Édition du 20 mai 2025

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Israël - Palestine

Entretien

« Israël veut couper tout lien des Palestiniens avec leur terre »

La bande de Gaza est confrontée à « un génocide, un écocide et un futuricide », dénonce l’historienne et politiste Stéphanie Latte Abdallah. Elle a dirigé l’ouvrage collectif « Gaza, une guerre coloniale », paru le 14 mai.

Tiré de Reporterre. Photo : Des ruines autour du camp d’Al Bureij, dans le centre de la Bande de Gaza, le 2 février 2025. Moiz Salhi/Middle East Images/AFP.

Stéphanie Latte Abdallah est historienne et politiste. Elle étudie le Moyen-Orient et les sociétés arabes, s’intéressant notamment aux alternatives sociales et écologiques. Directrice de recherche au CNRS, elle a dirigé avec Véronique Bontemps l’ouvrage collectif Gaza, Une guerre coloniale, paru le 14 mai aux éditions Actes Sud.

Reporterre — Y a-t-il un génocide à Gaza ?

Stéphanie Latte Abdallah — La Cour internationale de justice a pris entre janvier et mai 2024 quatre ordonnances dans l’affaire portée par l’Afrique du Sud mettant en cause l’État israélien pour génocide. À chaque fois, elles ont demandé des mesures conservatoires pour l’empêcher. Ces mesures conservatoires n’ont pas été appliquées. Il apparaît donc clair, de surcroît avec les développements ultérieurs, notamment l’utilisation de la famine comme arme de guerre, et avec le siège total imposé depuis le 2 mars, qu’il s’agit bien d’un cas de génocide.

Aujourd’hui, on compte presque 53 000 tués dans la bande de Gaza et 120 000 blessés, selon les chiffres fournis par le ministère de la Santé gazaoui, corroborés par l’ONU. Mais différentes projections font état de chiffres bien supérieurs, notamment en raison de milliers de personnes dont les corps sont bloqués sous les décombres, mais aussi des morts indirectes causées par la famine, par la destruction des infrastructures de santé, qui rend impossible de se faire soigner, par un ensemble de maladies chroniques qui ne peuvent être traitées, dont celles causées par la pollution des eaux, etc.

« La pollution des eaux, des sols et de la mer est dramatique »

Une étude publiée dans le journal scientifique The Lancet estimait déjà en juillet 2024 le nombre total de morts à 186 000. On serait donc a minima autour de 200 000 morts, soit 8 à 10 % de la population de la bande de Gaza. C’est absolument terrifiant.

Peut-on aussi parler d’un écocide ?

Oui. Le militaire et les guerres génèrent une très forte toxicité. Cette guerre a ainsi produit une quantité énorme de gaz à effet de serre. Durant les seuls trois premiers mois, du fait des avions de bombardement et de reconnaissance, des drones, on a comptabilisé une émission de CO2 équivalente à celle d’entre 20 et 33 pays à plus faibles émissions pendant un an. 85 000 tonnes de bombes ont été larguées sur ce petit territoire de 360 km2 [à peine plus de trois fois la superficie de Paris] entre octobre 2023 et décembre 2024. Des bombes de deux tonnes ont été employées, ainsi que des bombes au phosphore. Quantité d’entre elles n’ont pas explosé.

Les destructions ont créé plus de cinquante millions de tonnes de gravats, sans compter plus de 350 000 tonnes de déchets qui s’amoncellent. La pollution des eaux, des sols et de la mer est dramatique. Des experts avaient analysé le sol de la bande de Gaza en 2014, après des bombardements qui avaient duré cinquante-et-un jours, et il était déjà toxique. On est aujourd’hui dans une situation sans commune mesure.

