un certain plaisir à voir les autres souffrir ; je pense que cet affect sadique est profondément inscrit dans le macronisme.

Les écologistes, les Gilets jaunes, la gauche et les quartiers populaires auront-ils la force de durcir le mouvement face à la répression policière ?

On a assisté depuis quelques jours à une multiplication des images de comportements extrêmement choquants de la police : nasses, arrestations, gardes à vue massives, coups, utilisation de chiens, gazage… L’État mène aujourd’hui une opération de communication pour mettre en image la puissance de la police, la rendre visible et faire peur. Cela dit aux manifestants « Si vous allez dans la rue, vous finirez en garde à vue ».

C’est pour cela que si le débordement est peut-être un des moyens pour vaincre Macron, je n’y appelle pas, car je sais que cela exposera beaucoup de personnes à des répressions très violentes avec une chance de succès assez faible.

Quel carburant fera tenir le mouvement ; la colère accumulée, la dignité, l’envie de revanche ?

Ce qui doit nous faire tenir ce sont les stratégies pour que La France insoumise l’emporte dans quatre ans ou s’il y a une dissolution, plus vite. Investir notre énergie pour faire une campagne électorale permanente et transformer notre manière de faire de la politique, pour la faire de façon plus autonome. Les syndicats doivent arrêter avec cette coupure mythologique entre syndicalisme et parti politique, et présenter clairement la victoire future de la Nupes comme une autre manière de mener la lutte actuelle. Désormais, une élection présidentielle se joue à quelques centaines de milliers de voix près. À 25 % de voix, on passe au second tour. On ne peut pas imaginer que la France soit un pays gouverné à droite tout le temps.

Il y a un grand mouvement social, très organisé, beaucoup de gens dans la rue et une France insoumise dissidente et branchée sur la colère. Il y a une jonction à faire entre le mouvement de masse, les syndicats et la politique plus institutionnelle. J’y vois la préfiguration d’une future alliance, l’horizon d’une victoire électorale. C’est cette espérance, à moyen terme, qui doit nous faire tenir. Si nous l’emportons dans quelques années, nous pourrons non seulement revenir sur la réforme, mais aussi instaurer un autre systèm

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