Édition du 16 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Iran-Etats-Unis : Un nouveau « Grand Jeu » ?

Il est curieux qu’au XXIe siècle nous devions expliquer ce qui se passe au Moyen Orient et en Asie Centrale en utilisant des concepts du XIXe siècle. Mais, à chaque fois que j’y réfléchi, je trouve que l’explication des événements dans ces régions incarne une nouvelle application du concept de « Grand Jeu » qui, comme on le sait, s’est d’abord développé entre les empires britannique et russe, qui rivalisaient en Asie Centrale et où chacune de ces puissances maintenait sa suprématie sur une partie de la région – les Britanniques en Afghanistan et les Russes dans ce qu’on appelait généralement à l’époque le « Turkestan » (la région qui englobe aujourd’hui le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan).

Par la suite, avec la révolution bolchévique de 1917, les Soviétiques et les Britanniques poursuivirent encore ce « Grand Jeu » mais avec un facteur supplémentaire. Après la montée au pouvoir de Staline (essentiellement à partir de 1924), celui-ci a redessiné les frontières du « Turkestan » en créant, en 1937, les contours des 5 républiques d’Asie centrale qui sont aujourd’hui indépendantes depuis la disparition de l’URSS. Les frontières dessinées par Staline étaient, dans une grande mesure, artificielles. Chacune des républiques, bien que portant le nom d’une « nation » spécifique, incluait d’importantes minorités des autres nations en son sein. Le but de Staline était de maintenir ces républiques divisées non seulement entre elles, mais aussi à l’intérieur de chacune d’elle pour ainsi affaiblir et prévenir toute aspiration indépendantiste.

A partir de la fin des années 1970, ce fut au tour des Etats-Unis et de l’ancienne URSS de s’engager dans le même « Grand Jeu ». L’empire britannique n’existait quasiment plus, même si Hong Kong était encore une colonie anglaise, que le Zimbabwe n’était pas encore totalement indépendant (il le devint en 1980) et qu’il existait d’autres colonies telles que Gibraltar, les Malouines, etc. Mais ce n’était plus du tout le même empire britannique qui avait existé jusqu’en 1947.

L’Afghanistan

Les Etats-Unis ont commencé à s’intéresser à la région en soutenant les forces islamistes d’Afghanistan dans leur combat contre l’URSS. Le but n’était pas de faire de l’Afghanistan un pays « libre » ou « démocratique ». On peut même dire que, bien souvent dans la politique internationale, les concepts de « liberté » ou de « démocratie » importent fort peu, voire absolument pas du tout. L’objectif était plutôt d’utiliser le « facteur islamique » pour, d’abord, expulser les Soviétiques d’Afghanistan et, ensuite, déstabiliser l’URSS elle-même qui, à cette époque, comptait autour de 50 millions de citoyens musulmans. Personne ne pouvait prédire que l’URSS allait disparaître de la manière dont elle l’a finalement fait. Dans ces années 1970, les dirigeants des Etats-Unis pensaient que leur meilleure carte pour miner l’URSS de l’intérieur était la « carte islamique ».

Les islamistes, qui pensaient avoir triomphés seuls en Afghanistan, se sont finalement retournés contre les Etats-Unis. C’est cet anti-américanisme qui les a amenés à commettre les attentats du 11 septembre 2001. Bien sûr, la majorité de ceux qui ont commis ces attaques venaient d’Arabie Saoudite. Il est clair aussi que leur « inspirateur » était Oussama Ben Laden qui fit alliance avec les leaders talibans qui l’ont protégé pendant une grande partie des dernières années de sa vie.

L’Iran avait de mauvais rapports avec le régime des talibans en Afghanistan et, après les attentats du 11 septembre, le gouvernement iranien a même tenté un rapprochement avec les Etats-Unis en leur offrant son aide dans la lutte contre les responsables de ces attentats. Cependant, quand Bush junior a ajouté l’Iran dans son « axe du mal », ce fut comme s’il avait répondu à l’offre d’aide iranienne par des insultes de la plus pire espèce. Les rapports entre les deux pays ne se sont jamais améliorés depuis lors. L’Iran a par contre améliorée ses relations avec l’Afghanistan, bien qu’il subsiste encore certains problèmes entre les deux pays. Quand les Etats-Unis quitteront l’Afghanistan, le seul pays qui en tirera profit dans le nouveau panorama régional sera bel et bien l’Iran, qui jouira de beaucoup plus d’influence, tant politique qu’économique, dans ce pays.

