Édition du 23 avril 2024

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Les nôtres

Hommage à Jean-Marc Piotte

UQAM, marxisme, État bourgeois et Syndicalisme de combat

Jean-Marc Piotte a eu quatre-vingts ans en octobre dernier. Voici un bref hommage que j’aimerais rendre à celui qui m’a brièvement enseigné lors de mes études de premier cycle et qui a accepté, quelques années plus tard, de diriger avec une très grande ouverture d’esprit, ma thèse de doctorat.

L’UQAM et le programme d’études en science politique au début des années soixante-dix

Au début des années soixante-dix du siècle dernier, il était possible d’entreprendre des études universitaires en science politique au Québec en français ou en anglais. Il était même possible de choisir l’orientation idéologique de ce programme d’études. Il y avait la voie institutionnelle (ou classique) versus la voie progressiste (ou marxiste). Quiconque se laissait tenter par la voie progressiste optait nécessairement pour des études en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). C’est dans cet établissement de haut savoir qu’enseignait Jean-Marc Piotte, le spécialiste du marxisme et du syndicalisme. Il faut le reconnaître ici, nous devons à Piotte d’avoir ouvert la voie au Québec aux études des écrits des fondateurs du socialisme (Marx et Engels) et de leurs successeurs Lénine et Gramsci (plus particulièrement). Piotte a permis aussi la réalisation d’études alliant l’approfondissement de la pensée des figures de proue du marxisme révolutionnaire à l’étude du syndicalisme québécois dans ses rapports au politique et à l’État. Piotte est également un théoricien du Syndicalisme de combat et le premier à avoir analysé, dans la perspective de la « lutte des classes », le syndicalisme dans les secteurs public et parapublic au Québec.

Sa thèse sur le syndicalisme de combat mérite d’être rapidement rappelée ici.

Syndicalisme de combat :

« IDÉOLOGIE

« Exploitation du travailleur par le capitalisme ».

OBJECTIFS

« Contre le syndicat de boutique ou d’affaire ».

« Limiter l’exploitation par une convention négociée et s’attaquer aux droits de gérance du patron ».

« Le rapport patron ouvrier explique un état de guerre perpétuelle que celle-ci soit ouverte ou larvée ».

« Lutte pour aider les ouvriers à prendre conscience de l’exploitation et conscience de la nécessité d’un parti ouvrier ».

MOYENS

Grève, occupation, débrayage, sabotage, etc., en tout temps, selon le rapport de forces.

Emploi du mécanisme de grief et de tout autre moyen pour faire respecter tous les points de la convention.

Solidarité en tout temps contre l’employeur.

Information contrôlée à la base par un journal publié par les syndicats locaux.

Enquête-participation effectuée à la base et pour la base.

Formation syndicale et politique s’adressant à tous les membres.

ORGANISATION

Contrôlée par la base par l’intermédiaire d’un conseil syndical. Répartition des tâches selon le principe : une tâche, une personne.

Participation active aux organismes supérieurs afin de les contrôler. »

Dans sa célèbre brochure publiée en 1977, Piotte précisera ceci au sujet du syndicalisme de combat :

« Comme le syndicalisme d’affaires, le syndicalisme de combat cherchera, compte tenu du rapport de forces, à obtenir les meilleurs salaires, les plus grands bénéfices marginaux et la plus grande sécurité d’emploi.

Mais, de plus, il se battra pour gruger les pouvoirs exorbitants de l’entrepreneur, ce qu’on appelle habituellement les droits de gérance, il luttera pour exercer un contrôle sur ses conditions de travail, par exemple, sur les cadences de travail. Le syndicalisme de combat, voyant que le système capitaliste se fonde essentiellement sur l’exploitation des travailleurs par le patron, conscient du système conflictuel régnant dans l’entreprise, concevra la lutte syndicale comme une guerre déclarée ou froide, selon le rapport de forces. Le syndicalisme de combat cherche à limiter l’exploitation des travailleurs par le capitaliste : il sait bien que la lutte syndicale, seule, ne peut pas renverser la bourgeoisie. Mais, de plus, dans toutes les luttes, il travaillera pour que les travailleurs prennent conscience de l’exploitation et oeuvrera, par ses actions et son travail éducatif, à la naissance d’un parti ouvrier qui, lui, cherchera à abattre le capitalisme[1].  »

« […] cherchera à abattre le capitalisme », nous y reviendrons.