« La production agricole, qui permettait une relative autonomie, a été quasiment réduite à néant »

Près de 70 % des zones agricoles ont été rasées et, pour une large partie, sont devenues des zones militaires. Toutes les usines de traitement de l’eau ont été touchées. 83 % des végétaux ont été détruits, l’ensemble de l’élevage (volailles, ovins, caprins) a été décimé, soit par la guerre, soit en raison de la famine pour une consommation immédiate. La production agricole, qui permettait une relative autonomie alimentaire de la bande de Gaza, a été quasiment réduite à néant : entre 70 et 80 % des terres cultivables ont été détruites, de même que les fermes, les puits, les serres, les systèmes d’irrigation... Mais au-delà de l’écocide, je parle aussi d’un « futuricide ».

Que voulez-vous dire par là ?

On détruit le présent, on veut agir sur le passé, l’appartenance, mais aussi sur le futur. Par l’écocide et la destruction de toutes les infrastructures vitales, mais aussi par la destruction des écoles, des universités, des lieux culturels, en s’attaquant également aux souvenirs, aux traces, aux morts même dans les cimetières, le gouvernement israélien entend couper tout lien des Palestiniens et des Palestiniennes de Gaza avec leur terre et les effacer, les arracher au lieu.

Les projets qui sont discutés et qui ont commencé à être mis en œuvre sont ceux d’une occupation durable [70 % de la bande de Gaza est occupée militairement ou soumise à des ordres d’évacuation], d’une nouvelle colonisation assortie de la déportation des Palestiniens dans d’autres pays. Cela place les personnes dans une incertitude que je qualifie de radicale et entend occuper aussi l’espace de projection dans un futur vivable dans ce lieu : cette futurité coloniale est un futuricide pour les Gazaouis, puisqu’ils en seraient exclus. Les colonialismes de peuplement se sont élaborés sur des futuricides des populations autochtones.

Pourquoi l’État israélien se comporte-t-il de façon si abominable ?

Au fil des guerres conduites par Israël contre Gaza, on a observé un abaissement progressif du souci d’éviter ce qui est nommé par ce terme atroce de « dommages collatéraux », pour finalement viser la population civile, véritable objectif de cette guerre. En 2006, a été formulée, à partir de la guerre faite au Liban, la doctrine militaire Dahiya. Elle indique que, pour affaiblir vraiment l’adversaire, il faut viser les infrastructures et les civils, pour pousser la population à se retourner contre le Hezbollah et, ici, le Hamas.

De plus, l’armée israélienne cherche maintenant à éviter au maximum les pertes pour maximiser l’acceptabilité de la guerre auprès de la population israélienne — d’autant qu’elle s’appuie beaucoup sur les réservistes — donc à éviter le corps-à-corps. La guerre est conduite surtout par le ciel, par les drones et les avions de bombardement, mais avec des bombes de diverses précisions, parce que les bombes précises sont plus chères.

« Ce gouvernement ne cache pas son racisme, ni ses intentions »

Quand on vise des personnes qu’on considère de moindre importance, on utilise des bombes peu précises, qui touchent très largement les civils. L’artillerie, elle aussi peu précise, a été privilégiée. Et puis, l’intelligence artificielle s’en est mêlée, pour automatiser la recherche et la destruction des cibles. Pour le dire vite, c’est une forme de néolibéralisation de la guerre : il faut aller vite, pouvoir afficher un certain nombre de cibles atteintes, tout en se déresponsabilisant par la technologie et la mise à distance.

Peut-on dire qu’il y a une désinhibition israélienne à l’égard des effets de la guerre ?

Ah oui, très clairement. Et puis la guerre est menée par un gouvernement d’extrême droite, dont un grand nombre de ministres sont suprémacistes, qui ne fait pas mystère de ses intentions. Les Palestiniens sont à leurs yeux complètement déshumanisés.

Ils considèrent que les Palestiniens sont une race inférieure ?

C’est exprimé très clairement. L’ancien ministre de la Défense Yoav Gallant a lui-même parlé des Palestiniens comme d’« animaux humains » et les déclarations en ce sens des dirigeants israéliens sont très nombreuses. Ce gouvernement ne cache pas son racisme, ni ses intentions.

Une autre raison de la détermination israélienne serait la présence de ressources pétrolières au large de Gaza. Qu’en est-il ?