Parmi les pays d’Asie Centrale qui ont déclaré leur indépendance avec l’écroulement de l’URSS, l’Iran a également gagné en influence, mais pas autant que ce qu’il aurait souhaité. D’une part, bien que l’URSS n’existe plus, la Russie considère ces pays comme faisant partie de son « arrière-cour » et ne veut pas perdre son statut de puissance dominante régionale. D’autre part, les Etats-Unis veulent également étendre leur influence sur eux parce qu’ils possèdent de grandes réserves d’hydrocarbures et parce qu’ils constituent l’une des voies d’accès entre l’Afghanistan et le reste du monde. La Turquie est également entrée dans ce « jeu d’influence », sous prétexte que la majorité des pays en question – à l’exception du Tadjikistan – sont culturellement et linguistiquement proches des Turcs. Mais il s’agit surtout pour elle de chercher à s’ouvrir de nouveaux marchés. L’Iran a gagné en influence culturelle (au Tadjikistan) et économique ailleurs, mais de manière insuffisante. Même le Tadjikistan, culturellement proche de l’Iran par l’héritage perse des deux pays, dépend plus de la Russie que de Téhéran.

Turquie, Israël, Arabie saoudite

Il y a également eu récemment des manœuvres diplomatiques entre la Turquie et les Etats-Unis qui ont donné quelques résultats. Ainsi, sous la pression étatsunienne, la Turquie a améliorée ses rapports avec Israël, relations qui s’étaient notoirement détériorés ces dernières années. La Turquie et Israël ont donc renoué leur coopération, tant économique que militaire. Pour quelle raison ? Pas seulement parce que cette amélioration bénéficie à tous les deux, mais aussi – et cela est très significatif – parce que ces deux pays ont un adversaire commun important : l’Iran.

Dans le cas d’Israël, on connaît bien l’inimité entre le régime iranien actuel et Tel-Aviv. Dans le cas de la Turquie, cependant, les choses sont différentes. La Turquie est un pays musulman, comme l’Iran – bien qu’ils appartiennent à des branches distinctes de l’Islam -, et ils commercent également entre eux, avec des échanges qui ont augmenté avec la pression et les sanctions économiques de l’UE et des Etats-Unis contre Téhéran. Mais, en même temps, la Turquie et l’Iran sont également concurrents sur la scène internationale et leur rivalité à deux motivations importantes : les pays d’Asie Centrale issus de l’ex-URSS et l’Irak où, avec le retrait des forces étatsuniennes, l’Iran est resté l’unique gagnant.

Aujourd’hui, Téhéran est le principal partenaire commercial de Bagdad ; les services de renseignement iraniens opèrent pratiquement sur tout son territoire ; le gouvernement irakien considère l’Iran comme son principal ami et, fait également significatif : l’Iran utilise l’espace aérien irakien pour acheminer son aide au régime syrien. Bien que les Etats-Unis fassent pression sur l’Irak pour qu’il agisse contre l’utilisation de son espace aérien, le gouvernement irakien est tellement faible militairement qu’il ne pourrait l’interdire par la force. Et je pense qu’il n’a aucune intention de le faire. Tout cela favorise également l’inimité entre l’Irak et la Turquie, qui soutient l’opposition syrienne.

Pendant ce temps, en Syrie, la situation se complique chaque jour parce que l’opposition à Al-Assad est en train de tomber sous le contrôle des islamistes radicaux (ce qui a provoqué la récente démission d’un des leaders les plus importants de la résistance modérée). Cela importe peu à l’Arabie Saoudite, dont le régime est également islamiste radical et qui va continuer à soutenir l’opposition syrienne. Mais d’autres pays vont y penser à deux fois avant d’apporter une aide quelconque à des groupes qui, à l’avenir, pourraient se convertir en de nouvelles versions des talibans. Cette crainte bénéficie à deux acteurs de la scène régionale : le gouvernement syrien et l’Iran, qui compte la Syrie parmi ses alliés les plus fidèles dans les pays arabes et dont elle a besoin pour envoyer des armes au Hezbollah au Liban et au Hamas à Gaza.

Les pays arabes du Golfe Persique regardent également l’Iran avec préoccupation – et particulièrement le Bahreïn, qui a une majorité chiite mais dont le gouvernement est sunnite et qui, jusqu’en 1970, était contrôlé par l’Iran. En Arabie Saoudite, un autre pays sunnite, sa minorité chiite se concentre justement dans la région où se trouve la plus grande partie des réserves pétrolières du pays. Ainsi, une rébellion chiite encouragée par l’Iran serait très déstabilisatrice et désastreuse pour l’Arabie Saoudite.

Il est clair que l’Iran n’est pas une superpuissance, loin s’en faut. Cependant, il est clair également que les deux guerres commencées par George Bush junior – en Irak et en Afghanistan -, et qui ont coûtées des centaines de milliers de vies, deux guerres capitalistes auxquelles se sont opposées ceux qui, comme moi, s’identifient à la gauche, n’ont finalement bénéficiés qu’au régime théocratique iranien, qui devient chaque jour un acteur politique plus important sur la scène internationale. Et cela grâce au même président étatsunien qui a inventé l’ « axe du mal » pour l’y inclure…

Siamak Khatami est politologue et professeur d’université


Source : 
http://gara.naiz.info/paperezkoa/20130620/409155/es/Iran-Estados-Unidos-Nuevo-gran-juego

Traduction française et intertitres pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

Siamak Khatami

Politologue et professeur d’université


http://siamak-khatami.com/blog/index.php

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