Les travailleurs contre l’État bourgeois

Jean-Marc Piotte a publié en 1975, en collaboration avec Diane Éthier et Jean Reynolds, Les travailleurs contre l’État bourgeois. Mais qu’est-ce qu’un État bourgeois ? Piotte ne l’a jamais défini. Devant ce vide, j’ai fignolé, dans le cadre de travaux que j’ai réalisés sous sa direction[2], la définition suivante :

« Je parle d’un État bourgeois dans le cadre d’une société capitaliste, non pas en raison de l’appartenance de l’État à une classe particulière identifiée aux détenteurs des moyens de production, mais bien plutôt en raison du fait que le dispositif du régime des rapports capital/travail salarié, l’ordre juridique qui s’applique aux rapports de travail, correspond à une logique sociale qui assure de façon dynamique la domination des employeurs sur le travail salarié. Ordre juridique qui implique la domination et la soumission des salariéEs face aux employeurs et à l’État. Par État bourgeois, j’entends un pouvoir politique de domination qui, indépendamment de la nature du régime politique qui le caractérise sous le capitalisme (libéral, fasciste, corporatiste, social-démocrate, démo libéral, etc.), définit sur le plan du régime de travail les conditions et les termes de l’exploitation et l’étendue (la portée et l’application) des droits d’opposition des dominéEs. »

https://www.ababord.org/Au-sujet-de-certaines-formes-de-regroupements-humains.

Dans un texte qui est paru dans le magazine À bâbord ! au début des années 2010, Piotte a nuancé sa vision du syndicalisme de combat. Il a supprimé la référence à « la nécessité d’un parti ouvrier »[3].

Ce changement de perspective nous permet de nous demander dans quelle mesure un État bourgeois est-il réellement compatible avec la « création » ou « la naissance d’un parti ouvrier qui lui, cherchera à abattre le capitalisme » ? À voir comment dans les démocraties libérales les partis communistes, socialistes, anarchistes et même (dans une moindre mesure) sociaux-démocrates et travaillistes ont été pourchassés, combattus, infiltrés, dénigrés et leurs dirigeantes et dirigeants persécutéEs, incarcéréEs, assasinéEs (dans certains cas) et nous en passons, nous comprenons pourquoi le syndicalisme de combat vit maintenant dans notre tête comme une espèce d’idée généreuse, une sorte de projet utopique. Bref, il s’agit d’un concept néomarxiste dans la plus pure tradition (et la précision qui suit n’a rien d’une hérésie) platonicienne.

De Marx à Piotte en revenant, dans les deux cas, à Platon

Cette vidéo a été réalisée par Vincent Guignard (entrevue : Gérald McKenzie)

Reconnaissons-le, ils sont plutôt rares les intellectuels de gauche au Québec à avoir été en mesure de nous proposer un cadre conceptuel original dans lequel cohabite en même temps des éléments de la pensée de l’idéaliste Platon et du matérialiste Marx. Cela peut aussi nous inviter à formuler l’interrogation suivante : jusqu’à quel point la pensée de Marx, qui se disait catégoriquement anti-hégélien, ne puisait-elle pas elle aussi dans la philosophie politique de Platon ? Qu’on le veuille ou non, il y a de l’idéalisme (et beaucoup d’idéalisme) dans la proposition de Marx au sujet de la société future, la société communiste, son « Au-delà » bien à lui, sa Cité idéale quoi.

Conclusion

Piotte a écrit de nombreux ouvrages portant sur des grands projets de société (le socialisme, l’indépendance du Québec), il s’est intéressé à la modernité, à la question du sens en politique et aussi au syndicalisme (qu’il a théorisé et étudié également sous un angle historique). Son ouvrage majeur est incontestablement celui qui a pour titre Les grands penseurs du monde occidental. C’est en relisant des extraits de son Magnum opus que m’est venu le lien que j’ai fait un peu plus haut entre Platon, Marx et Piotte.

S’il y a une leçon que nous pouvons retenir de certains de ses enseignements et des nombreuses publications qu’il a à son actif, c’est la suivante : c’est par la pensée qu’il est possible de s’élever et devenir libre. La pratique, pour sa part, tout en étant incontournable et une impérieuse nécessité pour quiconque veut transformer la société, comporte de nombreuses zones d’ombres et une quantité innombrable de déceptions, d’où l’importance d’effectuer de nombreux retour-détour par la théorie.

Longue vie mon cher ami et amitiés !

Yvan Perrier

12 mars 2021

23h
https://youtu.be/j2g3zx3qeZ4

yvan_perrier@hotmail.com

[1] http://classiques.uqac.ca/contemporains/piotte_jean_marc/syndicalisme_de_combat/syndicalisme_combat.html. Consulté le 12 mars 2021.

[2] Par "travaux que j’ai réalisés sous sa direction" j’entends qu’il s’agit ici d’une définition que j’ai rédigée quand Piotte était mon directeur de thèse. Cette définition de l’État bourgeois trouve son inspiration principalement chez des autrices et des auteurs marxistes, néo-marxistes et wébériens. (Ajout effectué le 15 juin 2022).

[3] https://www.ababord.org/Le-syndicalisme-de-combat-est-il. Consulté le 12 mars 2021.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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