Il y a deux grands champs gaziers et pétroliers au large du Liban, d’Israël, mais aussi de Gaza : Leviathan et Karish. Au large de Gaza, les réserves pétrolières seraient de 1,7 milliard de barils, selon les chiffres publiés en 2019 par la Cnuced [Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement]. Il est déjà exploité par Israël depuis 2022 sur sa partie nord, en accord avec le Liban. Mais il y a toute une partie qui ne l’est pas, notamment le long des côtes gazaouies.

On peut donc se demander si l’une des intentions de cette guerre n’est pas aussi de s’approprier l’ensemble du champ. Avec la guerre en Ukraine, il s’est produit une redirection de l’approvisionnement en gaz, Israël en a bénéficié et se voit comme un fournisseur potentiel important de l’Europe. L’extractivisme participe de l’écocide.

Ce qui se passe à Gaza ne présage-t-il pas ce que pourrait devenir un capitalisme totalement autoritaire et violent ?

Je crois que oui. Un capitalisme néolibéral, militarisé, violent, couplé à un humanitaire militarisé, puisque c’est ce qu’ils veulent mettre en place, en empêchant toute forme d’autonomie au territoire. La dépendance de la bande de Gaza a été mise en place au fil du temps et prend une tournure dramatique aujourd’hui avec un siège hermétique.

« En Israël, la militarisation de l’économie va s’accroître plus encore avec ce conflit »

On constate d’ailleurs des coopérations fortes entre l’armée israélienne — notamment son unité 8200, spécialisée dans la tech — et Microsoft et OpenAI. Microsoft est un partenaire de l’armée israélienne de longue date et, sans cette entreprise — et d’autres de la Silicon Valley — l’armée ne pourrait pas avoir développé ces nouvelles technologies et plateformes léthales, ni conduire cette guerre high-tech avec l’utilisation de l’intelligence artificielle, qui produit des assassinats de masse. En retour, en Israël, la militarisation de l’économie va s’accroître plus encore avec ce conflit. À une échelle plus globale, une économie plus militarisée encore est en train de s’installer.

Dans le livre que vous codirigez, on lit une histoire très forte qui montre comment, malgré toutes les destructions de la guerre, des paysans ont réussi à relancer une production agricole, marginale, mais réelle. Cela signifie-t-il qu’il sera possible de restaurer Gaza ? Cela ne dément-il pas le concept de futuricide ?

Bien sûr qu’il sera possible de restaurer. Le futuricide est une intention israélienne, cela ne veut pas dire qu’elle sera réalisée. Et il est de la responsabilité morale et politique de la communauté internationale, de l’Europe, de la France, d’agir enfin pour l’empêcher. Les Palestiniens inventent chaque jour des possibilités et des initiatives matérielles et concrètes, artistiques, créatrices, d’envisager l’avenir sur cette terre.

Se projeter dans un avenir, c’est aller contre la futurité coloniale, ne pas l’accepter. Il y a, malgré tout, une énergie impressionnante. Des histoires comme celle-ci sont nombreuses. Un poème de l’universitaire et poète Refaat Alareer, qui a été assassiné par l’armée israélienne le 6 décembre 2024, dit : « Si il est écrit que je dois mourir, alors que ma vie apporte l’espoir, que ma mort devienne un conte ». Il signifie que tant que seront transmises les histoires des gens et de la vie en ce lieu, tout sera possible. Il y aura un futur à Gaza et en Palestine, en dépit de celui qu’on veut leur imposer.


Gaza, une guerre coloniale, sous la direction de Stéphanie Latte Abdallah et Véronique Bontemps, aux éditions Actes Sud, mai 2025, 320 p.

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Stéphanie Latte Abdallah

Stéphanie Latte Abdallah est historienne et politiste. Elle étudie le Moyen-Orient et les sociétés arabes, s’intéressant notamment aux alternatives sociales et écologiques. Directrice de recherche au CNRS, elle a dirigé avec Véronique Bontemps l’ouvrage collectif Gaza, Une guerre coloniale, paru le 14 mai aux éditions Actes Sud.

https://actes-sud.fr/gaza-une-guerre-coloniale

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